Les vertiges du Pentagone

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Les vertiges du Pentagone


1er décembre 2004 — L’affaire des tankers Boeing KC-767 menace de devenir un scandale plus fondamental encore, en devenant éventuellement “l’affaire Druyun”.

Darleen Druyun est cette officielle du Pentagone, adjointe au chef du service des acquisitions de l’USAF, qui a contrôlé tous les contrats de l’Air Force pendant neuf ans (de 1993 à 2002), avant de partir chez Boeing, puis d’être licenciée, inculpée, jugée et condamnée (en septembre 2004) à neuf mois de prison pour corruption et trafic d’influence.

Druyun est un personnage hors du commun, qui fut chargée d’une mission fondamentale de restructuration et de réforme dans le système d’acquisition du Pentagone (de l’USAF), quand elle fut nommée à son poste de contrôle des acquisitions de l’Air Force en 1993. C’est là qu’elle travailla et établit les liens avec Boeing, notamment sur le programme des ravitailleurs 767, avant d’être inculpée et condamnée spécifiquement pour ces liens. Les chefs civils actuels du Pentagone, dont Rumsfeld, ont reconnu que, pendant tout ce temps, personne n’a assuré le moindre contrôle sur Druyun. (Rumsfeld : « So what you had […] over a 10-year period . . . the only continuity was that single person, who's now pled guilty and is going to go to jail. When you have that long period of time, with . . . no one above her and no one below her, over time I'm told that what she did was acquire a great deal of authority and make a lot of decisions, and there was very little adult supervision. »)

La réalité est encore plus sombre et plus surréaliste : il s’avère que le Pentagone, et l’USAF en l’occurrence, ignoraient comment Druyun a travaillé et comment elle a réussi à frauder. On comprend d’autant mieux cette situation que Druyun a exploité un système centralisé qu’elle avait elle-même mis en place, et qu’elle était par conséquent la seule à connaître parfaitement, notamment dans la façon de l’utiliser pour frauder. Ainsi l’USAF se trouve-t-elle dans la situation où de telles pratiques pourraient recommencer (puisqu’elle n’assure pas le contrôle complet du système), à moins de réformer tout le système.

Marvin Sambur, assistant secretary de l’Air Force pour l’acquisition, a révélé, dans une interview donnée lundi au magazine Government Executive, que l’USAF cherchait à obtenir de Druyun des informations sur la méthode qu’elle a employée pour frauder.


« Air Force officials want to question former acquisition chief Darleen Druyun about how she steered billion of dollars in contracts to Boeing without raising suspicions, according to Marvin Sambur, assistant secretary of the Air Force for acquisition.

» Druyun was sentenced in September to nine months in federal prison after she admitted to violating ethics rules for negotiating a job with Boeing, while still overseeing the company's Pentagon contracts. Druyun said she favored Boeing in four contract negotiations and called a multibillion Air Force proposal to lease tanker refueling aircraft from Boeing a “parting gift” to her future employer.

» “Whatever she did it wasn't fairly obvious,” Sambur said in an interview Monday. “We asked the prosecutors if we could speak to Darleen to see how she was able to manipulate [the system]. We want to find out ‘Hey, is there an Achilles' heel in the system that you were able to exploit?’”.

» Druyun has yet to respond to the Air Force's request.

» Sambur said the recent announcement that he and Air Force Secretary James Roche were resigning before the start of President Bush's second term was driven in part by the Druyun scandal. He conceded that he and Roche had become “lightening rods” for criticism surrounding Druyun and the controversial tanker lease proposal, and that was affecting the service's relationship with Congress.

» “God knows why because, from my point of view, I was the one who cleaned up her act in terms of getting her to retire six months after I came here. All the things that she admitted to having done, happened before my watch. She was here for 10 years. I was here for six months,” said Sambur.

» Shortly after taking over in 2001, Sambur, who had spent his career as a Defense industry executive, realized that Druyun had enormous sway over every aspect of Air Force weapon's buying. “She allowed only herself to see information and herself to make decisions,” he said. »


Il y a différents aspects dans ce “scandale Druyun” : d’une part, reprendre le contrôle du système que Druyun elle-même a contrôlé pendant neuf ans, ou bien mettre en place un autre système ; d’autre part, identifier et comptabiliser toutes les malversations réalisées durant ces neuf années. Le processus est déjà en cours pour revoir tous les contrats passés avec Boeing depuis 2000. Il semble assez probable que cette vérification sera étendue à toute la période (1993-2002) et aux autres contractants que Boeing seul. (Il y a des contrats d’une importance considérable durant cette période, dont le contrat du JSF avec l’USAF. De ce côté aussi, l’affaire peut prendre des dimensions considérables.)

Les risques sont très importants de voir ressurgir des affaires graves, avec les secousses qui suivraient. Pourquoi ces risques seraient-ils pris alors qu’il est manifeste qu’ils vont mettre en péril certaines structures au Pentagone et certaines structures industrielles (certains parlent déjà du démantèlement de Boeing au bout du compte), donc mettre en danger la sécurité nationale US ? Pour la raison simple, et évidente à Washington où tout n’est qu’affrontement de pouvoirs concurrents, qu’un autre pouvoir est engagé dans cette affaire, dans une position antagoniste à celle du Pentagone : le Congrès, le Sénat plus précisément avec le sénateur John McCain, qui trouve là un terrain rêvé pour asseoir une influence et une autorité renforçant sa stature politique. L’“affaire Druyun” est la circonstance rêvée pour l’action du Congrès, une action légale de type maccarthyste (nous parlons de la forme de l’action, pas du sens politique). McCain a déjà réussi à bloquer le programme KC-767 et, récemment, à bloquer la carrière d’un officier général de l’USAF qui devait devenir chef d’état-major.

L’“affaire Druyun” est potentiellement énorme. Darleen Druyun était venue réformer un système secoué par plusieurs affaires (les scandales de corruption Ill Wind de 1986-87, l’abandon du programme de l’avion d’attaque A-12 au début 1991 qui coûta près de $5 milliards au Pentagone) et placé devant les perspectives de l’après-Guerre froide. Elle le fit de deux façons : centralisation et appel massif aux méthodes de compétitivité du secteur privé aux dépens des méthodes, mais aussi de l’esprit des pouvoirs publics. On voit le résultat. La question est bien : y a-t-il encore une alternative ? Sinon, on conclurait que le système est irrémédiablement vicié.