Le remplacement des “Trident” révèle l’angoisse britannique de la dépendance américaine

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Le remplacement des “Trident” révèle l’angoisse britannique de la dépendance américaine


2 mai 2005 — Le quotidien The Independent publie aujourd’hui un article annonçant que Blair a pris la décision de principe de développer une nouvelle génération de sous-marins nucléaires (SSBN) lanceurs d’engins à têtes nucléaires (SLBM) ou assimilés, à portée stratégique. Il s’agit de remplacer les quatre sous-marins SSBN américains lanceurs du SLBM Trident qui équipent la Royal Navy depuis les années 1990. Les SSBN Trident commenceront à être décommissionner à partir de 2024, ce qui laisse une vingtaine d’années pour organiser la succession.

« Tony Blair has secretly decided that Britain will build a new generation of nuclear deterrent to replace the ageing Trident submarine fleet at a cost of more than £10bn — a move certain to dismay thousands of Labour Party loyalists in the approach to polling day.

» The disclosure that the decision has already been taken will expose Mr Blair — who has struggled throughout the election campaign to fend off accusations that he lied over the Iraq war — to fresh allegations of deception. He said last week that the decision would be taken after 5 May.

» But The Independent has learnt that he has already decided to give the go ahead for a replacement for Trident to stop Britain surrendering its status as a nuclear power when the Trident fleet is decommissioned. The choice over the type of nuclear missile system that Britain will deploy is yet to be made. One Labour candidate described the new deterrent as “Blair's weapons of mass destruction”.

(…)

» Both the Liberal Democrats and the Tories support the retention of a nuclear deterrent, but Mr Blair will face a battle with his own party. Rows over the British nuclear deterrent split the Labour Party in the 1980s and made it unelectable, until Mr Blair took over as leader and finally ditched any lingering support for the Campaign for Nuclear Disarmament.

» But since the end of the Cold War in 1989 and the 11 September 2001 terrorist attacks in the US, the nature of the threat has dramatically changed. Many Labour members believe Britain faces a greater threat from terrorists with a “dirty” nuclear bomb than a rogue state firing sophisticated nuclear weapons.

» Trident is virtually useless against such a terrorist threat, because the enemy does not present a target. The US is converting some of its Trident missile submarines to fire conventional cruise missiles, armed with tactical warheads, instead of the unwieldy ballistic nuclear missiles. »

Le débat sur l’utilité du nucléaire aujourd’hui est pavé de bonnes intentions, de faux procès et d’arrière-pensées. Sur le fond, il est évident que l’intérêt de continuer à disposer d’une force nucléaire n’est pas vraiment discutable, — dans tous les cas, si l’on considère toutes les possibilités existantes où cette dissuasion pourrait jouer (et le “toutes” invite à des réflexions audacieuses). La réduction du danger stratégique majeur aux menaces terroristes et aux ADM correspondantes est évidemment inacceptable si l’on pense à l’échelle d’un demi-siècle, alors qu’elle est terriblement suspecte à l’échelle présente. La dissuasion nucléaire, le statut de puissance nucléaire, constituent aujourd’hui un élément fondamental de la souveraineté et de l’indépendance d’une puissance, lorsque cette puissance est déjà nucléaire. Abandonner cette dissuasion constituerait un acte irresponsable.

Cela écrit, il faut considérer le Royaume-Uni comme un cas particulier, surtout lorsqu’on évoque la garantie de souveraineté et d’indépendance que donne la dissuasion nucléaire. Ce constat est vrai pour un pays comme la France, il l’est beaucoup moins pour le Royaume-Uni. Survient alors toute la problématique spécifiquement britannique de la dépendance des Etats-Unis, — laquelle dépendance est aujourd’hui complète avec les Trident. La question de la modernisation par remplacement de cette flotte devient alors très différente et s’énonce de cette façon: en remplaçant leur actuelle force de dissuasion, les Britanniques se libéreront-ils de la dépendance US? Le problème est d’une brûlante actualité.

Le texte de The Independent est intéressant parce qu’il est plein d’allusions, — à notre avis complètement involontaires dans le sens que nous lui trouvons, et, dans tous les cas, à interpréter de façon indirecte — à cette problématique. Ces allusions involontaires sont le signe que le dilemme stratégique britannique (faut-il rester complètement intégré dans l’alliance américaine?) est aujourd’hui au cœur de toute la réflexion stratégique, y compris celle qui concerne une décision à prendre dans les presque vingt années qui viennent, pour 2024.

Voici quelques exemples montrant que la question, sous la forme d’une mise en question, des relations avec les USA est au cœur de cette problématique. Il n’y avait aucun sentiment de cette sorte lorsque les Britanniques acquirent les SLBM Polaris en 1962, et les SLBM Trident en 1985, ces acquisitions impliquant une totale dépendance des Américains. Le débat là-dessus n’existait pas; il existe aujourd’hui.

• Une source du MoD, citée dans l’article, précise: « The decision [to replace Trident] has been taken in principle very recently. US law does not allow the US to build bombs for us. We have to build our own. » Un peu plus loin, l’article précise, toujours dans le domaine législatif qui implique une situation aujourd’hui différente, lorsqu’elle est comparée à 1962 et 1985: « But nuclear non-proliferation agreements forbid Britain from exchanging nuclear technology with the US, and so they would have to be equipped with British-made nuclear warheads. »

• Cette intention de s’en remettre aux seules capacités nucléaires britanniques est réaffirmée : « Aldermaston, Britain's nuclear bomb-making facility, has been hiring physicists and mathematicians for the past year to retain the capability to build a new nuclear weapon when a new system is agreed. The source explained: “If you looked at the scientific press over the past year you would have seen an increase in advertisements for everything. It's mostly physicists and mathematicians, but it's a sign we are gearing up.” »

• Pour ce qui concerne les systèmes hors de l’arme nucléaire impliqués dans ce projet, les intentions semblent également d’aller vers le tout-britannique: « Defence experts said the replacement for Trident would still be based on submarines, which are less vulnerable to counter measures. New submarines could be built in British yards, saving thousands of jobs. Britain could buy the missiles “off the shelf” from the US. The front-runner is a new generation of cruise missiles, based on the RAF's air-launched weapon, Storm Shadow, with its range increased. » Quoique la formulation reste ambiguë, il semble que nous devions comprendre que la solution d’acheter américain “sur étagères” ne soit pas favorisée. Le Storm Shadow est le nom donné au missile de croisière européen (franco-anglais), dont le Scalp est la version française. Le Storm Shadow a réalisé, en Irak, des performances qui ont stupéfié les Américains et le placent largement au-delà du Tomahawk américain.

• Même les opposants au renouvellement du nucléaire, essentiellement des pacifistes travaillistes, s’y opposent en référence aux liens avec les Américains, et aux risques que ces liens impliquent. C’est le cas de l’ancien ministre Clara Short: « It's just a symbol saying that Britain is in the big league, but if you need nuclear weapons to be in the big league, it's no wonder India and others want them. But when is Britain ever going to use a nuclear weapon when the US isn't? I would favour Britain becoming a leader in getting the non-proliferation treaty updated and back on course rather than going along with American breaches of it. »

• Dans l’historique que trace The Independent de la force nucléaire UK, apparaît une formulation complètement inhabituelle pour cette sorte de compte-rendu (les passages soulignés par nous en gras): « The first British Polaris submarine went on patrol in 1968, an event signalling two changes that are still in effect to this day — the UK “independent” deterrent began to be operated by the Royal Navy, instead of the RAF, and became directly dependent on the Americans. » La chose était jusqu’ici implicitement connue mais vertueusement passée sous silence, surtout dans la presse générale; qu’elle soit brutalement affirmée comme ici, jusqu’aux guillemets amers de “independent”, avec une référence actuelle (“still in effect to this day”), a une réelle signification implicite.

• On ajoutera que le rappel, dans cet article, de l’aventure du “Skybolt” est également très pesant aujourd’hui, où la question du ravitaillement en hautes technologies de l’armement est posée à cause du comportement US. La formulation de The Independent montre combien la décision US d’abandon du Skybolt priva le Royaume-Uni de son indépendance, et dans une mesure où cette formulation pourrait faire croire à une manœuvre des Américains dans ce but, — et une manœuvre réussie, laissant à penser pour aujourd’hui: « Britain had counted on buying a US missile to do it, Skybolt. In 1962 the US cancelled Skybolt, thereby hoping, many thought, to deprive the UK of its independent capability. British strategic defence policy was suddenly in tatters. »

• Enfin, cerise sur le gâteau pour nous rappeler d’autres débats à venir du même type au Royaume-Uni: « Labour left-wingers are also gearing up to oppose the basing of America's national defence system in Britain, and any plans to site US missiles on British soil, which some claim would breach non-proliferation treaties. »