Session de décryptage : ce que Washington pense de ses relations avec l’Europe à l’heure de la menace du “non”

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Session de décryptage : ce que Washington pense de ses relations avec l’Europe à l’heure de la menace du “non”


25 mai 2005 — Le petit messager John Vinocur nous ayant livré un texte d’atmosphère sur ce qu’on pense à Washington de la possibilité d’un “non” à la Constitution, allons-y de notre travail de décryptage. Ainsi, in illo tempore, les kremlinologues s’attelaient-ils à la tâche de comprendre ce qu’on pensait au Kremlin, à telle ou telle occasion, avant 1985 (jusqu’à l’arrivée de Gorbatchev, l’homme de la glasnost) ; ainsi faudrait-il officialiser le pléonasme assez lourdingue de “washingtonologue” (“américanologue” serait d’un abord sémantique plus sympathique mais il impliquerait les Américains, ce qui serait injuste pour eux) pour mener le travail de décryptage de ce qu’on pense à Washington.

Ce texte de Vinocur est finalement assez surprenant. Nous avons tendance à l’apprécier comme très véridique, parce que les méthodes de communication du système font que, sur de tels sujets, en de telles circonstances, l’action de déformation de la propagande ou du virtualisme est minime. Du point de vue de ceux qui ont décidé de faire l’article, de ceux qui l’ont fait (y compris ceux qui ont collaboré en répondant aux questions du petit messager), il s’agit bien d’un “message” : il s’agit de signifier d’une façon la plus large possible ce que Washington pense de la situation en Europe à la lumière de l’évolution des perspectives (menace du “non”) du référendum en France (et aux Pays-Bas puisque, de plus en plus, on a tendance à lier les deux événements). Dans le chef du système, cette mission d’évaluation et d’information est trop importante pour qu’on la déforme sciemment.

Essayons de décrypter.

• D’abord, il n’y a aucune joie particulière à Washington pour l’éventuelle possibilité, soit d’un affrontement intra-européen, soit d’une désunion européenne. Cela nous paraît complètement vrai, et correspondre à la complexe psychologie de l’américanisme : autant Washington dénonce l’Europe comme un concurrent, un “faux-frère”, un allié récalcitrant ou pleutre, autant Washington complote pour désunir l’Europe dans telle ou telle circonstance, — autant Washington juge paradoxalement avoir besoin d’un partenaire stable et puissant quand on se met, dans les bureaux de l’administration et des think tank, à penser d’une manière appuyée et qui se veut raisonnable. Insistons sur notre conviction à cet égard : cela n’est pas feint. L’histoire est absolument pleine, depuis plus d’un demi-siècle, des manifestations de cette contradiction. D’une façon générale et assez logique selon la psychologie contradictoire de l’américanisme, c’est quand l’Europe semble aller bien qu’elle est dénoncée parce qu’elle est crainte ; c’est quand elle semble aller mal qu’on appuie l’option unitaire parce qu’on craint alors de perdre ce “partenaire stable” dont on réalise qu ‘on a besoin.

(Cette tendance pro-unitaire des US est également historique : à la base de la construction européenne, on trouve , à côté des efforts des Européens partisans de la chose, une volonté américaine de renforcer l’Europe en en faisant un bloc qui serait un partenaire, une puissance complémentaire [et, on l’espère, obéissante] de la puissance US, et, on l’espère également, l’agréable se joignant à l’utile, un grand marché où les complications européennes qui sont le casse-tête des investisseurs yankees pourraient être réduites. Le Plan Marshall fut lancé pour unir l’Europe autant que pour la relever économiquement.)


Vinocur : « European credulity can be challenged or even offended when the Americans insist a self-confident and united partner is preferable to a stumbling, negative, self-obsessed one.

» But officially, and in truth, there will be no flush of schadenfreude in Washington if the referendums in France on Sunday and then in the Netherlands on June 1 are voted down in demonstrations of democracy's eternal contrariness. (Although very private, off-message titters, perhaps 30 seconds' worth, may be tolerated in certain quarters here.)

» For one thing, a negative outcome requiring Europe to rethink its future path very likely means slowing down the entry process of Turkey and Ukraine into the EU - both projects for Europe's future that the Americans stand behind. The more advanced candidacies of Romania and Bulgaria, both Bush administration buddies, could falter too. All this does not go in the direction of the administration's notion that an enlarged, coherent EU partner is actually its best possible European play. »


• Une deuxième attitude disant que, finalement, rien ne changera, que ce soit “oui” ou “non”, est résumée par cette phrase: « Still, in terms of American policy, a high administration official said that “relations with Europe won't change that much” as a result of the referendums, whatever happens. » Cette attitude est explicitée de deux façons, qui correspondent à deux humeurs particulières du système.

• La première est que cela ne changera pas grand’chose parce que, de toutes les façons, l’Europe ne compte plus guère. C’est la réaction un peu méprisante de l’hubris américain, particulièrement actif à l’encontre des Américains. « If the possible existence of an EU Contingency Plan B in the event the constitution is voted down makes for heavy debate in Europe, there just isn't a just-in-case scenario on Washington's side. Not worth the effort. Don't necessarily call this disdain; rather, the reality here these days is that Europe constitutes a subordinate, less-than-central issue. »

• La deuxième explication est la plus intéressante et la plus fondamentale : la conviction US est qu’une certaine hostilité et une mésentente de perception fondamentale engendrant une séparation de substance des stratégies européenne et américaine caractérisent désormais en substance les rapports USA-Europe. Curieusement, les Américains se rapprochent ainsi de la réalité d’influence de la situation européenne, contre les “réalités” de comptabilité qu’ils ne cessent eux-mêmes de brandir. Cela signifie qu’ils donnent une dimension “européenne” à l’opposition du couple franco-allemand (qui réunit 4 à 5 pays sur 25) et une dimension anecdotique aux 18 pays de l’UE (10 à l’Est, 8 à l’Ouest) qu’ils avaient réussi à réunir en soutien de leur politique irakienne en janvier février 2003.


« Basically, what I'd say, based on conversations last week, is that America doesn't see the probability of a shift in European strategic attitudes as a result of the referendums. Indeed, like the Europeans, the day after a negative vote the Bush administration would be faced with insisting that everything in Europe was fine, nothing had changed, and that the EU's trans-Atlantic relations were a brilliant example of mature continuity.

» On Europe's notional place in the world, the fact is the administration, quite rightly, can't imagine a new, chastened tone emerging that would differ from Chirac or Schröder's current honk on their distance from the United States. Or find any sudden European interest in completely abandoning its still possible arms sales to China, or in telling North Korea to behave, or insisting to the Chinese that they push the North Koreans in the direction of reason.

» Just the same, the administration is taking aim at the accusation that it is openly contemptuous of a Europe it's seen to regard as unable to face strategic problems beyond its front yard. Or, for those who consider that contempt reasonable, rebutting the charge the United States is insufficiently subtle to entice Europe to a higher level of involvement on the widest strategic questions. »


Notre conclusion: de façon assez inattendue mais finalement pas illogique, les problèmes de l’Europe sont, pour les Américains, l’occasion de comptabiliser leurs propres querelles avec les Européens et de les juger inéluctables, en même temps que de préconiser une attitude réaliste et même attentiste impliquant de ne pas tenter de profiter de ou d’accentuer les divisions européennes. C’est une attitude qui rappelle la politique américaine de l’apeasment avec l’URSS, pendant la Guerre froide. (On sait qu’on ne se réconciliera pas avec l’URSS mais on la ménage et on participe même à la consolidation de sa stabilité pour stabiliser les relations qu’on a avec elle.) Il n’est pas interdit de juger cela ironique.