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4648Journaliste et historienne britannique, Frances Stonor Saunders a publié en 1999 le livre Who Paid the Piper?, sous-titré “la CIA et la guerre culturelle”, qui s'intéresse essentiellement à l'action de la CIA dans les milieux intellectuels et artistiques des pays occidentaux (aux USA et en Europe). Le livre a eu aussitôt un très grand succès et est devenu une référence exceptionnel pour un domaine de l'action de la CIA jusqu'alors assez mal connu et finalement peu exploré.
(Note au 12 novembre 2007 : nous ne résistons pas au plaisir de “durcir” cette très courte introduction par une référence de notre cru, qui est celle d'un article paru sur le site de la CIA le 14 avril 2007. Il s'agit d'une recension du livre de Saunders par Thomas M. Triy, Jr., officier de l'Agence.)
Voilà un travail magnifique, un travail de scholar anglo-saxonne (Saunders est Anglaise), précis, référencé. Ce travail nous offre une image surprenante et même stupéfiante, et exceptionnellement enrichissante pour notre réflexion, de l'action clandestine d'influence des États-Unis (principalement de la CIA) en Europe occidentale. Nous disons bien, car c'est tout l'intérêt du livre : en Europe occidentale, au Royaume-Uni, en France, en Allemagne fédérale, etc., et cela principalement dans les années 1945-47 jusqu'en 1960.
Saunders décrit une vaste opération américaine de subversion générale, mais avec des aspects généraux très contrastés et extrêmement spécifiques, qui ressortent plus de l'influence pure, y compris et surtout l'influence culturelle, que de la “guerre de l'ombre” stricto sensu. (Certes, tout cela nous est présenté comme quelque chose qui a quasi-exclusivement à voir avec la guerre de l'ombre, la guerre anti-communiste, mieux, le combat anti-communiste et pour la Liberté. Nous voulons y voir autre chose, de prodigieusement plus intéressant.)
• D'une part, sans doute, le sens du combat est clairement présenté : la lutte contre la subversion communiste. Le combat est celui de la Liberté et, au-delà, de la civilisation occidentale. A cette époque et compte tenu du climat, de ce qu'on en savait et de ce qu'on croyait (les débuts de la Guerre froide, les premières terreurs d'une guerre nucléaire ajoutées à la pesanteur extraordinaire du fait stalinien, même finissant), ces affirmations ne peuvent être écartées comme simples slogans. Il y avait, dans l'esprit des gens impliqués, une pensée de cette sorte, aussi forte, aussi pesante, aussi mobilisatrice, il y avait même une foi et l'on avait affaire à des croisades.
• Ce “programme” que nous détaille Saunders était un programme de la CIA mais il s'appuyait intensément sur la dimension culturelle, avec des hommes de culture engagés de façon très intensive dans cette bataille. On rencontre des noms connus, qui peuvent surprendre, – l'Américain Arthur Schlesinger, Jr., principal correspondant de l'opération aux USA, en Europe le Suisse Bertrand de Jouvenel, le Français Raymond Aron, Arthur Koestler ce rescapé du communisme dont on a presque oublié la nationalité entre toutes ses aventures de communiste et de proscrit du communisme. Les outils de bataille du programme se nomment Congress for Culturel Freedom, la revue Encounter, le Boston Philarmonic Orchestra lorsqu'il fait sa tournée européenne de 1952, etc. On est loin des dirty tricks de la CIA. Au reste, à cette époque encore, la CIA portait l'héritage des habitudes et des tendances des services de renseignement américain de la guerre, le fameux OSS (Office of Strategic Services) du colonel Donovan, qui se targuait d'intellectualisme, d'une certaine liberté de fonctionnement et même d'indépendance d'esprit. (En guise d'exemple du même style, Saunders rapporte que l'OSS comptait comme collaborateurs occasionnels mais néanmoins répertoriés, durant la guerre, des gens comme Ernest Hemingway et Antoine de Saint-Exupéry.) Au coeur de l'opération, on trouve également l'étonnant James Jesus Angleton, chef du service contre-espionnage de la CIA, à la fois mégalomane des complots soviétiques et ami des poètes, sinon poète lui-même (dans tous les cas, collectionneur émérite d'orchidées). Melvin Jonah Lasky, l'une des têtes pensantes de cette offensive de la CIA et d'ailleurs original lui-même, juif cosmopolite new-yorkais parfaitement à son aise en Europe, agissant en extérieur à la CIA, qualifiait cette bataille de « Cultural Cold War ». Aucun doute là-dessus, c'est parfaitement de cela qu'il s'agit.
Maintenant, passons à la réalité, c'est-à-dire à la confrontation entre les ambitions, les interprétations, les appréciations intellectuelles d'une part et, d'autre part, les réalités politiques de ces temps à la fois glacés et fiévreux. Si l'on considère le rapport des forces et les positions extrêmes des protagonistes, si l'on prend en compte la puissance américaine et le délabrement extraordinaire de l'Europe, cette guerre culturelle ne pouvait déboucher sur autre chose qu'une intense américanisation de la bataille. Seule l'Amérique représentait un pôle de stabilité et de puissance. Par ailleurs, on connaît ses ambitions à propos de la pénétration et de l'influence mondiales, qui existent dès l'origine du pays, qui sont consubstantielles au pays et s'insèrent par conséquent parfaitement dans l'entreprise que nous décrit Saunders. C'est-à-dire que la guerre culturelle anti-communiste fut aussi bien une entreprise d'américanisation des élites européennes au nom de la défense contre le communisme.
Nul ne s'en cache. Il y a, à cette époque, un sentiment intense de solidarité occidentale. (Les anti-américains, les adversaires de l'Amérique, s'ils sont nombreux en Europe, sont à part, la plupart étant communistes ou proches du communisme ; c'est-à-dire qu'ils rejettent aussi bien l'Europe non-communiste que l'Amérique, ils rejettent un ensemble de valeurs ou ce qu'ils jugent être un ensemble de valeurs. Rien à voir avec l'anti-américanisme d'aujourd'hui.) La question des rapports transatlantiques ne se manifeste pas vraiment comme on la connaît aujourd'hui, posée de façon lancinante. L'Atlantique est simplement un pont entre les deux parties d'un même corps qui est celui de l'Occident à la fois chrétien et libéral (inventeur de la liberté), héritier tout autant des traditions chrétiennes et du siècle des Lumières. Tout cela est amalgamé en un seul bloc qui subit l'attaque du Barbare venu de l'est, du chaos asiatique, de la subversion marxiste-léniniste. Mais ce n'est qu'un aspect de la situation.
A côté, il y a aussi une formidable machine en marche, qui est celle de la bureaucratie la plus puissante du monde, c'est-à-dire la plus riche, la mieux organisée, la mieux servie par des relais industriels et universitaires, et c'est de la bureaucratie américaine dont on parle. Elle est née pendant la guerre dans sa forme moderne et elle s'est formatée (comme on dirait aujourd'hui) dans un moule à la fois contraignant et plein de puissance, qui se nomme le National Security State. Saunders ne manque pas de nous détailler tous les aspects de cette machinerie, et il y en a un nombre surprenant, avec de nombreuses découvertes ; la CIA dans toutes ses activités inconnues dans leur dimension culturelle, bien sûr, « acting as America's Ministry of Culturean unofficial minister for propaganda with almost unlimited powers ».
Voilà que se pose donc la question, – entre les deux, qui l'emporte ? Qui est le plus fort ? Entre la croisade occidentale contre le communisme et la formidable machine bureaucratique du National Security State ? Saunders nous répond en arrêtant son travail au début des années 1960. C'est l'époque où la croisade s'essouffle. Bientôt, Khrouchtchev et Kennedy, après un affrontement à Cuba, se trouveront côte à côté devant ce qu'ils désignent comme l'ennemi commun, qui est le danger de l'holocauste nucléaire. Tous deux prestement éliminés, on sait comment, en 1963 et en 1964, leur nouvelle posture leur survivra. C'est la “détente”, face souriante de l'équilibre de la terreur, qui sanctionne cette nouvelle époque. Lorsque débutera la “seconde Guerre froide”, en 1975-76, les temps auront changé. Devant l'URSS finissante, corrompue jusqu'à l'os, qu'on chargera des ambitions grotesques de la conquête du monde, se dressera la bureaucratie militaro-industrielle américaine qui l'emportera, qui a survécu à tout depuis, pour venir jusqu'à nous, qu'on voit à l'oeuvre aujourd'hui. Fin de la bataille, et l'on comprend que le National Security State l'a emporté, la croisade anti-communiste de l'Occident chrétien et libéral n'est plus qu'un souvenir.
Saunders nous invite à détailler cette période qu'elle décrit à partir de tant de documents inédits, et alors nous conseillons au lecteur d'avoir à l'esprit ce qui a suivi et de ne pas oublier ce qui se passe aujourd'hui. A cette condition, la lecture de Who Paid the Piper? est, en plus d'être instructive, prodigieusement enrichissante. Dans ce cas, tout honnête homme de notre temps, s'il en reste, se doit de l'avoir dans sa besace.
Quant au reste ... Le problème est de savoir jusqu'où tout cela peut conduire, cette croisade des années 1947-48 jusqu'aux années 1960 ; jusqu'où peut-on aller trop loin avant de se perdre dans des chemins de traverse les plus douteux. Voilà le cas d'un Raymond Aron ; encensé par l'intelligentsia parisienne courante (l'actuelle, celle d'aujourd'hui qui a largué le marxisme-léninisme) comme le prototype de l'intellectuel modéré, un homme de sagesse souvent opposé à un Sartre qui a failli en soutenant aveuglément le communisme et ses turpitudes staliniennes. Aron avait des agissements qu'on peut comprendre dans les années 1940 et 1950, dès cette époque directement subventionné par la CIA, comme le signale Saunders. Mais que dire de cette mésaventure que rapporte le général Gallois dans ses mémoires, Le sablier du siècle ? (L'Age d'Homme, Lausanne, 1999.) Gallois détaille les variations de Aron, dans les années 1958-64, à l'égard de la force nucléaire française en développement, tantôt approbateur, tantôt critique ; puis Gallois observe que ces variations correspondent bien souvent, et même systématiquement, à des variations de la politique de Washington vis-à-vis de cette force nucléaire. Quelle explication ? Gallois, encore, nous rapporte cet entretien d'un jour de 1963, avec un ami américain du temps de l'OTAN, le colonel Kintner ; Kintner l'invite dans sa chambre de l'hôtel Castiglione pour lui parler d'un projet de centre d'analyse transatlantique franco-US pour expliquer la stratégie américaine, projet auquel il voudrait intéresser Gallois ; Kintner qui se heurte aux réticences de ce dernier, Gallois jugeant la proposition bien maladroite par sa propagande, si maladroite que, dit-il, « Raymond Aron et ses amis, qui s'efforcent d'expliquer la stratégie américaine à l'opinion », la jugeraient également de cette façon ; et Kindner, dépité, qui grogne : « Raymond Aron sera bien obligé d'être d'accord. C'est moi qui lui apporte, pour ses publications, l'argent de la CIA. » La remarque est malheureusement lumineuse et nous rend un peu moins sympathique le parcours d'après-guerre de cette sorte d'intellectuels. C'est-à-dire qu'on mesure ici, avec une chaîne d'arpenteur et au son aigrelet du joueur de flûte de la fable, ce que signifie exactement ces engagements d'intellectuel. En d'autres termes, s'il y a longtemps que Sartre a été basculé de son piédestal, constatons qu'un tel livre et la documentation éparse qui nous est disponible aujourd'hui ne donnent désormais pas plus le droit à Raymond Aron de demeurer sur le sien.
Saunders nous invite, à partir du matériel qu'elle nous fournit, à réapprécier ce que fut la Guerre froide du côté américain et occidental. Elle nous donne une clef de plus pour explorer le phénomène américain pendant la période, et, ainsi armé d'une vision nouvelle, mieux considérer ce qu'est l'Amérique aujourd'hui et ce que valent les rapports entre l'Europe et l'Amérique. A celui qui sait y voir, Saunders donne un sacré coup de main.
Ci-dessous, voici un texte de réflexion sur cette question de la “conquête” des âmes en Europe occidentale, par les États-Unis, telle qu'elle est décrite par Saunders. Ce texte doit, à notre sens, compléter utilement la lecture du livre de Saunders. Ce texte est extrait d'un projet d'ouvrage d'analyse historique sur le pan-expansionnisme américaniste et le virtualisme en préparation.
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Nous devons explorer la politique étrangère des États-Unis durant la Guerre froide avec ce regard différent qu'implique notre démarche générale, et avec les facilités que nous procurent les circonstances. Des éléments jusqu'alors tenus secrets, apparus depuis 1989, mais surtout un ton nouveau, qui serait comme une façon de se délier d'une parole implicite, d'un serment solennel, permettent de faire un peu mieux que ce qu'on a fait jusqu'ici. Il est possible de penser sur un refrain différent, sans souci des normes, sans craindre l'accusation d'être partisan, qui apparaît, lorsqu'elle est dite, assez dérisoire pour nous donner du coeur au ventre plutôt que de nous décourager. Une attitude psychologique nouvelle a dissipé l'admiration dévote qui accompagnait l'étude respectueuse de l'Amérique, à peine dérangée par des diatribes anti-impérialistes trop idéologiques pour toucher à l'essentiel, qui fut le plat de résistance de l'appréciation historique de l'Amérique par les Européens durant la Guerre froide. Nous avons, moins que durant le demi-siècle passé (le siècle, même), le regard obscurci par les larmes d'émotion dévote qui nous envahissaient au seul mot d'Amérique, comme les dévotes bourgeoises au seul mot de vertu. Nous avons l'esprit un peu plus audacieux. Il en résulte que les circonstances diverses depuis 1989 qui concernent ce domaine, et, par-dessus tout, qui concourent à l'essentiel qui est l'évolution de la psychologie, permettent d'envisager une situation où l'analyse de la période ne serait plus nécessairement ligotée au postulat que tout ce que fait l'Amérique, elle le fait au nom du “Monde libre”, qu'elle est censée représenter de bout en bout par décret divin ou tout comme. Cette évolution de la psychologie et, dedans elle, du sentiment, est une révolution qui a sa place dans la nouveauté de la démarche suivie ici, et précisément ce que nous-même percevons expressément comme une nouveauté.
Il y a quelque chose comme une libération, à nouveau ce phénomène de l'esprit déjà rencontré. Il s'agit encore, dans ce cas de l'évaluation de la politique étrangère américaine durant la période de la Guerre froide, d'un déchaînement de l'esprit. Le jugement évolue désormais dans un domaine où il n'est plus tenu. Notre hypothèse devient plus audacieuse, sur laquelle nous allons développer une réflexion sur la politique étrangère des États-Unis pendant la guerre froide. Cette hypothèse est que cette politique étrangère fut d'abord constituée de toutes les sortes possibles d'actions illégales et clandestines, d'action directe et d'influence, etc, bien plus que de diplomatie et de stratégie, et que la diplomatie et la stratégie vinrent en complément, pour sanctifier ou habiller le résultat des activités clandestines.
(Disons aussitôt, pour éviter toute sorte de procès inutiles et épuisants que, là encore comme dans les autres occasions, cela ne fait pas des Soviétiques, soudainement, d'inattendus prix de vertu. L'explication là-dessus est évidente, pour faire bien comprendre la réalité des choses et la répartition des culpabilités. Dans ce cas également, suivons le conseil judicieux de laisser de côté la pensée binaire. Nous savons qu'en matière d'activités illégales et clandestines, les Soviétiques ne laissent leur place à personne. Ce qui nous importe, avec la découverte des activités américaines, est de découvrir combien celles-ci sont différentes des activités soviétiques, dans l'ambition et dans l'efficacité, et combien elles perdurent au-delà de la Guerre froide.)
Encore, pour progresser plus avant dans notre hypothèse et retrouver la continuité d'un argument développé lorsqu'on s'intéresse par exemple à l'évolution décisive d'un Franklin Delano Roosevelt vers les questions de politique extérieure [voir sur ce site, la recension du livre The New Dealer's War], voici une remarque essentielle : tout se passe, à des degrés divers d'intensité, comme si la soi-disant politique extérieure américaine était en réalité une extension au monde de la politique intérieure américaine, plus brutale ici où les populations sont moins évoluées, plus subtile voire complice là où les populations ont un air de famille. Nous en déduisons aussitôt que la “politique extérieure” américaine dont nous parlons pour la période n'est pas principalement, loin s'en faut, la politique soviétique des États-Unis, ni même la “politique communiste” (politique extérieure vis-à-vis du monde communiste) des États-Unis. Celle-là, au fond, LeMay [le général Curtiss LeMay, commandant en chef du Strategic Air Commande de 1948 à 1956] s'en chargeait avec une stratégie de provocation bien au point (voir sur ce site la recension du livre Spy Flights in the Cold War). Cette “politique extérieure” des USA durant la Guerre froide, il s'agit d'abord, et même principalement pour le cas qui nous occupe, de la politique américaine vis-à-vis du “Monde libre”, lequel serait étendu à ce qu'on nommera plus tard le Tiers-Monde, qui représente selon ce point de vue rien de moins que les colonies émancipées de l'Europe occidentale.
(Plus tard encore, après la chute du Mur, dans les années 1990, cette fausse “politique extérieure” américaine serait étendue à l'Ennemi lui-même avec la tentative d'une puissance colossale d'américanisation de la Russie, qui manqua pulvériser ce pays.)
La géographie, ou même la géopolitique de cette politique étrangère américaine est aisément explicable. Puisque cette politique étrangère n'est qu'une extension de la politique intérieure américaine, il est logique qu'elle s'arrête d'abord et se fixe principalement au plus proche, par la géographie autant que par la psychologie. Le projet est bien de faire de ces alliés du monde libre une extension de l'Amérique au-delà des frontières de l'Amérique, car cette américanisation de l'extérieur constitue effectivement le seul but évident de la “politique extérieure” américaine. L'américanisation n'est pas une proposition culturelle, pressante certes mais qui semble ménager un choix, qui permettrait la résistance ; c'est la fatalité d'une transmutation ontologique inévitable. (Et si la matière ne cède pas, la crise s'installe.) Voilà le principal aspect de la politique extérieure américaine en général, et durant la Guerre froide plus particulièrement.
Parmi les travaux qui ont mis à jour cet énorme travail de l'Amérique, il y a le livre récent Who Paid the Piper?, de Francis Stone Saunders. On y retrouve les habituelles qualités du travail de recherche historique des Anglo-Saxons, avec la masse de référence, les recherches personnelles, les rencontres de témoins, etc ; mais le livre est précieux parce qu'il y ajoute, – et il n'est pas sûr que l'auteur l'ait voulu, ni même ne l'ait réalisé, – une atmosphère si particulière, une fièvre, une pression, avec quelque chose d'une dimension un peu mystique. Il s'agit effectivement, au sein de ces phalanges de la CIA qui se lancent dans la bataille culturelle pour retenir leurs compagnons d'Europe sur le point de se laisser fasciner par l'hydre communiste, d'une bataille de l'esprit et, même, au-delà, d'une sorte de conflit de l'âme. Ces hommes-là de la CIA ne sont pas des salopards aux mains sanglantes, ni ces analystes à la tête froide et au coeur sec qu'on rencontrera plus tard, qui commettent avec une tranquille assurance et une arrogance ingénue les pires erreurs qu'on puisse imaginer, et, en passant, des crimes qui valent bien ceux que dénonce notre catéchisme hystérique et bien-pensant. On trouve parmi eux des hommes cultivés, des esthètes, à l'image de l'incroyable James Jesus Angleton, ami de Ezra Pound et de T.S. Eliot dans sa jeunesse, devenu chef des contre-espions àl'intérieur de la CIA, qui échafaude d'incroyables complots soviétiques et qui, à côté, vient en aide à des poètes et à des écrivains, sur fonds secrets. « Il était l'image parfaite de l'espion-poète, l'inspirateur de tant de mythes romantiques à propos de la CIA perçue comme une extension de la tradition littéraire libérale américaine. » (Saunders.)
Il y a quelque chose de profondément élevé et, par conséquent, de profondément sincère dans ce travail de subversion des esprits de la CIA, qui conduit à la croyance si exaltante que ce n'est pas tout à fait de la subversion et que ce serait plutôt un rassemblement des esprits face au complot ultime contre la liberté. Et pourquoi pas? Devant l'écroulement de l'Europe, écroulement intellectuel de l'entre-deux-guerres né de la boucherie de 14-18 et écroulement de la guerre, l'Amérique intellectuelle se percevait elle-même comme l'ultime rempart de la civilisation face à ce qu'on percevait en général de la barbarie stalinienne. Nombre d'intellectuels américains découvraient qu'ils se trouvaient après tout en accord avec l'action de leur gouvernement, pour cette même cause de sauvegarde de la civilisation. Le but de l'action culturelle de la CIA devenait naturellement l'américanisation des âmes, àcommencer par celles des intellectuels européens. Cette américanisation des âmes était perçue comme une entreprise pressante de sauvegarde de la civilisation. Ce fut, pour certains, une période heureuse où l'on put croire que le pan-américanisme était la formule de la culture universelle, avec cet incroyable mélange des genres, des intellectuels au chef des contre-espions James Jesus Angleton. Nous pourrions voir dans ces circonstances, dans l'atmosphère crépusculaire et tragiques de la fin des années 1940 en Europe, comme la confirmation, pour ceux qui y croyaient, de ce mouvement pan-américaniste au niveau qui importe vraiment, qui est celui de la haute culture. La puissance de ce phénomène, sa hauteur, en font à notre sens le père spirituel sans hésiter de ce qu'il y a de plus fondamental et de plus noble dans ce qu'il est coutume de désigner comme la politique extérieure américaine, à côté du sous-sol où l'on trouve les manigances provocatrices d'un LeMay et les dirty tricks de l'“autre” CIA. Mais en faisant la description de ce phénomène sans aucun doute exceptionnel, qui toucha toutes les élites intellectuelles occidentales, qui rendit sans aucun doute la pénétration de l'américanisme bien plus profonde et durable que l'investissement adverse par le marxisme-léninisme, on en trace les limites. Le but suppose résolues quelques conditions d'une importance considérable. Il suppose acquis le fait que les autres cultures n'existent plus vraiment, quoiqu'en pensent les intellectuels embarqués dans cette galère. Si l'idée peut avoir quelque fondement dans les années 1940, elle n'est qu'un semblant lorsqu'on la transcrit dans la réalité ; elle ne cesse de s'affaiblir dans les décennies suivantes, quand les cultures européennes renaissent ; enfin, elle se subvertit d'elle-même puisque, pour se poursuivre, elle doit dissimuler toujours plus le fait de cette renaissance pour continuer à affirmer la légitimité de l'américanisation du monde libre. Cette idée élevée s'avère une illusion et son côté sombre, définitivement condamnable, fatalement auto destructeur, est qu'elle sert de masque à une dynamique expansionniste et prédatrice.
L'ambition n'était pas basse pendant son âge d'or mais elle était grosse de sa contradiction mortelle. L'issue de l'aventure ne pouvait être qu'une crise. A côté des diverses définitions qu'on en a données, nous proposons celle de la crise de la tentative d'américanisation du monde (du Monde libre d'abord) que portait évidemment la dynamique du pan-américanisme, et dont la politique extérieure américaine était le véhicule. Cette crise éclata dans les années 1960 et, en réalité, malgré les remarques assidues des avocats d'origine européenne qui font mission de relations publiques du “transatlantisme” présenté comme la seule formule acceptable de la vertu moderniste, la crise n'a jamais cessé et elle n'a pas été résolue. Aujourd'hui, malgré les jérémiades communes (et même communautaires) autour du terrorisme et des menaces contre la civilisation, elle est prête à gronder comme elle ne l'a jamais été auparavant.