La bataille Boeing versus Airbus sera fondamentale et ce sera une bataille de destruction

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La bataille Boeing versus Airbus sera fondamentale et ce sera une bataille de destruction


22 octobre 2004 — La bataille Boeing versus Airbus est née, en juillet dernier, de manigances tactiques et de circonstances électorales. Boeing, dont la situation générale est catastrophique, décida de faire de cette situation un cas national, par le biais de sa concurrence avec Airbus. La querelle soulevée par Boeing fut effectivement considérée, à l’époque, comme une manœuvre de circonstance.

L’offensive de Boeing fut présentée de cette façon, dans Aviation Week & Space Technology du 26 juillet 2004.


« During a recent visit to London, Boeing Co. President/CEO Harry Stonecipher declared the [EU-US] pact had outlived its usefulness and is ripe for revision. And at the Farnborough air show last week, Boeing Commercial Airplanes President Alan Mulally stepped up the tempo. ''The 1992 bilateral's intent was to reduce launch aid and reduce subsidies,'' he said. ''Clearly, since 1992, Airbus has chosen not to comply with that bilateral. They continue to subsidize and provide launch aid for each of their programs.''

(…)

» Boeing’s trade and legal advisers have spent a couple of years pouring through publicly available market and financial data looking for evidence of unfair trade tactics. They think they have gathered enough information to warrant a review. And they have gained an audience in the Bush administration. In a meeting set for late last week, John Veroneau, general counsel to U.S. Trade Representative Robert Zoellick, was to urge Peter Carl, the European Commission's director-general of trade, to agree to negotiate a new agreement, according to World Trade Today. The objective is to prevent either Boeing or Airbus from receiving government subsidies to develop new airplanes.

» At this point, the U.S. is apparently less interested in setting a specific agenda for the talks than in determining if the Europeans agree that the matter should be pursued. If the Europeans balk, then the Bush administration has to decide if it will abandon the 1992 agreement, a political discussion that would broaden the debate far beyond Zoellick's office.

(…)

» Airbus' response will be that it has a better product line than Boeing and has been more forthright in responding to airline demand. Indeed, Airbus President/CEO Noel Forgeard says he is ''very surprised to see a sudden uproar of artificial controversy on the so-called subsidies to Airbus.'' Airbus is vigorously engaged in global aircraft trade, including buying $6 billion in gear from U.S. manufacturers every year, he says, making it the largest export customer for the industry. The bilateral is ''a mechanism to regulate public support on both sides in a way that respects the usual practices of the U.S. and the EU,'' he says.

» What Boeing objects to is ''the usual practices'' of European governments in providing financial aid. By its reckoning, the A380 program has received $3.7 billion in direct launch aid, $1.7 billion in direct infrastructure support and nearly $1 billion in direct preferential loans. Such assertions quickly turn into a dispute about the meaning of what constitutes a government subsidy by countries with fundamental disagreements about the relationship between government and industry.

» Airbus points to a $3.2-billion incentive package that the state of Washington approved to assure 7E7 assembly in Everett. Its biggest feature is a reduction in the state's business and occupancy tax. Boeing critic David Pritchard, a researcher at the State University of New York in Buffalo, says this constitutes a ''clear violation of WTO rules on providing production subsidies'' because the money won't be paid back.

(...)

» Similarly, Airbus and critics such as Pritchard note that the Japanese government has proposed some $1.6 billion in development aid to the Japanese manufacturers who are supporting the 7E7 project. What agreements its suppliers have with their governments are beyond Boeing's control, Mulally responds. For Airbus to raise that issue is a smokescreen to obscure the need to debate revisions of the U.S.-EU bilateral.

» Forgeard thinks ''smokescreen'' is the operative word, but for Boeing's domestic political needs, not international trade. Boeing has brought the issue up now as a way to raise sympathy in Congress on behalf of a pending ''large military contract,'' he says. The obvious reference is to Boeing's drive to win a contract to build 100 KC-767 tankers for the U.S. Air Force. »


La querelle est devenue transatlantique et affrontement de puissances


Tout pouvait laisser croire aux esprits habituels que la querelle resterait au niveau des menaces, des manœuvres et des intentions. Courant septembre, l’idée que cette affaire puisse servir à Boeing de moyen de pression sur le Congrès (pour la commande des ravitailleurs en vol) perdait l’essentiel de son crédit puisque la commande était sur le point d’être abandonnée dans sa forme actuelle (confirmé début octobre). D’autre part, il s’avérait évident que la cause de Boeing face à Airbus était vraiment très difficile.

Pourtant, il n’en fut rien : le 6 octobre, le gouvernement américain déposait plainte devant l’OMC. La Commission européenne répondait aussitôt en déposant plainte à son tour. Le 5 novembre, l’OMC a commencé ses “auditions” des deux plaignants.


La mauvaise surprise de Peter Mandelson, ou comment les Américains traitent leurs alliés


A la Commission européenne, un homme a été placé pour faciliter les rapports commerciaux avec les USA et préparer autant que faire se peut un “grand marché transatlantique”. L’affaire Boeing versus Airbus se place évidemment dans ce cadre, et il incombera à Mandelson de s’en charger. Ce même Mandelson a pu mesurer, avant d’entrer en fonction, les étranges spécificités de l’alliance américaine.

Voici ce que nous en écrivons dans le Vol20, n°04 de de defensa-papier, en date du 25 octobre 2004 :


MANDELSON DREAM


« Peter Mandelson a été mis au Commerce européen pour préparer l'investissement de l'Europe par son camarade Blair avec la bénédiction US : mais les Américains lui ont mis Boeing entre les dents, par simple inadvertance

» Peter Mandelson est un (très) proche de Tony Blair, son “âme damnée” comme on dit lorsqu'on est romantique. Sa nomination comme Commissaire européen au Commerce semblait comme une sorte de retrouvaille : après la parenthèse Lamy, qui avait pris à coeur les intérêts européens et l'avait fait sentir aux Américains, la nomination de Mandelson est apparue comme la continuation d'un autre Commissaire fameux pour avoir un pied à Washington et l'autre à Londres, — on veut parler bien sûr du fameux Leon Brittan. Devant le Parlement Européen, Mandelson a fait un numéro de charme, promettant aux parlementaires conquis des retrouvailles euro-américaines pleines de promesses. Du coup, le plan blairiste se précise. Tony Blair, qui a annoncé son troisième mandat avec, à son terme, sa démission, entend bien laisser comme leg l'intégration du Royaume-Uni dans l'Europe avec un référendum (gagné) sur l'euro et l'opération bouclée en 2006-2007. Dans ce cadre, Mandelson est à Bruxelles pour relancer les relations entre l'Europe et les États-Unis et transformer les institutions européennes en un appendice de Washington, préparant ainsi le “grand marché” transatlantique dont rêvent Tony Blair et la City. Ainsi Blair réaliserait-il son Transatlantic Dream : premier Européen à Washington et leader européen à Bruxelles. (Cela sous-entend bien entendu que les institutions européennes s'orientent de plus en plus vers des matières économiques et de moins en moins vers des matières politiques ; orientation sous-entendue dans la composition de la Commission Barroso, et dans les intentions affichées... Tout cela, évidemment, au niveau de la théorie.) Il y a donc dans la nomination de Mandelson la marque de l'opiniâtreté britannique et, du point de vue européen, de la duplicité britannique. Il y a aussi la marque de l'exceptionnelle stupidité intelligente et habile qui caractérise aujourd'hui, après 50 années dans ce sens, la soi-disant stratégie britannique. Peter Mandelson avait donc préparé son intronisation en passant l'été entre Washington et Londres, expliquant aux Américains le plan blairiste. Les Américains ont écouté avec amabilité. Plus précisément, Mandelson leur a demandé de l'aider, notamment en écartant certains brûlots qui le gléneraient, notamment l'affaire Boeing-Airbus (l'intention affirmée des Américains d'attaquer Airbus pour subventions publiques illégales, et l'Europe pour trahison de l' “esprit de l'accord de 1992” sur les aides publiques en matière d'aéronautique civile). Les Américains ont opiné avec non moins d'amabilité. Résultat des courses : le 6 octobre, Washington déposait sa plainte officielle contre Airbus et l'Europe à l'Organisation Mondiale du Commerce. L'affaire a été ressentie comme un incompréhensible coup de couteau dans le dos par le cercle Mandelson. Qui plus est, elle intervient au plus mauvais moment, comme si les Américains avaient voulu embarrasser au maximum Mandelson. La plainte est intervenue alors que Lamy était toujours à la barre, ce qui a permis au Commissaire sortant de riposter officiellement en déposant plainte contre les USA au nom de l'Europe, devant l'OMC également. Du coup, Mandelson est coincé dans une procédure d'affrontement qu'il va devoir accompagner, où il va devoir figurer, avant même qu'il ait pris ses fonctions. C'est bien mal commencer sa grande opération de réconciliation transatlantique. Que s'est-il donc passé ? Pourquoi les Américains ont-ils “trahi” Mandelson ? Ils ne l'ont pas “trahi”, ils s'en foutent. Les Britannique n'ont toujours pas compris ce désintérêt américain pour ce qui n'est pas américain, malgré un gros demi-siècle de pratique intensive de ce phénomène. Karl Rove, l'homme de la communication du Président, a décidé d'activer l'affaire Boeing-Airbus parce que son Président va mal dans sa campagne, après le débat avec Kerry du 30 septembre, et que tout est bon pour démontrer au peuple américain que GW Bush défend ses intérêts. Rove a pris cette décision parce que rien, aujourd'hui, ne le cède aux intérêts électoraux de GW, et il l'a prise si vite parce que l'échéance électorale est proche. »


« L'étrange cas britannique, — ou l'expérience contre l'utopie : l'extraordinaire aveuglement britannique pour faire perdurer la légende dorée et churchillienne des special relationships

» Cet épisode dans la vie d'un futur Commissaire européen sert à illustrer une fois de plus le cas étrange de l'aveuglement britannique à l'égard des special relationships, malgré une expérience exceptionnelle dans ce domaine de près de soixante ans de relations exclusivement consacrées, du côté britannique, aux rebuffades, tromperies, déceptions, etc, venues du côté américaine. Une seule explication à cet aveuglement, de type psychologique : le conformisme des quelques domaines britanniques intéressés par ces relations (voir notre rubrique Contexte) et la démonstration chaque jour renouvelée que l'entêtement est la caractéristique centrale de la race. Ce qui est encore plus étonnant dans le cas britannique, c'est l'incapacité d'apprendre. Mandelson, dans ses contacts récents, s'est assuré le soutien du département du Commerce et du département d'État, oubliant simplement qu'à Washington, aujourd'hui plus que jamais, le pouvoir est complètement morcelé entre des groupes de pression et des entités diverses, et est donc complètement insaisissable. Une promesse américaine d'un département ou d'une agence américaine (comme celle que Mandelson a obtenue de ses interlocuteurs) n'offre aucune garantie de rien du tout. Récemment, un fonctionnaire européen rencontrant des fonctionnaires du NSC (Maison Blanche) s'est vu signifier par ses interlocuteurs, d'une façon délibérée et tranchante : «Rappelez-vous que la politique extérieure des États-Unis se fait ici, à la Maison-Blanche, et pas au département d'État!» Commentant cette intervention, la source européenne expliquait : «On aurait dit qu'en parlant du département d'État, il nous parlait d'un pays étranger.» Cette incertitude est d'autant plus forte que les décisions n'ont en général rien à voir avec les matières traités ; ici, pour le cas de Boeing, il s'agit d'une décision électorale, et peu importe qu'elle mette dans les mous à venir les États-Unis dans une situation difficile. D'abord, le cas Boeing est extrêmement vulnérable (au pire, selon des sources à la Commission, les deux parties seront condamnées par l'OMC, mais plus probablement ce seront les USA seuls). C'est Boeing seul qui a développé son argument, pour, effectivement, susciter l'intervention du gouvernement. Comme le dit Pascal Lamy, l'affaire est exploitée par Boeing «pour détourner l'attention de son déclin, dont cette société est elle-même responsable». Peu importe également que le cas mette Mandelson dans l'embarras pour au moins un an, la durée probable des débats contradictoires devant l'OMC, avec une tension permanente entre USA et Europe à cette occasion, dans tous les cas dans le domaine de Mandelson. A partir de maintenant, on peut être assuré que le cas Boeing-Airbus échappe à toute rationalité, ayant démarré dans les circonstances qu'on a vues, qui n'ont elles-mêmes rien à voir avec la rationalité des rapports aéronautiques USA-Europe. Bien qu'au départ aucune bureaucratie (ni américaine, ni européenne) ne jugeait vraiment nécessaire de développer ce cas, celui-ci est désormais promis à vivre de sa propre vie. Par conséquent, il va devenir un enjeu majeur pour ces mêmes bureaucraties ; par conséquent, il va devenir un enjeu d'autant plus acharné qu'il n'est pas justifié par une situation de fait, mais par l'exploitation polémique qui en est faite. Par conséquent enfin, Mandelson va se trouver pris dans un dilemme délicat puisque placé devant une situation incontrôlable. Tout cela n'a aucun fondement rationnel, et les Britanniques proches de Blair-Mandelson peuvent estimer qu'ils sont victimes de maladresses et d'attitude d'irresponsabilité. Ils ont simplement oublié, s'ils ont jamais accepté cette réalité, que les special relationships n'ont de “spéciales” que le fait qu'elles n'existent pas vraiment en termes de relations, si l'on accepte pour ce terme la caractéristique de “réciprocité” qui la définit effectivement. Les special relationships ont été marquées dès l'origine, mises à part les circonstances de la guerre où la réciprocité était nécessaire pour les opérations militaires, par une différence complète de perception. Les Britanniques ont toujours pensé que leur soutien à la politique américaine, même quand leurs propres intérêts n'étaient pas engagés, devait être payé de retour par un soutien américain à leur politique, même quand les intérêts américains n'étaient pas engagés. Ils ont agi dans ce sens. Les Américains, ont contraire, n'ont jamais soutenu la politique britannique que lorsque leurs propres intérêts étaient engagés ; dans le cas contraire, ils se sont toujours abstenus de soutenir les Britanniques. L'affaire Boeing-Mandelson ne fait qu'ajouter une démonstration de plus à un dossier dont l'épaisseur témoigne de l'étrange aveuglement britannique. »


Une politisation inéluctable, et un dossier de chien entre Américains et Européens


Désormais, la politisation de la querelle Boeing-Airbus est inéluctable. Elle est d’ores et déjà en marche. Les Américains n’ont absolument pas préparé cela, mais la pesanteur de leur perception si particulière de leurs intérêts, et tout aussi particulière du concept d’alliance, font qu’il n’est pas concevable pour eux de rechercher un arrangement, sinon selon une tactique qui ne doit pas leur faire perdre leur but stratégique. La machine sera poussée à fond, avec les “dégâts collatéraux” habituels.

L’installation de la querelle Airbus-Boeing comme problème transatlantique fondamental a été opérée pendant la campagne électorale. Désormais, la façon dont il est envisagé par les Américains relève d’une conception “fondamentaliste” (c’est une évolution de la pensée courante aujourd’hui aux USA). Un commentaire du Christian Science Monitor du 21 octobre ne laisse aucun doute là-dessus.


« On the surface, the dispute appears to be about boosting jobs and exports. But really, it's a magnification of the European-US culture clash over the role of government.

» Although they're trying to wean themselves from the welfare-state model, Europe's citizens and businesses still reflect a mentality that expects government assistance. Americans, on the other hand, tend to view government help as an emergency measure — like the Chrysler bailout in 1980, or the airlines after 9/11.

» Airbus itself was born of the French and German governments in 1970. A 1992 agreement between the US and the European Union set restraints on subsidies to Airbus, but as part of the agreement, it still receives favorable public loans to launch new aircraft.

» The US and Boeing now say Airbus is healthy enough to fly solo. It's profitable, and last year, it overtook Boeing, grabbing over 50 percent of the world market in aircraft sales. While Boeing produced one new aircraft in the past decade, Airbus rolled out five — a feat only possible, Boeing charges, because of the so-called ''launch'' aid.

» The US, in taking the case to the WTO, demands an end to subsidies, and is voiding the 1992 agreement. The Europeans counter that Boeing also drinks from the public spigot. Tax breaks and defense contracts indirectly benefit its commercial aviation business, they charge.

» They're right, but defense contracts (which Airbus's owners also enjoy) are hardly on par with direct financial loans, and the US has the stronger argument as global business moves away from direct subsidies.

» The WTO can bring needed transparency to what constitutes an unacceptable subsidy. While critics worry the trade arbiter is ill-equipped to handle such a large and complex case, it has the advantage of being able to depoliticize it — and perhaps force the two sides to an agreement to avoid high WTO-sanctioned tariffs. »


On retrouve dans ce texte les habituelles grandes tendances américaines, avec les déformations radicales qui vont avec. C’est le cas quand on expédie les subsides à peine dissimulés que constitue le flot de “commandes” du Pentagone vers l’industrie par cette remarque : « but defense contracts (which Airbus's owners also enjoy) are hardly on par with direct financial loans. » L’histoire de Boeing montre au contraire que les commandes/subsides des militaires, qui constituent une véritable “politique industrielle” (à peine) dissimulée, ont permis au constructeur américain d’assurer sa prééminence sur le domaine du transport civil à partir de la fin des années cinquante jusqu’à l’arrivée d’Airbus.

Mais l’essentiel n’est pas encore là. Il se trouve dans cette phrase qui balaie toutes les subtilités de l’analyse pour en venir au fait : « On the surface, the dispute appears to be about boosting jobs and exports. But really, it's a magnification of the European-US culture clash over the role of government. » Effectivement, c’est de cette façon que sera menée cette bataille transatlantique, en radicalisant l’enjeu, en en faisant un “tout ou rien” évidemment de dimension politique et idéologique, bien dans la manière de l’administration GW. C’est un terrain de plus où l’affrontement transatlantique pourra se dérouler dans toute sa force. Contrairement à toutes les illusions européennes à cet égard, le but ultime des Américains est le contraire de négociations mesurées pour permettre le renforcement d’une saine concurrence ; c’est une attaque continuelle dont le but est in fine la destruction de l’adversaire. Airbus a commis le crime ultime de mettre en cause la supériorité américaine. Cela ne lui sera jamais pardonné.