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8 décembre 2004 — Que se passe-t-il en Ukraine ? D’abord, voici ce que nous répond le journaliste français (Le Figaro du 7 décembre) :
« Car, et Vladimir Poutine le sait, tout l'oppose à Viktor Iouchtchenko, probable futur vainqueur du scrutin du 26 décembre. Le président russe, auparavant perçu par l'Occident comme le garant de la “stabilité”, est devenu – au travers du révélateur qu'a été la crise ukrainienne – l'homme de la “démocratie dirigée”. Le futur président d'Ukraine, un pays longtemps tenu pour quantité négligeable par l'Europe, symbolise, en revanche, aujourd'hui la renaissance possible d'une société civile sur les ruines abandonnées par l'ex-empire dans sa débâcle.
» Ce clivage est profond. Quand Vladimir Poutine instrumentalise la démocratie, l'opposition ukrainienne entend la faire vivre, lui donner corps et expression. “Les événements en Ukraine, note l'analyste russe Lilya Chevtsova, c'est une révolution contre une imitation de démocratie.” Les médias de Kiev, à la différence de ceux de Moscou, se sont ainsi libérés de leur pesante tutelle… »
Ambiance… Ambiance démocratique, et mesure de la grâce qui touche les esprits forts et parisiens. Nous ne publions pas cet extrait d’article pour nous informer de la situation en Ukraine, puisqu’il ne nous en dit rien de ce qui importe en vérité. Par contre, il nous en dit beaucoup sur l’état du journalisme occidental. Nous publions cet extrait également comme exemple de la niaiserie du propos aujourd’hui lorsqu’il est question de l’Ukraine. Nous le publions enfin pour montrer que cette niaiserie n’empêche pas qu’on s’arrange de libertés prises avec la réalité. D’aucuns pourraient juger que c’est une sorte de parti-pris et que c’est non-démocratique. Ne dramatisons pas. Quand le journalisme s’apparente à la fable au service de la vertu, il doit lui être beaucoup pardonné.
Nous sommes dans un pays (l’Ukraine) où l’élection est à refaire et, par conséquent, où il n’y a pas de président élu. Voilà pourtant qu’à trois lignes exactement d’intervalle, ce journaliste démocratique balance Viktor Iouchtchenko du grade de « probable futur vainqueur du scrutin du 26 décembre » à celui de « futur président d'Ukraine ». C’est ce qu’on appelle respecter le verdict des urnes, au point que c’est par anticipation autant que par divination. Très démocratique, indeed. Question pour plus tard : les médias “officiels” français ont-ils dans leurs projets de se débarrasser de leur “pesante tutelle démocratique” ? Ils verraient qu’on en acquiert grâce, légèreté et respect de la vérité.
“Va jouer avec cette poussière” conseillait Montherlant, qu’on ne lit plus guère : laissons de côté le journalisme français avec ses tâches urgentes de conformisme démocratique et intéressons-nous à un peu plus sérieux. Pourquoi l’Europe (c’est-à-dire Javier Solana) est-elle intervenue dans une affaire où deux bandes aussi corrompues l’une que l’autre, — les oranges et les bleus où les fortunes et les Mercedes abondent, aussi suspectes les unes que les autres, — se disputent le pouvoir à coup de fraudes diverses et de montages médiatiques de première main, largement arrosés de dollars ?
Une thèse intéressante, lorsqu’on consulte des sources qui ont l’expérience de l’affaire ukrainienne, nous dit que l’important est bien l’interventionnisme polonais (surtout) et lituanien qui s’est manifesté avant que l’élection ait lieu, et qui a atteint un paroxysme au cours de cette élection. (Correspondance avec les territoires polonais et lituaniens rattachés à l’Ukraine lors de la Deuxième Guerre mondiale.) Le Haut Représentant européen (Solana) avait été largement alimenté, sur la crise ukrainienne, en informations plus précises et moins fabulatrices que les comptes-rendus de presse occidentaux, autant par Paris que par Berlin. On dit que l’intervention pressante de Joshka Fisher, le ministre allemand des affaires étrangères, a joué un rôle déterminant dans la décision de Solana de se précipiter à Kiev. L’idée générale, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, est qu’il fallait limiter les dégâts qui menaçaient avec les pressions polonaises et lituaniennes en Ukraine, en prenant en main le processus.
Cela est-il fait ? (La réponse à cette question n’étant pas nécessairement dans le résultat de l’élection, c’est-à-dire dans le candidat élu. On verra.) Dans tous les cas, l’un des enseignements directs de la crise est la violence et la puissance des antagonismes venus de l’histoire, de la guerre et du communisme, et l’hostilité militante de certains nouveaux pays membres de l’UE à l’encontre de la Russie. C’est un très sérieux problème. Giscard d’Estaing, à une question du “Grand Jury RTL-Le Monde-LCI” sur l’attitude de l’Europe vis-à-vis de la crise ukrainienne, a une réponse (dans Le Monde du 7 décembre) inhabituellement (pour lui) ferme et tranchée.
« Question : La crise ukrainienne témoigne d’une forte attente vis-à-vis de l’Europe. Y répond-elle assez ?
» Giscard d’Estaing : Attention ! Il ne faut pas encourager cette attente, il ne faut pas recommencer ce qu’on a fait en Yougoslavie où, en encourageant les uns ou les autres, on a créé l’explosion du pays. »
Les événements d’Ukraine auront des conséquences importantes. Ce ne sont bien sûr pas celles de faire fleurir la démocratie en Ukraine et autour comme les Cent-Fleurs du président Mao en Chine, ni même nécessairement (cela dépend) celles de bouleverser la situation politique sur place, mais d’abord celles de modifier de fond en comble la perception de certains dirigeants européens du fonctionnement de l’Europe à 25. Il apparaît désormais qu’il y a des risques considérables existant en Europe, après avoir fait entrer dans l’UE des pays faibles, irresponsables, politiquement et psychologiquement corrompus, qui ne rêvent que d’entraîner tout l’Occident dans un conflit avec les Russes. C’est la rançon de l’élargissement à 25 : cette Europe-là est évidemment ingouvernable et elle enterre définitivement le “rêve” d’une Europe unie. (En passant : considérant ce cadre-là, que la Turquie y soit ou pas ne compromet en rien un caractère européen fondamental qui n’existe pas dans cette foire à 25 ; et qu’elle y soit, par contre, fournit beaucoup d’avantages au niveau des rapports de l’Europe avec le monde musulman, voire au niveau de l’émigration, une Turquie stabilisée devenant beaucoup moins “exportatrice” de populations.)
Le véritable défi pour l’Europe à la lumière de la crise ukrainienne, c’est d’organiser des moyens de contrôle des pays les plus turbulents, tandis qu’une “politique européenne” serait dégagée selon les grands axes acceptés par les puissances européennes, pour l’instant France et Allemagne en tête. Si cela ne peut se faire, il y aura des ruptures, car il est évidemment impensable de laisser à ces petits pays la place d’influencer d’une manière disproportionnée et déraisonnable une politique générale européenne dans le sens de la provocation, du gangstérisme et de l’hystérie.
L’autre grande leçon, c’est l’extension de l’“américanisation” de la politique. Cela ne signifie pas tant l’influence US dans la politique mais l’extension des méthodes US actuelles, reflétant la disparition de toute autorité positive (à l’image de l’administration GW). La puissance politique est laissée aux groupes de pression, aux manipulateurs, aux canaux de corruption qui pullulent, aux mafias et aux groupes de gangsters installés ici et là au pouvoir. Il est inutile d’y chercher une orientation, un grand Dessein, un complot. Ce n’est absolument pas l’Empire, bien entendu, c’est le désordre sans loi ou bien la loi de la jungle, et c’est effectivement la marque de l’américanisation du monde.
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