La démission somme toute discrète de Douglas Feith

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La démission somme toute discrète de Douglas Feith


29 janvier 2005 — L’annonce de la démission (effective cet été) de Douglas Feith, n°3 du Pentagone, a provoqué assez peu de réactions et de commentaires. Pourtant, cet homme, ultra-neocon (disons, à l’extrême droite dans le mouvement néo-conservateur), était, au Pentagone, l’archétype de l’investissement de l’appareil du gouvernement par cette tendance idéologique, — encore plus que Paul Wolfowitz. Du moins le paraissait-il (on verra plus loin comment il faut nuancer ce propos). Il y aurait dû avoir des commentaires, des analyses, accompagnant son départ (le regrettant ou le saluant, c’est selon). Cette absence est en elle-même un fait significatif.

Il y a pourtant eu un commentaire de l’excellent Jim Lobe, spécialiste incontesté des néo-conservateurs et esprit indépendant, ce qui garantit l’intérêt du jugement qu’il nous offre. L’article de Jim Lobe pourrait être qualifié de circonspect, notablement moins affirmatif d’une interprétation de changement que son commentaire pour la nomination de Robert Zoellick comme n°2 au département d’État alors qu’on y attendait John Bolton, l’archi-hawk de service.

D’un côté, Lobe affirme avec certaines réserves l’importance du départ de Feith, — dont il pense qu’elle est pour l’essentiel une décision politique, bien que Feith ait effectivement une famille nombreuse dont il assure vouloir s’occuper de façon plus attentive : « Combined with several other personnel shifts, as well as a concerted effort to reassure the public and U.S. allies abroad that last week's messianic inaugural address did not portend any dramatic new foreign policy departures, the resignation of Undersecretary of Defense for Policy Douglas Feith suggests that the administration is deliberately shedding its sharper and more radical edges. [...] With a number of senior posts, including Feith's, still unfilled, however, it is too soon to conclude that Bush's second term will tack to the center. »

D’un autre côté, Lobe nous rappelle combien Feith était peu aimé au Pentagone (fameusement désigné par le général Tommy Franks, dans un accès de colère rapporté par Bob Woodward, comme « the dumbest fucking guy on the planet »), autant pour son arrogance que par ses conceptions à la fois extrémistes et fumeuses, sa dialectique assommante et incompréhensible et quelques autres vertus du même tonneau. Son implication dans la catastrophe irakienne semble être l’une des plus marquantes et les plus significatives, même en la comparant à celles des autres personnalités néo-conservatrices de l’administration.


« “I think they decided to get rid him [Feith] of long ago but were afraid that doing so would have been seen as a tacit admission that Bush screwed up in Iraq,֊” said one administration official who asked not to be identified.

» He added that Feith's authority over policy had been gradually reduced over the past 18 months due to complaints about his performance from Congress, the uniformed military, and Washington's coalition partners in Iraq – particularly British Prime Minister Tony Blair who, according to one source, had asked Bush to remove Feith well over a year ago. »


Il faut ajouter à cela un engagement pro israélien à la limite de la caricature, qui devenait ridicule et, du point de vue des pro-israéliens normaux à l’intérieur de l’administration GW, contre-productif. Lobe rappelle cette anecdote, venu de la Lettre d’Information du journaliste Ralph Nelson (Ralph Nelson’s Newsletter), à l’issue de son intervention lors d’une réunion “inter-agences” sur le Moyen-Orient où il représentait Donald Rumsfeld. Condoleeza Rice le remercia en ces termes : « Thanks Doug, but when we want the Israeli position we'll invite the ambassador. »

Aujourd’hui, l’extrémisme de Feith est tel qu’il se place comme adversaire de Sharon et de son plan, aux côtés des colons israéliens qui refusent d’abandonner leurs implantations… On voit l’ambiguïté du cas: Feith gêne tout le monde, même, et peut-être surtout, les unilatéralistes et les extrémistes bellicistes, puisque son extrémisme excessif caricature cette politique et la rend d’autant plus aisément condamnable en la discréditant. (On pourrait dire la même chose de Bolton, que Zoellick a finalement supplanté. Zoellick, soi-disant modéré, en réalité presque aussi dur que les plus durs mais d’un commerce plus agréable, — il n’était pas pour rien représentant US au Commerce.)

Le cas Douglas Feith éclaire la difficulté de rendre compte des méandres d’une politique washingtonienne en fonction des nominations. Peut-être vaut-il mieux s’en remettre au bon sens et à l’analyse intuitive pour tenter d’offrir une appréciation de la situation washingtonienne qui est si complètement marquée par l’irrationalité.

• D’une part, l’activisme de l’administration GW, son affairisme, son goût pour la privatisation impliquant l’abandon de toute notion régalienne de service public (il y en avait si peu pourtant), renforcent jusqu’à l’achèvement les situations de morcellement et d’atomisation de ce pouvoir. Les bureaucraties, les groupes d’intérêt, les groupes de pression tiennent le haut du pavé, chacun pour son camp.

• Au milieu de tout cela, un homme, insignifiant à l’origine, qui a vu sa position symbolique (virtualiste) renforcée décisivement par le 11 septembre, puis qui s’est enfiévré pour quelques idées simples. De cette façon, l’insignifiant GW a acquis un poids considérable, au milieu des forces dispersées de son administration. Aujourd’hui, GW pense à la fois que son action est “inspirée” (on sait par Qui) et qu’elle s’appuie sur des idées simples et puissantes destinées à bouleverser le monde. On sait lesquelles.

• La réélection de GW a été perçue par ce même GW comme une confirmation de la justesse de ce que son action a de plus extrême, c’est-à-dire l’Irak. Le discours d’inauguration reflète cela, même si l’Irak n’est pas nommé. GW est habité par l’extrémisme des esprits simples touchés par la grâce frelatée de la puissance que donne l’exercice du pouvoir, et dont la pensée schématique triomphe de tout le reste, y compris et surtout de la réalité (“only good news”).

• C’est la raison pour laquelle, malgré tous les efforts de conciliation et de bonne figure que GW pourrait faire pour suivre les conseils de l’attentive Candi, devenue secrétaire d’État pour rameuter les alliés un peu dispersés, nous sommes condamnés à voir le même GW régulièrement retomber dans le maximalisme dont les néo-conservateurs sont les meilleurs garants à Washington, mais certes pas les seuls. Conclusion : le départ de Feith ne changera pas GW. Par contre, il fera passer les néo-conservateurs pour moins exaltés qu’ils ne sont, et l’on oubliera plus souvent qu’ils peuvent l’être jusqu’au ridicule ou jusqu’à l’hystérie pathologique. Bien des Européens s’y laisseront prendre avec le délice qu’on devine. Cela ne changera rien au désordre pathologique de notre monde sous le joug du leadership agonisant de la Grande République.