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Nous avouons que c'est là notre plus grande surprise dans l'évolution de la situation américaine : que la passivité des démocrates ait duré si longtemps, qu'ils n'aient pas exercé leur droit d'opposition, — qui devient un devoir dans certaines circonstances dont on pourrait croire de plus en plus souvent qu'elles sont d'ores et déjà réunies, et depuis un certain temps. Par ailleurs, cette opposition semblerait de l'intérêt des démocrates. Elle constitue le seul moyen pour eux d'écarter le risque d'être submergés par la poussée constante des républicains, notamment lors des élections mid-term de novembre prochain pour le contrôle du Congrès. Il y a plus de quatre mois, nous avions cru pouvoir conclure d'une intervention du sénateur Joseph Biden que les démocrates commençaient à prendre leurs distances de la stratégie du gouvernement. Erreur complète (de notre part). Le monde politique américain est (a été jusqu'ici ?) totalement prisonnier de la mécanique de la communication, dont les sondages font partie ; pour prendre une référence politique classique, ce monde politique washingtonien est prisonnier de la « >MI>tyrannie de la majorité
Il pourrait sembler possible (que de prudence dans les termes) que cette situation d'unanimisme américain soit en train de se modifier, à l'image de ce que nous annoncions en octobre dernier, mais quatre mois après. Le 26 février, les démocrates sont sérieusement intervenus au cours d'une audition de quelques vedettes du Pentagone, dont Paul Wolfowitz. La stratégie de l'équipe GW dans la guerre contre le terrorisme, ou plutôt son absence de stratégie, a été gravement mise en question. Il y a eu une réplique des républicains, suivant une orientation à 100% démagogique comme c'était prévisible. Il s'agissait d'accuser les démocrates de manquer à leur devoir patriotique. Dans leur réaction immédiate, les démocrates n'ont pas cédé, au contraire ils ont renchéri en affirmant leur droit, qui est aussi le devoir du Congrès, à apprécier d'une façon critique la politique et la stratégie de l'administration. Le sénateur Daschle, leader de la majorité démocrate au Sénat, a parlé dans ce sens les 1er et 2 mars, comme le rapporte Associated Press :
« On Friday (March 2), Daschle expressed surprise at the strong GOP response (at his previous statement). ''I think the Republicans reaction was nothing short of hysterical. I'm amused, frankly. I'd ask them to look at what I said, because I stand by what I said,'' Daschle said. ''Congress has a constitutional responsibility to ask questions. We are not a rubber stamp to the president or to anybody else. We must do what the Constitution and what our best judgment requires,'' he added. »
Les attaques de Daschle ont été relayées par d'autres Démocrates, comme le sénateur John Kerrey, qui a accusé les Républicains de « se camoufler derrière un manteau de patriotisme ». Cet enchaînement de déclarations publiques a semblé rencontrer dans certains organes de presse un ton plus dur et un ton nouveau, une prise de distance par rapport à l'unanimisme patriotique imposé par les républicains depuis le 11 septembre 2001. C'est remarquable dans certains organes de presse naturellement proche du parti démocrate ou de sensibilité démocrate, et l'on citera le texte “Second Thoughts”, de Robert Kuttner, paru dans American Prospect, Volume 13 n<198>5 (du 12 mars 2002). Kuttner écrit notamment ceci, qui fixera l'esprit qu'on veut rapporter ici :
« Now that the shooting phase of the war [in Afghanistan] is over, so is the doctrine that politics stops at water's edge. Bush's axis-of-evil declaration, lumping together al-Qaeda, Iraq, Iran, and North Korea, is insane. It has already helped hard-liners in Iran to regain the initiative, and it could well set back détente in the Koreas. The risk of war with Iraq is real. Evidently, Bush embraced multilateralism only as long as he needed it for the war effort. In the first months after September 11, Bush deserved broad, if qualified, support. No longer.
(...)
» America will never be 100 percent safe from acts of terror. But that doesn't mean we have become a garrison state with the rules of democratic discourse waived. The moment for bipartisan triumphalism and unquestioning support for a wartime commander in chief is over. Dissent should be back in fashion. Mainstream critics need to give voice to their private second thoughts, not just on Bush's dismal domestic program or his odd global geography but on his dubious notion of permanent war. »
Ces signes différents commencent aujourd'hui à paraître assez significatif pour qu'on s'interroge sur le fait de savoir s'il s'agit d'une ligne délibérée, nouvelle, qui est en train de se dégager dans une part importante du monde politique, autour du parti démocrate, des tendances progressistes, etc, pour concrétiser une opposition à la politique de GW Bush. Par ailleurs, cette opposition pourrait se trouver renforcée par des événements de plus en plus inhabituels, de plus en plus déstabilisants, du fait de décisions de l'administration GW Bush, ou du fait du développement pur et simple de la situation.
Rien n'est tranché sur l'essentiel et l'on ne fait là que poser la question d'un tournant intérieur. Les commentateurs américains sont partagés (on parle de ceux, relativement peu connus, qui échappent aux règles contraignantes du politically correct des milieux rapprochés de l'establishment washingtonien). Certains, comme James Carroll (excellent commentateur), du Boston Globe, estiment que les démocrates n'iront pas plus loin. Carroll écrit le 5 mars :
« Last week, congressional Democrats finally wondered aloud about the ''war on terrorism.'' They raised pathetically timid questions, long overdue, yet Republicans slapped them down as offering comfort to our faceless enemies. And the cowed Democrats backed off. »
Il existe également des appréciations différentes, voire inverses, qui estiment pouvoir s'appuyer sur la poursuite des réactions démocrates après les premières déclarations de Daschle. Paul de La Garza, dans le journal St Petersburg Times (Floride), écrit le 6 mars :
« The criticism escalated Tuesday [5 March] when several senators said that the lack of information they were getting about the war on terrorism was keeping them from doing their jobs. Sen. Kent Conrad, D-N.D., said senators were not demanding information about military operations. ''But,'' he added, ''we do have to have basic knowledge to make decisions.'' Administration officials, Conrad said, ''just seem they don't want to let anything out for fear that it will be controversial and cause them problems.''
» Some senators, such as Bob Graham, D-Fla., and Trent Lott, R-Miss., defended the administration's communication. But Sen. Hillary Rodham Clinton, D-N.Y., said her colleagues' questions about strategy and long-term goals are legitimate. ''We are in a war,'' she said. ''We have a united government as we should in such a time. But that doesn't mean that the Congress, which has to serve as a check and a balance, should be kept out of the loop when it comes to information that it needs to fulfill its constitutional functions.'' »
A côté de ces spéculations politiciennes, il existe la réalité de la dégradation certaine de la position de l'administration GW Bush par rapport à la faveur dont elle a bénéficié jusqu'au mois de janvier, — même si, et c'est le point fondamental, cette dégradation ne se traduit pas dans les sondages d'une manière significative. Après les avatars de ces dernières semaines (l'affaire des prisonniers de Guantanamo, les pertes civiles en Afghanistan, l'imprécision complète de la stratégie générale, etc), les récents événements en Afghanistan, notamment les premières pertes US sérieuses, renforcent cette pression ; il y a aussi les problèmes non liés à la question du terrorisme (principalement l'affaire Enron). Il y a également des doutes très sérieux sur l'administration elle-même, sur les personnes qui y sont impliquées, avec le cas en pointe du secrétaire à la justice John Ashcroft qui est en train de transformer le ministère de la justice en une sorte de citadelle de l'intégrisme chrétien-baptiste, montrant par là que l'intégrisme est loin d'être une spécialité exotique pour les USA.
Pour les démocrates, le temps presse. Il y a des élections en novembre. S'ils n'arrivent pas à se dégager de la position de soutien inconditionnel à l'action du gouvernement où ils sont enfermés depuis le 11 septembre, ils devraient souffrir en novembre prochain. La pression pour le passage à une position d'opposition va se faire grandissante. Puisque la tactique républicaine est de faire de l'action antiterroriste du gouvernement un argument électoral, l'opposition démocrate, si elle parvient à se manifester, ne pourra pas éviter de se porter sur le terrain de la guerre. Les espoirs d'en faire une bipartisan issue hors de la polémique pré-électorale sont désormais quasiment nuls.
L'autre scénario, celui que certains jugent le plus probable, est celui-ci : les démocrates n'arrivent pas à retrouver leur position naturelle d'opposition, le soutien à GW Bush se maintient dans les sondages et les républicains l'emportent en novembre. On se trouverait alors dans une situation extraordinairement tendue, d'une part avec un gouvernement qui ne connaîtrait plus aucun frein pour mettre en place des structures de plus en plus autoritaires (les mesures prises jusqu'à maintenant montrent sans le moindre doute quelle est sa tendance à cet égard) et avec l'absence complète d'une opposition qui est, dès maintenant, plus nécessaire qu'elle n'a jamais été aux États-Unis ; d'autre part, et tandis que les événements sont de plus en plus loin d'assurer aux USA la position de complète impunité et de complète supériorité qu'on croyait être la leur dans les semaines qui suivirent septembre 2001, avec une situation extérieure en dégradation à cause de l'opposition entre les USA et le reste du monde (mise à part l'exception de Tony Blair, — et nous insistons bien sur ce point : Blair lui-même, Blair de plus en plus isolé par rapport à son parti et même par rapport à son gouvernement).
Enfin, concluons : le facteur dominant de la situation, c'est l'imperturbable soutien à GW et à sa politique dans les sondages, ce cas qui est l'un des exemples les plus massifs dans l'ère de la science statistique (sondages) de la « tyrannie de la majorité ». Au bout du compte, il paraît hautement improbable que toute la tension en train de s'accumuler, avec la radicalisation des positions qui ne parvient pas à s'exprimer (cas de l'opposition) et qui apparaîtra en pleine lumière lorsque l'hypothèque des sondages se dissipera (si elle se dissipe, — après tout ...), — il paraît hautement improbable, disons-nous, que tout cela ne se manifeste pas par une crise massive le moment venu. Cette fois, ce sera une crise intérieure.