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7687 décembre 2004 — Le monde démocratique respire : les élections vont être refaites en Ukraine. Il n’est pas assuré du tout que, dans l’Ohio, une chose si magnifique arrivera. Cela permet à l’élan démocratique occidental de souffler, puisque la démocratie est sauvée pour l’instant.
Dans l’intervalle, ce qu’on devinait s’est confirmé : les Américains sont derrière le “coup”, de façon si voyante que quelques journalistes continentaux en sont un peu gênés et se demandent s’ils n’ont pas été trompés par leur enthousiasme vertueux. L’implication américaine s’est de plus en plus imposée comme un fait majeur de la crise, au travers d’articles comme ceux de Ian Traynor, de John Laghland ou de Jonathan Steele. Les Russes, dans leurs rencontres informelles avec des Occidentaux, surtout des Européens, ne font pas mystère de ce qu’ils savent des différentes activités américaines, notamment le voyage des Brzezinski père et fils, en Ukraine en mai dernier, pour organiser un Institut pouvant recycler et distribuer des dons d’argent américains.
Certains s’exclament aujourd’hui à propos de cette ingérence US. C’est le cas de Patrick J. Buchanan, qui intitule son article du 6 décembre : «What Are We Up to – in Ukraine?». Belle et bonne question.
« Our most critical relationship on earth is with the world's other great nuclear power, Russia, a nation suffering depopulation, loss of empire, breakup of its country, and a terror war. That relationship is far more important to us than who rules in Kiev.
» For us to imperil it by using our perfected technique of the “post-modern coup” – as we did in Serbia and Georgia and failed to do in Belarus – to elect American vassals in Russia's backyard, even in former Soviet republics, seems an act of imperial arrogance and blind stupidity.
» Congress should investigate NED [ the National Endowment for Democracy] and any organization that used clandestine cash or agents to fix the Ukrainian election, as the U.S. media appear to have gone into the tank for global democracy, as they did for war in Iraq. »
La crise ukrainienne, par la publicité qui est donnée aux événements, achève en pleine lumière la mise en place d’une nouvelle sorte de “coup”. Sa définition commence à se répandre : un “coup postmoderne”, où l’on n’ose pas vraiment et pas toujours employer l’expression complète de “coup d’État” tant l’État semble absent dans les pays concernés, et notamment en Ukraine. (Notons tout de même que Jonathan Steele, lui, n’hésite pas à employer le terme, avec son titre “Ukraine's postmodern coup d'État”, en français.) Cette sorte d’intervention a eu lieu avec succès en Serbie et en Géorgie, et a raté en Béla Russie, ces dernières années. Son maître d’œuvre est américaniste, son champ d’action favori les pays de l’ancienne URSS, son but toujours le même (selon Buchanan : « to elect American vassals in Russia's backyard, even in former Soviet republics, seems an act of imperial arrogance and blind stupidity. »)
Le concept (“coup postmoderne”) est intéressant, bien dans l’air du temps. Il est également intéressant de tenter de le définir.
• Il s’agit d’une tentative de déstabilisation vers une démocratie dont les caractéristiques générales sont telles que les Américains estiment pouvoir espérer que tous leurs intérêts seront rencontrés. Si l’on veut, l’on passe d’un autoritarisme décadent/semi-démocratique hérité des restes de l’URSS, directement à une démocratie décadente, corrompue et manipulée.
• Il s’agit d’une “démocratie médiatique”, dont les armes principales sont le moralisme et le sentimentalisme. Le moralisme est l’arme justifiant le “coup” : les auteurs du “coup” doivent affirmer leur volonté démocrate de changement, et changement pour une démocratie non usurpée, libérale, etc. Le modèle ukrainien est excellent, avec la contestation des votes, l’orientation Est-Ouest, la proximité russe, etc. Cette vertu démocratique étant affirmée et acceptée, et fournissant donc l’alibi de la vertu citoyenne si nécessaire aux médias occidentaux “officiels”, on est sûr d’animer la fibre sentimentale de ces médias. Il est bon d’avoir quelques héros à point nommé, encore meilleur de disposer (cas de l’Ukraine) d’une héroïne pimpante qui devient vite une pasionaria. Il est inutile d’ajouter qu’elle a été condamnée pour fraude, non plus que d’insister sur l’antécédent corrompu du candidat choisi comme porte-drapeau démocratique. En fait, tout cela s’efface devant la puissance de la médiatisation de la poussée démocratique, comme si ce mouvement était de type “lave plus blanc” et donnait automatiquement la vertu à ses récipiendaires. Le conformisme et le sentimentalisme rendent impératif le soutien automatique au mouvement.
• Il s’agit d’une “démocratie privée”, car l’intervention se fait, du côté américaniste, de moins en moins à partir d’organes officiels, type-CIA et le reste, — sans doute trop voyants mais, surtout, très concentrés sur des théâtres d’opération plus durs, directement liés à la “guerre contre la terreur” (Irak, Afghanistan, Soudan, Yemen, etc) et opérant avec des moyens violents. Pour ces projets de “démocratie privée”, là encore l’Ukraine est un modèle. Les organisations américanistes ou assimilées qui sont intervenues pour l’influence et le financement sont privées, tel l’Open Society Institute du milliardaire Soros, ou bien américaines et de tendance plutôt démocrate, dans tous les cas de tendance universaliste (National Endowment for Democracy, the Carnegie Endowment for International Peace). Les personnalités dont on a évoqué l’implication (Albright, les Brzezinski père et fils) sont également des démocrates, et très intéressées par l’évolution dans les pays ex-communistes dans un sens complètement, rageusement (dans le cas de Brzezinski) anti-russe.
• En un sens, on peut mettre ces interventions en parallèle avec celles qui atteignirent leur paroxysme fin 2002-début 2003 avec le groupe Jackson/néo-conservateurs, avec la filière du Wall Street Journal, tout cela aboutissant à une sorte de salmigondis où l’on trouvait pêle-mêle une accélération de l’intégration dans l’OTAN des pays de l’Est non encore “otanisés”, des ventes de F-16 à ces mêmes pays, des lettres de soutien à la politique US en Irak et ainsi de suite. Dans les deux cas, il s’agit bien entendu de poussées américanistes labellisées “pour la démocratie”, dans un cas par la puissance médiatique, dans l’autre par la puissance d’influence. Dans les deux cas, le résultat est d’installer ou de renforcer par le fait même de l’opération et par les obligations que créent ces opérations, des régimes corrompus, faibles, et, d’autre part, d’accentuer le désordre général de la région. En un sens, tout cela répond au besoin quasiment obsessionnel de déstructuration et de déstabilisation de la politique américaniste.
• On peut douter qu’il y ait une exploitation politique sur le fond qui soit particulièrement fructueuse. Rien n’est prévu pour cela. Dans le cas ukrainien, le business US décrocherait en cas de victoire du processus quelques contrats qu’il aurait de toutes les façons, la question d’éventuelles bases US dans le pays passerait par la question d’une adhésion à l’OTAN qui ne ferait qu’accentuer la déstabilisation de l’Alliance, qui compromettrait les rapports de la Russie avec les USA, créerait un foyer de tensions dans la région. L’absence de planification politique du gouvernement US dans l’affaire ukrainienne, — à cause de l’autonomie de l’implication des sources privées, — se mesure à la surprise du State Department devant les événements. Le pauvre Powell y a d’abord applaudi des deux mains pour, quelques jours plus tard, avertir contre les dangers de sécession.
• Quant à l’isolement accentué de la Russie qu’on obtiendrait en cas d’installation du système “démocratique” ainsi promu, il nous paraît étrange d’y voir une vertu, un avantage, et même un signe d’efficacité.
Tout cela doit faire se retourner dans sa tombe Curzio Malaparte, l’auteur de technique du coup d’État, où le modèle était le coup d’État violent du type bolchévique (octobre 1917). Les temps ont bien changé. Pour autant, sont-ils devenus plus efficaces ? L’efficacité du “coup d’État postmoderne” reste à prouver. Ceux qui ont été faits et réussis jusqu’ici ont surtout conduit à des régimes instables, faibles, d’une démocratie plus que douteuse. Les avantages qu’en retirent les principaux instigateurs (les Américains) sont, comme on l’a vu, très contestables. Par contre, ils contribuent au désordre et à l’instabilité générale. Mais peut-être est-ce ce que recherchent, inconsciemment, les Américains ?
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