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162328 novembre 2004 — L’excellent Jim Lobe est le premier à parler, dans sa chronique d’Antiwar.com du 27 novembre, d’un document exceptionnel par sa qualité, sa franchise et sa profondeur ; un document qui nous vient du cœur du pouvoir américaniste, le Pentagone, puisqu’il s’agit d’un long (111 pages) rapport du Defense Science Board (DSB) réalisé à la demande du secrétaire à la défense Donald Rumsfeld, pour donner une évaluation générale de la politique US dans la “guerre contre la Terreur”, particulièrement dans le domaine de la communication (Strategic Communication).
Quelques mots rapides, de Lobe lui-même, pour présenter la genèse du document.
« The DSB, made up of private sector and academic experts appointed by Pentagon chief Donald Rumsfeld, normally confines its advice to scientific and technological matters. While it has no executive authority, its prominence, the generally hawkish cast of its membership and the urgent tone of the report will likely place its recommendations high on the agenda in President George W. Bush's second term.
» The study is based on interviews with senior U.S. public-diplomacy, strategic-communication, and psychological-warfare officials and experts, more than a dozen studies by NGOs, such as the Council on Foreign Relations, public-opinion surveys, and internal government reports over the past three years.
Ce document est stupéfiant pour la manière dont il dresse un réquisitoire implacable des erreurs fondamentales, — diverses «strategic mistakes,— sur tous les aspects de la “guerre contre la Terreur” que mène Washington. Il aurait été écrit par Noam Chomsky ou ce même Jim Lobe, ou encore par William S. Lind, qu’il paraîtrait complètement normal. Non, il s’agit d’un travail officiel qui place l’administration GW Bush et Washington en général devant ses extraordinaires erreurs. C’est aussi un message intéressant pour tous ceux qui, hors des USA, soutiennent le combat américain en le trouvant juste, intelligent, civilisé et ainsi de suite, — message notamment pour les intellectuels, moralistes et philosophes européens qui acceptent comme Vérité révélée les aspects moraux de la “croisade” américaine du Bien contre le Mal. (Pour expliciter ce que nous voulons dire : ils apprécieront, par exemple, tous ces théoriciens de l’“islamo-fascisme” et du nihilisme des voitures-suicide piégées, ce jugement parmi des centaines d’autres du même calibre : « Muslims do not “hate our freedom,” but rather, they hate our policies. »)
La description que ce rapport donne également, dans sa première partie, du détail des dysfonctionnements, de la paralysie, des guerres internes, des erreurs, de la sclérose de la bureaucratie américaine dans cette “guerre” est également confondante. Le rapport va jusqu’à des analyses psychologiques américaines d’une finesse remarquable. Un exemple avec ce passage, dont on gardera les derniers mots comme un chef d’oeuvre d’observation : « Finally, Muslims see Americans as strangely narcissistic — namely, that the war is all about us. As the Muslims see it, everything about the war is — for Americans — really no more than an extension of American domestic politics and its great game. This perception is of course necessarily heightened by election-year atmospherics, but nonetheless sustains their impression that when Americans talk to Muslims they are really just talking to themselves. »
D’une façon plus générale, lisez ces quelques passages de l’article de Lobe, pour avoir une idée de la teneur du rapport.
« The gap between Washington's rhetoric and its actions in the region, as perceived by Muslims, has contributed to a virtually total loss of credibility, argues the study.
» “The larger goals of U.S. strategy depend on separating the vast majority of nonviolent Muslims from the radical-militant Islamist-jihadists,” it argues. “But American efforts have not only failed in this respect: they may also have achieved the opposite of what they intended” by essentially bearing out “the entire radical Islamist bill of particulars.”
» Thus, contrary to the mantra of the administration and its neoconservative advisers, asserts the report, “Muslims do not ‘hate our freedom,’ but rather, they hate our policies. The overwhelming majority voice their objections to what they see as one-sided support in favor of Israel and against Palestinian rights, and the long-standing even increasing support for what Muslims collectively see as tyrannies, most notably Egypt, Saudi Arabia, Jordan, Pakistan, and the Gulf states.”
» Moreover, “when American public diplomacy talks about bringing democracy to Islamic societies, this is seen as no more than self-serving hypocrisy,” while “saying that ‘freedom is the future of the Middle East’ is seen as patronizing, suggesting that Arabs are like the enslaved peoples of the old Communist World,” which, asserts the report, is not how Arabs see their situation at all.
» On the contrary, it adds, the large majority yearn “to be liberated perhaps from what they see as apostate tyrannies that the U.S. so determinedly promotes and defends.”
» “In the eyes of Muslims, American occupation of Afghanistan and Iraq has not led to democracy there, but only more chaos and suffering,” notes the document. »
… Et ainsi de suite. Tout est à lire dans l’article de Lobe bien sûr, mais aussi dans le rapport lui-même, disponible depuis le 26 novembre sur le site de l’OSD/DoD. Sans la moindre ironie, nous dirions qu’il s’agit, depuis le 11 septembre 2001, du coup le plus rude porté contre la politique américaine, et l’on pourrait même avancer qu’il s’agit d’une riposte de la “réalité” contre une politique conduite par la “faith-based community”. Qu’il ait été publié à partir du Pentagone, après mûres réflexions (le rapport est terminé depuis septembre et il est rendu public fin novembre : il y a là une démarche délibérée, acceptée par Rumsfeld lui-même), en dit long sur le véritable sentiment de certains des principaux acteurs du pouvoir américain.
(On rappellera, à cette occasion, certaines considérations de Rumsfeld, qui nous paraît au secret de lui-même beaucoup plus nuancé sur la guerre en cours qu’il ne paraît en public. Au reste, on peut se demander si les attaques actuelles contre Rumsfeld, menées par les néo-conservateurs qui furent ses soutiens les plus fidèles, n'ont pas été accélérées par la publication de ce rapport, et si Rumsfeld n'a pas autorisé la publication de ce rapport en jugeant qu'il n'avait plus rien à perdre.)
D’autre part, il est très probable que le rapport a été retenu jusque fin novembre pour ne pas être connu avant l’élection du 2 novembre : les arguments qu’il aurait donnés aux anti-GW auraient pu être dévastateurs.
Nous reparlerons encore de ce rapport tant il nous paraît fondamental. Quelques remarques rapides pour terminer :
• Répétons-la et insistons sur cette interprétation : la publication du rapport est sans aucun doute le signe de la perception, dans certains milieux dirigeants US, de la gravité de la situation pour les Etats-Unis.
• Les erreurs sont si colossales, la politique si fausse, qu’il nous semble impossible que l’appareil washingtonien puisse se réformer dans le sens voulu par le rapport. On se trouverait dans une situation de blocage déjà décrite (et aggravée depuis) par le même Rumsfeld, à une autre occasion, la veille même de l’attaque du 9/11.
• Si le rapport a quelque effet public, il risque d’ouvrir une terrible polémique à Washington, au cœur même du pouvoir. (Et aussi chez certains non-Américains aveuglément pro-américains, chez Tony Blair par exemple.)
• …Ce que dit ce rapport, en effet, pour qui sait bien lire, c’est que le système US est menacé au cœur de son existence par ses propres erreurs, sa vanité, son aveuglement.
• D’où la question : aura-t-il un effet public ou sera-t-il en bonne partie étouffé ?
• Dernière remarque, enfin : que des gens appartenant au système aient pu rédiger ce texte ne peut signifier qu’une chose : l’américanisme aujourd’hui, c’est une communauté (une “élite”, en un sens) disposant d’un pouvoir extraordinaire, prisonnière d’une machine implacable et d'une puissance extraordinaire, qu’elle a créée et mise en route, et qu’elle ne contrôle plus.