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1017“Faut-il s’attarder aux chiffres?” demandons-nous par ailleurs. Pas vraiment nécessaire, —c’est-à-dire qu’il est préférable de ne chercher une précision qui, par ailleurs, semble pour l’instant bien insaisissable. Par ailleurs, c’est sur cette précision insaisissable que les commentaires se sont appuyés dès dimanche après-midi pour décrire l’élection en Irak comme un triomphe de la démocratie, jusqu’à décider que c’est bien le cas (« Iraq election declared “success” » titrait le 30 au soir BBC.News). Nous essayons d’abord de tracer une description de ce processus par rapport à ce qui nous était donné des chiffres de l’élection.
Nous ne prétendons pas, surtout pas, rendre une image précise de ce tourbillon brutal et confus, enfiévré et parfois involontairement comique (tragi-comique?) que furent les élections irakiennes. Nous prétendons, à l’aide d’exemples à notre portée qui ne sont évidemment pas exhaustifs, donner une image de la confusion sentimentale et fiévreuse des commentateurs européens et ô combien démocratiques. Leur zèle fut extrême pour rendre compte de l’événement du 30 janvier, et pour en en rendre compte de façon à satisfaire leurs sentiments les plus insoupçonnables.
Le 30 janvier, pour tous (disons : la plupart?) les reporteurs, commentateurs, journalistes et propagandistes, c’était comme si le sort de la démocratie, donc de la civilisation, était en jeu. On ne peut imaginer enjeu, défi plus important. (Présentation de la journée en Irak, à 19H00 le 30 janvier, de notre gentille RTBF — radio-télévision belge francophone, habituellement subtilement anti-Bush, comme on trempe un doigt de pied pour voir si l’eau est froide ; présentation évidemment exultante devant le spectacle démocratique: « Les Irakiens ont relevé le défi de la démocratie ». Tout est dit : le 30 janvier comme duel épique entre civilisation et barbarie.)
Voici quelques observations, citations, extraits, etc., de nos commentaires occidentaux et notablement émus sur cette journée historique. Ils sont donnés sans souci, de notre part, d’exactitude statistique (cette absence de souci pour l’exactitude statistique était d’ailleurs la règle, le 30 janvier) mais au gré de l’exaltation souvent poétique des enthousiasmes divers que nous relevons. (N.B. : nous donnons des liens pour les diverses citations mais en ayant conscience qu’ils ne seront effectifs que durant un temps très court. Peu importe : ces liens ne sont pas d’un intérêt réel, — hier, les dépêches disaient toutes la même chose, qui est sans intérêt politique, — ils sont là comme références éventuelles.)
On voudra bien voir dans cet exercice innocent, non une démonstration politique (pour ou contre l’importance du scrutin, sa signification politique, etc.) mais plutôt une analyse sur la façon dont la “tendance” à l’appréciation d’un événement (son triomphe pour ce cas, comme un événement aussitôt classé “historique”, selon une forme de “jugements” qui va aussitôt à l’extrême) dépend d’éléments subjectifs extraordinairement ténus. On voudra bien aussi y voir une indication du conformisme des médias occidentaux face à la “tendance” implicite de la pensée dominante (chacun fera son choix pour l’identifier). On voudra bien enfin y voir les ravages de la pensée réduite au symbolisme idéologique, tournant dans ce cas, — c’est le cas le plus général — autour du mot “démocratie” considéré comme une sorte de formule magique et vertueuse de l’appréciation morale.
• On trouvait une première trace de l’ambiance sur le site du Figaro dans l’après-midi du 30 janvier, annonçant (titre) son texte sur les élections par un sympathique « Les Irakiens ont voté en nombre malgré les attaques meurtrières » et poursuivant (chapeau) par un carrément enthousiaste « Les Irakiens ont massivement voté ce dimanche pour un scrutin historique ».
• Il est juste et infiniment significatif de noter que la même expression du “voter massivement” est retrouvée à la une et dans l’article du 31 janvier du même Figaro, alors que les chiffres de participation avaient été modifiés dans le texte conformément à la mode au jour le jour (voir plus loin), de 72% à 60%. Cela signifie qu’une participation de 72% est considérée comme “massive” le dimanche, et une participation de 60% est considérée comme “massive” le lundi. Accessoirement, notons que tout cela est chapeauté du titre « une leçon de démocratie ». En présence de tous ces éléments, on en vient à se demander, impoliment, par qui la leçon est donnée, et à qui.
• Une première trace des résultats estimés des élections, nous la trouvions dans une dépêche d’AFP du 30 janvier, en fin d’après-midi, qui nous disait: « An electoral commission official in Baghdad said 72 percent of Iraq's voters — excluding those in three restive Sunni Muslim provinces — cast ballots in the country's first free election in half a century. » (Notez l’important « excluding those in three restive Sunni Muslim provinces », qui interdit de considérer le 72% comme un résultat pour l’Irak entier.)
• ... Mais une nouvelle dépêche AFP, un peu plus tard cet après-midi du 30 janvier, reprenait l’information en la modifiant sans trop en avoir l’air, mais de façon radicale: « But with a massive security clampdown nationwide, the Iraqi election commission said preliminary figures indicated 72 percent of the 14 million registered voters had turned out even three hours before polls closed. » Cette fois, les sunnites semblaient dans le coup et le résultat semblait triomphal, avec 72% de participants « even three hours before polls closed ».
• Une dépêche d’AP parallèle reprenait l’information en l’assortissant de précisions qui tendaient plutôt à en obscurcir le sens, et l’on apprenait également que le chiffre avait été annoncé “quelques heures” avant la fermeture des bureaux de vote: « A few hours before polls closed at 5 p.m., one Iraqi official, Adel al-Lami of the Independent Electoral Commission, said 72 percent of the 14 million eligible voters cast ballots but offered no overall figure of the number who participated. »
• Une autre dépêche d’AP reprenait les déclarations de Adel al-Lami, qui semblait devenir la principale source d’information de l’Occident, en y ajoutant cette précision enthousiaste: « Al-Lami said the percentage of registered voters who had gone to the polls in some Baghdad neighborhoods was as high as 95 percent. »
• Employant le mot “confusion” pour qualifier les élections, le site Aljazeera.net était le premier, à 20H14 (GMT) le 30 janvier, à annoncer que les 72% de participation tombaient à autour de 60%. Tout cela se faisait à l’extrême confusion de Adel al-Lami. Les choses étaient prises en main par le porte-parole de la Commission des Élections, Farid Ayar, qui parlait d’une estimation autour de 8 millions d’électeurs, soit autour de 60%: « Turnout figures recently announced represent the enormous and understandable enthusiasm felt in the field on this historic day. However, these figures are only very rough,word-of-mouth estimates gathered informally from the field. It will take some time for the Independent Electoral Commission of Iraq to issue accurate figures on turnout. »
• Apparition du chiffre de 57%, qui semble avoir été la prédiction de la participation, mais ici pour être écartée; apparition également du concept nouveau pour une élection démocratique en général de “anecdotal information”. Voici ce que nous dit Sally Buzbee, de AP, dans une dépêche datée du 31 janvier 2005 au matin (la rhétorique de l’héroïsme démocratique reste fortement présente):
« Iraqis embraced democracy in large numbers Sunday, standing in long lines to vote in defiance of mortar attacks, suicide bombers and boycott calls. Pushed in wheelchairs or carts if they couldn't walk, the elderly, the young and women in veils cast ballots in Iraq's first free election in a half-century.
» The electoral commission said it believed, based on that anecdotal information, that turnout among the estimated 14 million eligible Iraqi voters appeared higher than the 57 percent that had been predicted, although it would be some time before any precise turnout figure was confirmed. »
• En même temps (le 31 au matin), le Guardian de Londres met en ligne son édition du jour (31 janvier) en affichant le chiffre de 57% pour la participation. On retrouve ce chiffre dans le texte de l’envoyé spécial du journal à Bagdad, Rory Mac Carthy, également daté du 31 janvier. Rhétorique héroïque toujours d’actualité. « Millions of Iraqis defied a surge of bombings and suicide attacks yesterday to go to the polls in greater than expected numbers for the first democratic elections for 50 years. The electoral commission's provisional estimate of turnout was 57%. ».
• Pour terminer cette revue sélective du lendemain matin de l’élection, citons Aljazeera.com du 31 janvier, à 09H30, qui s’est enquis de la situation à Bagdad, où des quartiers nous étaient décrits comme ayant voté à 95%.
« Election reports from Baghdad have indicated that turnout was particularly low in the capital and come as Iraq's election commission backtracks on a statement that 72% of registered voters countrywide cast their ballots.
» Iraqi journalist Ziyad al-Samarrai told Aljazeera on Monday that voter turnout in Baghdad was poor, especially in the al-Yarmuk, al-Amiriya, and al-Adhamiya districts - the main population centres in central and western Baghdad. »
• Ajoutons, comme “anecdotal information”, que, dans la journée du 31, la tendance semblait remonter. A 17H00, un journaliste de la RTHB déjà citée pouvait annoncer, avec une certaine jubilation contenue, que « La Commission électorale estime que la participation électorale se situe entre 60 et 75% ». Adel al-Lami retrouvait un peu de crédit.
Dans un pays si malheureux, martyrisé, soumis à tant d’agressions et de mauvais coups, on comprend que l’attente soit grande d’une accalmie, d’une amélioration, et acceptable l’idée qu’une élection réussie en soit la voie, voire même qu’une élection un peu réussie et qui reste très douteuse est déjà une excellente chose. Mais dans le cas qui nous attache aujourd’hui et qui concerne notre attitude, à nous Occidentaux, on a l’impression que l’attente si grande dont nous parlons est moins que l’Irak retrouve l’apaisement, et plus que l’Irak nous donne « une leçon de démocratie », — c’est-à-dire, au bout du compte, que l’Irak nous apporte la confirmation que la démocratie est ce régime idéal, cette recette mirifique que nous avons bien raison d’imposer au monde entier, par la manière forte si nécessaire. Notre appréciation est par conséquent à la mesure de cette attente, et elle précède même l’événement dans les consciences aux limites de l’inconscient: le 30 janvier doit être un triomphe, les Irakiens doivent voter massivement, ils doivent donner une leçon de démocratie, ils doivent défier la menace terroriste et en triompher, etc.
Notre impression est que nous fûmes, dans nos commentaires et nos sentiments divers, les premiers intéressés à voir nos suggestions pressantes, nos conceptions ambitieuses, etc., s’imposer dans ce pays. La chose qui nous passionne avant tout, c’est de voir que la démocratie “ça marche” (“même” chez les Irakiens, si l’on ose dire).
Après tout, pourquoi pas dit le réaliste ou celui qui se veut tel, — si “ça marche”? Mais cela marche-t-il? Nous ferions bien d’attendre quelques semaines pour en avoir le cœur net. Nous ne l’avons pas fait. C’est là où notre attente extrême, notre besoin de voir notre vertu confirmée par le reste du monde, comme si notre vertu était défaillante, se trouve en contradiction avec l’application de la démocratie en Irak et ses effets. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre le risque de remettre le sort de notre vertu au gré de la réalité. C’est là où nous proposons l’identification d’un second phénomène, qui complète le premier.
L’interprétation de ces élections s’est développée d’une façon parfaitement virtualiste, selon la définition que nous proposons de ce concept. L’on voit bien notre idée qu’il ne s’agit ni de propagande à proprement parler, ni de censure, ni de manipulations, ni de mensonges, même si l’une ou l’autre de ces activités peut être utilisée comme moyen à un moment ou l’autre, et parfois fort souvent. Fondamentalement, la démarche est virtualiste. Une phrase le montre. Lorsque la Commission veut expliquer l’affirmation risquée de Adel al-Lami (72% de votants), elle déclare: «
Le virtualisme consiste désormais en une mobilisation de la perception de chacun essentiellement par les pressions diverses et collectives qui sont portées par les réseaux de communication et animées par le conformisme général. Ces pressions s’exercent bien plus sur les psychologies que sur les données de la connaissance, et elles sont bien sûr au service d’une cause grandiose: une réalité idéale (celle du triomphe de la démocratie, qui est notre vertu suprême). Après cette mise en place initiale, toujours très rapide, comme la communication de nos jours, précédant même souvent l’événement, — les faits de la vraie réalité surviennent et se bousculent. Il s’agit, comme on dit, de les “gérer”. On comprend, sans stupidement devoir parler de mensonges ou de propagandes, que naissent la tentation, puis bientôt l’obligation d’adapter les faits de la réalité courantes à cette réalité nouvelle.
Voilà les données de base. Maintenant il faut réfléchir: quels résultats correspondraient les mieux à la nouvelle réalité virtualiste, dont GW Bush est si satisfait? En réalité (!), d’ici dix jours les chiffres auront beaucoup moins d’importance. En fait (!), l’affaire est close. L’événement virtualiste est entré dans notre courte mémoire virtualiste (« Iraq election declared “success” ») et notre courte mémoire virtualiste qui ne s’arrange que de l’événement immédiat n’en voudra aucun autre. La réalité virtualiste est, pour nous, installée.
Il n’est pas du tout assuré que la réalité (la vraie) en soit impressionnée jusqu’à changer son cours des choses pour nous convenir. On verra.
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