Une victoire tactique US qui renforce la perspective de l’affrontement stratégique avec l’Europe

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Une victoire tactique US qui renforce la perspective de l’affrontement stratégique avec l’Europe


24 mars 2005 — D’une façon générale, la quasi-décision de reporter le débat, ou de reporter la décision sur la levée de l’embargo des armes européennes vers la Chine est considérée comme une victoire de l’administration GW Bush, — donc, par conséquence logique, puisqu’il faut bien un perdant lorsqu’il y a un gagnant, une grande défaite pour l’Europe. Ce point est déjà intéressant : qu’il y ait un gagnant et un perdant signifie qu’il y a eu affrontement, et c’est un affrontement entre USA et Europe. Nul ne s’en était avisé précisément en Europe. L’idée d’un affrontement est déjà un anathème par rapport au catéchisme transatlantique auquel nous sommes contraints chaque jour.

Les commentaires sont donc d’une description de la claire victoire américaine, — sans grand plaisir lorsqu’il vient d’un Jim Lobe dont on sait les opinions dissidentes à Washington : « …an important political victory for Bush and a boost for neoconservative and nationalist hawks in and out of the administration who favor the pursuit of a more-aggressive containment policy against China in ever-closer collaboration with both Japan and Taiwan. » Ils sont aussi, même lorsqu’ils viennent d’un commentateur du Times (Gerard Baker) dont les tendances sont beaucoup moins anti-Bush que celles d’un Lobe, assortis de considérations acides, montrant indirectement ce qui est pour nous l’essentiel, — que rien n’est vraiment fini dans cette querelle. Vous savez effectivement que rien n’est fini lorsque Baker conclut : « The EU has now got cold feet about lifting the embargo. What looked like such a smart move a year ago has now put the EU in the uncomfortable position of choosing between seriously irritating the US or angering China. »

Dans cette affaire qui devrait devenir une curiosité de notre époque tant elle la caractérise bien, les deux principaux intéressés ont agi au départ et le plus long du chemin faisant comme si la chose avait peu d’importance, — ce qui était le cas initialement. Une tierce partie, qui n’avait rien à dire mais qui dit son mot sur tout (les USA, bien sûr), est intervenue, a dramatisé le débat et a remporté une victoire. C’est une victoire tactique qui va installer définitivement la question chinoise au centre d’une crise transatlantique aiguë.

• Les Européens ont envisagé cette question de l’embargo des armes du strict point de vue économique (pour les institutions communautaires et certains pays) et des usages diplomatiques (certains autres pays partisans de la levée de l’embargo). Qu’il y ait eu ici et là des arrière-pensées (l’évolution vers un monde multipolaire, idée française) ne fait aucun doute, mais les arrière-pensées, surtout celles qui naissent chemin faisant, ne font pas une politique. (L’idée chez les Français du monde multipolaire est le constat d’un fait plus que l’objectif d’une politique.)

• La Chine, elle non plus, n’a pas apprécié le problème à sa réelle importance, effectivement suscitée par les USA. Elle a adopté il y a dizaine de jours la loi anti-sécession (contre l’indépendance de Formose) au pire moment des “négociations” entre les USA et l’Europe. Involontairement, elle a donné aux Américains un argument supplémentaire et elle a fait s’effriter le front européen en procurant un biais pour les Britanniques qui ne cherchent qu’à éviter d’avoir à traiter la question lors de leur présidence de l’UE (juillet-décembre 2005) et en renforçant l’argument anti-chinois des humanitaristes et moralistes des pays nordiques et allemands (écologistes notamment, totalement allergiques à la responsabilité politique et à la logique de l’analyse).

Victoire américaine tactique mais nullement stratégique. Le résultat de ce qui n’est qu’une étape dans la crise se ramène à plusieurs points :

• L’existence désormais d’un motif rampant de tension entre l’Europe et les USA, avec les “négociations” USA-Europe sur le sujet, puisque la décision n’est que postposée et devra continuer à être débattue. Or, la position américaine est et restera : l’embargo reste en place, point final. Les “négociations” ne seront que l’occasion d’exacerber l’opposition de deux positions irréconciliables, malgré la volonté effrénée des Européens de trouver un arrangement.

• Devant cette péripétie, la Chine va être conduite à un peu mieux comprendre les enjeux réels de la situation transatlantique. C’est-à-dire qu’elle devrait finir par comprendre qu’il y a là, pour elle, un enjeu stratégique et non un enjeu tactique.

• Les conditions générales vont aller s’aggravant : la Chine de plus en plus puissante, comptant de plus en plus comme partenaire économique et commercial de l’Europe, ce qui rendra de plus en plus absurde le maintien de l’embargo. Les sornettes de la politique des droits de l’homme (ça compte avec la Chine et la Tchétchénie, jamais avec l’attaque de Falloujah et les prisons de Guantanamo et ailleurs) devraient finir par en venir sur cette question chinoise à leur vraie dimension d’irresponsabilité. L’aggravation du fossé entre ces constats et les pressions US pour une politique agressive anti-chinoise va rendre cette situation de plus en plus intenable pour les Européens.

L’important n’est pas, pour l’Europe, en termes de victoires et de défaites. L’Europe n’a aujourd’hui aucune stratégie ni aucune politique étrangère, non pas impuissance mais par volonté de n’en pas avoir. Lorsqu’elle paraît avoir de l’une ou de l’autre, c’est parce qu’un État-membre la manipule pour qu’il en soit ainsi ou parce que l’Amérique crie “au loup” et affirme que l’Europe existe. Tout (une défaite comme une victoire, qu’importe) ce qui contribue à forcer l’Europe à réaliser une position stratégique ou/et politique est une “victoire” sur la voie d’une situation où l’Europe sera obligée effectivement d’avoir une politique et une stratégie. Ce n’est pas un ministère ou une Constitution qui lui donnera cela, mais la pression des événements extérieurs. La “défaite” en cours dans la crise de la levée de l’embargo y contribue.