Abracadabrantesque? Après tout, pourquoi pas…

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Abracadabrantesque? Après tout, pourquoi pas…


1er juin 2005 — Hier, 20H00, Chirac, l’homme qui est comme la France, « qui ne sait plus où il est ni où il va » (Eric Zemmour), a fait l’apologie du “modèle français”, — modèle dynamique, entreprenant, social, modèle de dialogue, rien à voir comme chacun sait avec le “modèle anglo-saxon” qu’une sorte de complot prétendrait nous imposer… Ah ça non alors!

Les “non” n’avaient donc pas tout à fait tort. On les a entendus, on leur donne même, aux dernières nouvelles, de Villepin, l’homme qui dit “non” (une sorte de prescience, non?) à l’Amérique, devant le monde rassemblé en ONU et médusé d’admiration, et qui applaudit en standing ovation; et Sarkozy, l’homme qui est reçu par Condoleeza Rice, qui est acclamé par William Kristol dans l’édito du Weekly Standard, qui pense que la France va se réformer grâce à l’Europe, — qui parle tout de même, dans son intervention de dimanche soir, de “protection” nécessaire (du “modèle français”?) … « Et tout ça fait d’excellents Français », chantait, en 40, le grand Maurice la gouaille, devant les troupes encroûtées dans la Ligne Maginot. La France mélange le sublime et le médiocre, à l’image du monde.

Il y a des boulevards pour déverser par conteneurs entiers l’ironie, le sarcasme, la fureur pour ceux qui dramatisent la scène du monde en dramatisant leur propre jugement, sur l’avant-scène du théâtre politique français. Chirac, — ce “caméléon roboratif”, comme on le décrivait, — est peut-être bien sur le point de s’adapter. Leader des “non”, Chirac? Après tout, là où la majorité est, là se déplace le Président à la vitesse de l’éclair. Julien Dray, socialiste légaliste tendance-Hollande, n’en croyait pas ses oreilles sur I-Télé, hier soir à 20H00 et des, d’ailleurs jusqu’à les fermer (« Je ne l’écoute plus, depuis 10 ans c’est la même chose, des mots, toujours des mots, rien que des mots »).

Il ne faut pas d’attarder aux détails, à ce théâtre virtualiste qu’est devenue la scène politique, sous peine d’user vainement son esprit critique. Les socialistes, comme les autres, n’ont que des mots à nous offrir, larmoiements et vertu outragée sortis d’un régime qui a réussi à mettre Le Pen en numéro deux à la dernière présidentielle. Dray, hier soir, pour contrer Chirac, nous offrait la perspective du “grand soir”, mais plutôt des braves petits opérateurs sur ordinateur que des OS de chez Renault ; c’est d’un postmoderne à faire peur.

Citons encore Joseph de Maistre (en 1796), sur la Révolution et ceux qui, prétendument, la firent : « On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement. » Chirac n’est pas un scélérat “qui tombe ignoblement” et nous tenons à notre analogie: oui, le 29 mai 2005 est un “moment sublime” de l’Histoire, qui vaut en importance la grande Révolution française. Que les hommes nous y semblent petits et bien bas, et sans conscience réelle, n’a rien pour étonner. Cette situation règne partout. Les tourniquets de Chirac doivent nous paraître moins méprisables que le constat fait chaque jour qu’on trouve, dans les librairies, du BHL à profusion et plus du tout du Joseph de Maistre (sauf chez les bouquinistes d’occasion, derniers îlots de liberté).

Cette grande tendance des hommes petits et bas est universelle et à travers tous les temps, elle court comme un tapis rouge bien plus qu’un fil rouge au long de l’histoire des hommes. Tout de même, nous sommes gâtés ces temps-ci, peut-être comme jamais. Cela ne doit pas nous interdire le sens de la mesure; s’il faut choisir, nos petits hommes sont préférables à un monde où l’on a proclamé que la force, ou la ruse, ou la combine peut donner le pouvoir d’installer une nouvelle réalité et où l’on en use pour faire d’un nain insignifiant un géant considérable. (Qui a reconnu GW est responsable de sa perspicacité.)

Cela ne doit pas trop nous préoccuper puisque Montherlant avait raison (« Va jouer avec cette poussière »), et Malraux avec lui (« L’homme, ce misérable petit tas de secrets »). Il est bien possible que, demain, Chirac passe à l’acte, lui qui avait glissé à l’oreille de Tony Blair: « Mon cher Tony, si les Français votent non vous allez voir ce qu’est un Thatcher à la française. » Tony Blair est-il plus estimable? Nous avons les scélérats de notre époque. Un scélérat qui se fait instrument du peuple parce qu’il est caméléon est plus sympathique qu’un scélérat qui a la foi à la place du peuple, — plus sûr le scélérat sans conscience que le scélérat qui a une conscience pour nous.

Chirac est “abracadabrantesque”. Il n’a donc pas fini de nous laisser coi. Eh bien, si c’est le cas, qu’il fasse son travail, qu’il soit un “Thatcher à la française” pour le bien de l’Europe. (Les Français font toujours quelque chose “à la française” pour le bien de quelqu’un d’autre qui n’en demandait pas tant. Eh bien, cela n’a pas si mal réussi jusqu’ici.)

Quant aux Français, dont nous sommes mais du dehors, nous avons ce conseil à leur donner: qu’ils n’oublient jamais, mais jamais en vérité, que si la crise est grande dans le beau royaume de France, elle est bien pire ailleurs, dans cette Europe qui est le champ de ruines des illusions post-modernes. Ne craignez pas, Français, de dire “non” à cette Europe-là. (Venez donc en Belgique où les caméléons ne sont même pas roboratifs, — ils n’ont nul besoin de changer de couleur là où la couleur est uniformément grise, — vous en serez instruits.)