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2019Nous sommes à la veille du 29 mai. Laissons de côté les pronostics, les certitudes et les incertitudes. Cessons de jouer au loto. Essayons de comprendre l'“esprit” de cette campagne référendaire, qui renvoie à une autre époque tout ce qui a précédé (y compris la glorieuse campagne de Maastricht). Tentons de distinguer l'aspect “sublime” de ce moment de l'Histoire.
Une fois de plus, le dilemme du chroniqueur trop attaché aux événements du temps courant. En choisissant de consacrer une analyse au référendum français, — une de plus, qui nous paraissait impérative, —nous nous trouvions devant la perspective de donner à lire un texte écrit dans l'incertitude de la campagne, à des esprits qui connaîtraient la certitude du résultat. Il fallait choisir quelque chose qui fût intemporel et qui, dans le feu de l'action, tentât déjà d'en dégager l'esprit.
Des événements autour des 2-3 mai, déjà signalés par ailleurs, nous en donnèrent l'occasion. Nous les résumerons à deux, qui nous suggèrent la voie à suivre.
• Le premier est cette quasi-analogie, dans le cas de cette paternité que Chirac livra aux Français le 3 mai au soir, devant ses journalistes habituels. Il fit de la Constitution européenne la fille spirituelle de la Révolution française. Cela devrait, avaient pensé les esprits féconds de la communication, plaire au “peuple de gauche” de la France, prétendument le plus rétif.
• Le second est ce rassemblement, en troupeau culturel et européen, des artistes également européens, les 2 et 3 mai, à Paris, berceau et relais obligé de la civilisation européenne. Il faut prendre la mesure de ce rassemblement extraordinaire, liberté d'esprit et force de création mises en troupeau pour faire assaut de conformisme. Il faut songer à ce qu'en eussent dit Baudelaire, Flaubert, Tocqueville et les frères Goncourt, ces grandes âmes si pleines de tristesse accablée devant l'esprit démocratique. Les artistes s'exécutèrent. Ils firent leur florilège. Ils dirent ceci (en anglais international, car c'est la langue qui convient aux pensées profondes). « I am voting 'yes'. It is as if you were walking by a stream and you came to a river. What do you do? Stay on the river bank? No. You get on a boat and see where it takes you. » (Jeanne Moreau) « Don't bore yourselves reading all 800 pages of the treaty. Just vote 'yes'. It's so important. » (Viviane Westwood, styliste à Londres) « We, the French, cannot remain outside Europe. That would be taking a step backwards. It would not be a good thing. » (Johnny Halliday) Retenez ces phrases, it's so important.
Nous pourrions ironiser en observant que nous voilà si chargés des réflexions de l'Art sur l'événement, que nous pouvons aborder l'analyse de l'événement. Nous ne le ferons pas (quoique, dire qu'on ne le dit pas, c'est tout de même le dire...). Il n'empêche: ces quelques citations et avis nous suggèrent la voie, d'une façon assez arrangeante.
Il existe aujourd'hui un intérêt nouveau pour les antimodernes. Antoine Compagnon, qui est professeur de lettres françaises à la Sorbonne et à Columbia (New York) consacre une étude sur ce courant politique (Les antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes). Les antimodernes ne sont pas simplement des traditionalistes ou des “réactionnaires”, ou des conservateurs. Il s'agit d'abord de modernes déçus par le modernisme et devenus les ennemis les plus acharnés du modernisme. (Un peu comme on fait les meilleurs anti-communistes et anti-américanistes de ceux qui furent admirateurs de l'URSS et des USA.) Inutile d'ajouter que la cohorte des antimodernes, depuis la révolution française (c'est à ce moment que naît ce courant), est prodigieuse d'abondance et de talent, en France bien entendu mais aussi hors de France (Burke, Joseph de Maistre, Chateaubriand, Baudelaire, Flaubert, Schopenhauer, Nietzsche, Péguy, Proust, Bataille, Barthes, etc.)
Un des chapitres du livre de Compagnon est intitulé: “Sublime”. Il caractérise l'un des aspects de la pensée des antimodernes, pour ce sentiment esthétique qui dépasse le Beau, qui se situe “par-delà le Bien et le Mal” (l'événement sublime peut-être bon et mauvais dans ses effets politiques, il a quelque chose à la fois de magique et de métaphysique). Cette partie commence également sur un rappel de la distinction fondamentale que faisait Joseph de Maistre entre la “politique expérimentale” (la politique courante s'appuyant sur l'expérience hist- orique) et la “métapolitique” (celle qui manifeste l'Histoire dans ses grands courants, jugée providentialiste par Maistre). Maistre expliquait son appréciation par une référence à Saint-Paul: « Ce monde est un système de choses invisibles manifestées visiblement. »
Joseph de Maistre est le premier des antimodernes et il l’est parfaitement puisqu'il vient de la franc-maçonnerie et des idées des Lumières. Devenu anti-révolutionnaire radical, autant par la pratique que par la lecture de Burke, il ne cessera d'apprécier la Révolution comme l'événement proche du Mal absolu et pourtant comme un “moment sublime” de l'Histoire. Il l'observe comme un événement dévastateur, sauvage, vulgaire, mais portant en lui une fécondité cachée et les germes d'une renaissance, peut-être justement à cause de sa radicalité. La Révolution n'est pas un événement, c'est un temps historique nouveau.
C'est ainsi que la Révolution est “sublime”, par ses aspects horribles et détestables, côtoyant des aspects d'une importance créatrice potentielle incommensurable. Chirac, avec sa filiation entre la Révolution et la Constitution, qui est une des plus mirobolantes trouvailles de communicateurs-historiens plutôt que d'historiens sachant communiquer, ouvre la voie à notre hypothèse. Au moins, son idée, celle du communicateur-historien, aura servi à quelque chose.
C'est en effet l'idée du moment métapolitique “sublime”, à l'image de la Révolution, que nous voudrions proposer pour le référendum. Loin de nous, — récrions-nous vertueusement, — d'y voir la cruauté et la violence de la Révolution. Nous vivons des temps différents. On ne massacre plus de façon salissante. La peine de mort est abolie. Les droits de l'homme sont partout proclamés. Si la TV n'est pas là, le massacre n'existe pas. Si elle est là, le massacre est progressiste (« les bombardements humanitaires » de Havel, du temps du Kosovo) ou de haute technologie et au profit exclusif de la démocratie (Irak). D'ailleurs, comme en Irak, “notre politique est de ne pas décompter les morts civils”. Bref, l'âme et la conscience en paix, ce qui est un beau progrès par rapport à la Révolution. Néanmoins, nous tenons à notre analogie référendum-Révolution.
L'état dépressif de la société française et l'état crépusculaire des élites françaises ne pouvaient laisser espérer autre chose que ce que nous eûmes durant la campagne, si l'on s'en tient à son seul contenu politique. Dans ce cas, le “oui” et le “non” partagent une responsabilité semblable. Ni les uns ni les autres, chez les partisans des deux camps, ne parvinrent vraiment, du point de vue politique, à offrir cette alchimie miraculeuse qu'on nomme, d'une expression malheureusement galvaudée: élever le débat (le rendre plus grand et plus noble). A aucun moment, on n'eut la sensation, toujours dans ce domaine du contenu, d'atteindre à ce que nous avons désigné, par le rappel historique ci-dessus, comme un “moment sublime”. Nulle part il ne manqua de volonté affichée, de tentatives échevelées d'y parvenir, mais l'on ne parvint qu'à la pompe et à l'emphase, à la rage impuissante, au travers arrogant de la censure intellectuelle et de la terreur conformiste, à la faiblesse de se réfugier dans la victimisation. Cette campagne fut, comme on dit dans le parler local en Wallonie, du type “ji vou, ji n'pou” (“je voudrais bien mais je ne peux pas”, en substance: “je voudrais bien être mais je ne peux pas, sinon paraître”).
Le “oui” ne parvint pas à écarter les deux travers dont est affectée l'action des élites, qui sont les seules et piètres armes dont ces élites disposent pour ne pas céder à la honte de la réalisation du conformisme de fer auquel elles se soumettent: la propagande et l'affirmation terroriste. Il y eut un déluge de propagande par tous les moyens dont dispose l'âme damnée de ces élites, qui est la communication. Il y eut le négativisme de la diabolisation de l'adversaire, sa réduction à des travers indignes et injustifiés (le « on ne peut être européen et voter non », simplement grotesque). Il y eut la description a contrario d'un tableau apocalyptique en cas de victoire de cet adversaire. Ce dernier point a constitué le principal argument de la campagne du “oui”, — l'isolement de la France en cas de “non”. C'est un argument indigne, dont l'indignité fut renforcée du grotesque involontaire de faire appel à des élites européennes rameutées en masse à Paris, montrant que le débat était européen et non français, et que tout pouvait arriver en cas de victoire du “non”, sauf l'isolement de la France. Le jugement britannique (« If Britain alone votes no, it is a problem for Britain. If France votes no, it is a problem for Europe ») fut confirmé par le Commissaire européen à la justice (27 avril, Le Figaro): si la France vote “non”, « à mon avis, on va devoir rouvrir le débat public européen. Si la France, pays fondateur, vote non, cela démontrera qu'il y a un déficit de légitimité populaire en Europe. Il faudra alors engager le débat bien plus largement, notamment avec les Parlements nationaux. »
Le “non” fit une campagne furieuse, rageuse ou ironique, souvent confuse et à fleur de peau, ou bien trop technicienne pour faire mesurer l'ampleur de l'enjeu. S'il tentait d'être lyrique, il l'était sans substance, ramenant le problème européen à des récriminations françaises, prêtant ainsi le flanc à la critique d'anti- européanisme qui lui était adressée. D'une façon générale, le “non” se présenta en position défensive, même lorsqu'il était en tête. Le “non” a manqué d'imagination et d'audace, il a manqué l'occasion d'être effectivement européen, — alors qu'il l'était évidemment. Il a raté l'occasion sublime (le mot est bien là) qui est l'article sur la dépendance de l'OTAN, sur l'indépendance et l'autonomie de l'Europe, — c'est-à-dire sur l'“Europe-puissance”. A ce point, un vrai, grand, sublime débat eût été ouvert et là, vraiment, le meilleur et le plus digne l'eût emporté. Le “non” a fauté et s'est abaissé, quoique dans un autre registre, pas loin du niveau du “oui”. Dommage pour lui. Le “oui” n'a pas saisi l'occasion sublime de son côté, qui eût été de tendre la main au “non”, de le comprendre sans l'approuver, de se poser en rassembleur et d'ainsi confirmer sa prétention d'être majoritaire.
D'un autre côté, cette double déception était inévitable, puisque la campagne a d'abord reflété la crise qui déchire la France, non pas d'une France différente des autres à cet égard, mais d'une France exposant de façon plus nette que les autres un trouble qui touche tous les pays européens.
Cela explique finalement le côté négatif, défensif, de toute la campagne (même si celle-ci ne manqua ni de fièvre ni de passion, — nous parlons du fond qui fut négatif, même si l'esprit fut extrêmement passionné). Cette campagne se trouvait devant le cas difficile de devoir marier une situation nationale qui pesait de tout son poids, — comme c'est la logique même des choses, — et une situation européenne qui était le sujet débattu et sur laquelle tout aurait dû se concentrer. Les deux camps adverses étaient prisonniers de leur incapacité de passer d'une dimension (nationale) à l'autre (européenne), par l'absence d'information concrète (sur la réalité des choses européennes, différant de l'aspect formel d'un texte) et des apriorismes d'une force incroyable qui triomphaient dans les deux camps.
Pour le camp du “oui”, l'amalgame était impossible entre la crise nationale et la crise européenne puisque, par définition, le vote positif doit résoudre la crise française en passant au niveau européen, — où, selon la nécessité de la dialectique virtualiste, ne règne pas la crise, où, effectivement, la situation est un remède de la crise française. Pour le camp du “non”, l'amalgame était également impossible puisque la crise nationale est justement la conséquence de la perversité européenne actuelle, donc la plaidoirie sur la crise française se plaçait, selon une nécessité implicite difficile à écarter, en opposition à une Europe perçue comme malfaisante et manipulatrice.
C'est bien dommage. Si les Français acceptaient l'idée que leur crise est un reflet d'une crise de civilisation colossale, qui touche également l'Europe, le débat “oui”-“non” en fût devenu pacifique et pacificateur, beaucoup plus constructif, pas du tout antagoniste et destructeur, etc. Mais non, bien sûr, il faut que les Français se distinguent, essentiellement en proclamant que cette distinction existe pour mettre en évidence leur différence destructrice. C'est dommage, — mais cela n'est peut-être pas inutile.
Pourtant, pourtant, tout cela n'est pas à jeter à la poubelle. Les acteurs furent parfois d'une médiocrité consternante, plus souvent d'une bonne foi un peu naïve et sans inspiration, très souvent d'une roublardise accablante, presque toujours d'une agressivité stérile. Les acteurs de la Révolution, eux aussi, étaient d'un piètre calibre. Vulgaire, verbeux, pompeux, sanguinaire, avec des foules également sauvages et vulgaires, et, partout, la crainte de n'être pas conforme devant l'affirmation sanglante du désordre devenu majoritaire.
La Révolution... Voilà que la référence revient sous la plume et, avec elle, notre référence à Joseph de Maistre. Certains aspects de la campagne, essentiellement du côté du “oui”, ressemblèrent à la Révolution, le sanguinaire en moins. Lorsqu'on rassemble en troupeau les artistes de l'Europe par centaines, qu'ils sont conviés à célébrer l'Europe et sa Constitution comme on célébrait l'Être Suprême, on se croirait à une de ces fêtes de la fédération, célébrée au grand orgue de la messe par l'évêque d'Autun (Talleyrand), ricanant en-dedans devant le spectacle; ou à une séance de l'Assemblée en 1791 ou 1792, lors des discours-fleuves des députés. Même terrorisme de la pensée, même conformisme zélé et présenté comme l'audace même dans la pensée, etc. Si l'on élargit l'imagerie qui, aujourd'hui, nous sert de “boîte à outils” pour juger de l'Histoire que nous vivons, nous constatons que nous vivons des temps que les commentateurs ont tendance à définir effectivement par la référence à la grande Révolution. Lorsqu'un critique conservateur de la politique de GW Bush (Claes G. Ryn, professeur de politique à l'Université Catholique de l'Amérique) veut affirmer un jugement expéditif pour condamner cette politique, il le qualifie de « Jacobin in Chief » et l'accuse « [of] exporting the French Revolution to the world ».
Ne cherchons pas des analogies d'événements mais justifions-nous plutôt de notre choix par des analogies de tendances fondamentales et de modèles de psychologies triomphantes. Toutes ces choses sont bien plus significatives que les événements, qui dépendent trop de la conjoncture.
La globalisation est déstructurante de l'ordre du monde comme le fut la grande Révolution, avec la centralisation jacobiniste ajoutée au désordre révolutionnaire. Dans ce cadre de la globalisation, le projet européen, où il en est arrivé aujourd'hui selon le cours officiel qu'on lui voit prendre, est perçu comme acquérant une réelle puissance de déstructuration en s'attaquant aux États-nations avec son projet fédéraliste. On savait que c'était là le but mais la campagne du référendum nous fait penser que, désormais, la déstructuration fait sentir ses effets.
Le conformisme terroriste qui sert de “pensée unique”, sur le registre du thème-unique de la démocratie, le symbolisme qui sert d'analyse politique, l'affirmation de l'utopie comme une réalité, tout cela rappelle le climat intellectuel de la grande Révolution. Pour compléter ce domaine, parlons des acteurs de notre temps, hommes et femmes censés conduire la politique.
Les événements sont tels qu'ils se trouvent conduits à utiliser les travers les plus consternants pour maintenir leur position et renforcer leurs thèses dans le régime globalisant et déstructurant, tandis que les systèmes poussent à l'intronisation de chefs d'État et de gouvernement dont la stature peut être résumée par un caractère qui est celui de leur médiocrité et dont l'activité politique est également résumée par l'autre caractère de leur impuissance. Pour autant, qui ne sent combien ces temps sont exceptionnels, uniques, révolutionnaires en essence?
Dans ses Considérations sur la France (1796), Maistre commence par poser le paradoxe que la Révolution est un événement “merveilleux” (un moment sublime de l'Histoire). « Mais la révolution française, et tout ce qui se passe en Europe dans ce moment, est tout aussi merveilleux que la fructification instantanée d'un arbre au mois de janvier; cependant les hommes, au lieu d'admirer, regardent ailleurs ou déraisonnent. » Là-dessus, Maistre ne manque pas d'opposer avec une extrême vigueur le moment sublime de la Révolution et la médiocrité des hommes qui croient l'influencer, en fait qui sont emportés par elle. « On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement. »
Maistre ne s'exclame pas à propos de la Révolution par estime réelle. Au contraire, il la considère comme un événement monstrueux en soi, mais il la place dans une continuité transcendantale; il la glorifie alors parce qu'il la juge comme un événement nécessaire pour précipiter la décadence française et conduire plus vite à ce qu'il juge être la renaissance nécessaire de la France.
La thèse générale de Maistre, qui est le transcendantalisme, le pousse à considérer avec méfiance, voire avec une hostilité complète, les interdits que la raison mal comprise, celle qui déforme l'irrationnel qu'elle ne peut expliquer pour en faire un événement rationnel qu'elle peut juger, oppose aux événements qui la dépassent. « Dans l'ordre physique, où l'homme n'entre point comme cause, il veut bien admirer ce qu'il ne comprend pas; mais dans la sphère de son activité, où il sent qu'il est cause libre, son orgueil le porte aisément à voir le désordre partout où son action est suspendue ou dérangée. »
Maistre engage donc à prendre l'“événement merveilleux” de la Révolution pour ce qu'il est selon lui: une manifestation (divine pour Maistre) qui dépasse l'homme et impose une accélération fondamentale de l'Histoire. (De même, mais cela va sans dire, Maistre condamne-t-il les thèses sur le sens et le progrès de l'Histoire, qui feraient des hommes les maîtres d'oeuvre de la Révolution en tant qu'elle serait un événement progressiste de rupture. Cette sorte de transcendantalisme matérialiste est réduite à néant par le jugement qu'il fait sur ceux qui semblent machiner et “dominer” l'événement qu'est la Révolution, alors qu'ils n'en sont que les jouets. Il ne s'agit que d'une monstruosité de la vanité humaine que cette prétention à prendre la place de Dieu.)
Citons encore Maistre et appliquons ce mot à notre époque; appliquons-le même, plus précisément pour notre propos, aux exclamations incrédules et indignées des partisans du “oui” devant l'entêtement qui leur paraît étrange d'une si grande partie des Français à avoir annoncé leur intention de voter “non”: « Je n'y comprends rien, c'est le grand mot du jour: ce mot est très-sensé, s'il nous ramène à la cause première qui donne dans ce moment un si grand spectacle aux hommes; c'est une sottise, s'il n'exprime qu'un dépit ou un abattement stérile. »
Effectivement, il y a nombre de caractères incompréhensibles dans cette campagne du référendum, comme, de même, dans nombre d'événements qui secouent le monde depuis quelques années, au rythme de la globalisation et de la déstructuration qui en résulte. Effectivement, on pourrait y appliquer l'image de Maistre, s'exclamant devant un événement qu'il n'aime pas, mais dont il apprécie qu'il porte à son extrême la décadence d'un système de toutes les façons condamné, — cela, pour mieux nous rapprocher de sa renaissance par régénération. L'image peut aussi bien s'appliquer de façon analogique à cette campagne du référendum complètement sacrilège, qui met en cause, bien plus qu'en aucune autre occasion, l'un des tabous de notre système qui est la construction de l'Europe vers un État supranational où les nations seront invitées à se fondre, vaille que vaille.
De plusieurs points de vue, on observe que les circonstances, les événements ponctuels sont beaucoup plus complexes que ceux de la Révolution. Il faut avoir une certaine agilité d'esprit pour comprendre qu'une puissance européenne est nécessaire pour s'opposer à la folie déstructurante des États-Unis, et avec une dimension culturelle européenne affirmée; et, qu'en même temps, une certaine construction de l'Europe, qui bafoue les identités, détruit les souverainetés, fait cause commune avec cette même folie de déstructuration de l'américanisme. Nos chefs politiques ne devraient pas lever les yeux au ciel devant de telles affirmations en apparence contradictoires, mais s'informer auprès de quelques bonnes sources, dans les institutions européennes. Ils apprendraient que ces structures, manipulées avec habileté (par les Européens), peuvent, selon les cas, s'affirmer ponctuellement comme de formidables armes contre la folie américaniste, et, d'autre part mais pas très loin, s'affirmer comme les plus zélées auxiliaires de cette folie si elles sont laissées à elles-mêmes. La campagne du référendum a levé un voile sur cette formidable réalité de notre temps de folie. C'est bien un moment “sublime” de l'Histoire, où l'on sent que l'on n'est plus très loin de quelques vérités fondamentales et incroyables. La panique de nos dirigeants, ici ou là dans la campagne, nous a montré qu'ils devinaient cela, à défaut de le comprendre.
Par ailleurs, rien n'est fini. Moment sublime dans un cadre plus large, la campagne du référendum représente une réaction de plus contre une poussée générale qui arrive à son point de fusion. En effet, — et, là encore, on retrouve Maistre, — qui ne sent que nous sommes entrés dans une phase d'accélération des choses bien entendu hors de notre contrôle, comme la Grande Révolution de 1789-93? C'est un constat suffisant pour nous faire comprendre que le résultat du 29 mai, s'il est important, n'a pas une importance fondamentale. D'ici 2009, date d'application si le “oui” l'emportait en France et ailleurs, bien des choses se passeront. Nos dirigeants politiques européens s'imaginent qu'avec un de ces textes, qu'ils qualifient curieusement de “fondateurs” (à part la constitution US, a-t-on vu un texte réellement “fondateur” dans l'Histoire? — Et quand on voit le résultat aux USA), on pourra écarter l'incertitude, rétablir l'ordre, débarrasser Bush de son encombrant conseiller divin et faire régner l'harmonie. Cette espérance n'a rien à voir avec la réalité.
Plutôt, ce constat que ce référendum est bien dans le rythme infernal d'une époque dont l'importance vaut, en la prolongeant, celle de la fin du XVIIIème siècle décrite par Maistre.