Le faux débat sur les faux modèles qui révèle la vraie crise

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Le faux débat sur les faux modèles qui révèle la vraie crise


8 juin 2005 — Madame Margaret Blunden, qui est Professeur émérite à l’université de Westminster, à Londres, donne un excellent article aujourd’hui dans l’International Herald Tribune. Excellent parce qu’il est d’une Anglaise, qui plus est professeur d’économie, à ce qu’il semble; excellent parce qu’il écarte quelques mythes et fait justice de la propagande électorale; excellent parce qu’il permet, a contrario, de voir confirmé le véritable enjeu de la crise européenne.

Que nous dit madame Blunden? En gros, elle nous montre l’artificialité complète du déchirement extraordinaire qui a secoué et secoue la France, et qui s’est étendu à l’Europe, entre partisans triomphants du “modèle anglais” (libéral) et partisans du “modèle français” (social) soudain horrifiés de constater où la perfidie anglo-saxonne allait se nicher. Ce déchirement s’appuie sur des perceptions faussées, nous dit le professeur de l’université de Westminster. En quelques paragraphes, elle nous montre que les Britanniques sont sous un régime assez mixte, aussi bien social et dirigiste que libéral, et que les Français itou, sous un régime assez mixte, aussi bien libéral que social et dirigiste. Lisons ses explications:


« The Manichean opposition of these two abstractions, social Europe, the French model, and liberal Europe, the British model, actually conceals the fact that Britain is nothing like as liberal, and France nothing like as social, as the French debate has suggested. Tony Blair's government has presided over a big shift in resources to the public sector. Britain is raising the tax burden, whereas the trend of other developed economies, outside Europe, is to reduce taxes. The massively increased spending on public services in Britain has resulted, for example, in fewer run-down hospitals and schools, more doctors and nurses, and shorter waiting lists for operations.

» The Blair governments have followed a quite aggressive policy of income redistribution. State spending on preschool children, for instance, increased by £2 billion between 1997 and 2004. Children's Centers have been established in 500 of the poorest areas, to help children “whose parents smoke and don't read to their kids.” Britain is an exceptionally good EU pupil in implementing directives — from health and safety to employment. According to the British Chamber of Commerce, the bill to employers for implementing new regulations between 1998 and 2005 is £39 billion. It is hard to recognize the hyperliberal Anglo-Saxon model of French imagination in a country with 2.7 million people on incapacity benefit.

» And who would guess that “anti-Europe” Britain has been quietly playing a leading part in one of the most sensitive and dynamic areas of European integration, European security and defense policy? The government has supported the development of a European Defense Agency, and of an EU capability for crisis management and humanitarian peacekeeping. It has made a strong contribution to most such operations since 2003.

» It is no easier for a Briton to locate the French “social model.” In the last 20 years, the French have been made to swallow quite large doses of the liberal pill. Financial markets have been liberated, and the capital value of the stock market as a proportion of gross national product has tripled. The number of shareholders in France has increased fourfold. Two-thirds of the largest French companies are now wholly or partly privatized, and the proportion of foreign-owned equity in French firms is higher than that in Britain.

» France is still of course highly regulated, and successive governments, struggling to moderate the rigid labor code and to reduce welfare privilege, have cut and run in the face of direct action. Obstreperous crowds, blocking the streets and paralyzing the economy, amass with frightening speed out of nowhere. This in a country with quite low levels of union membership — lower than the United States — but a long tradition of throwing up the barricades. »


Madame Margaret Blunden n’a évidemment pas tort, et cela avec un zeste d’humour cultivé («  Like Monsieur Jourdain in Molière's ‘Bourgeois Gentilhomme,’ who was surprised to discover he had been speaking prose all his life, I have been taken aback to find that I have been living in the “Anglo-Saxon model” »). Ce qu’elle ajoute sur la France, qui concerne les rapports de la France et de la globalisation, est plus ambigu qu’il ne paraît, avec une certaine distance des habituelles et calamiteuses exhortations faites aux Français de s’adapter vite fait à la globalisation: « France has not come to terms with the idea of global competition, or worked out how to preserve what is uniquely French in a world distressingly full of people willing to work longer and harder for less money. [...] We will all be losers if the French fail to find their own modernity, adapting their unique culture to what is survivable in global terms. »

Ces mots ne sont pas loin d’être une exhortation, — bienvenue, celle-là, — faite aux Français de trouver un modèle original, combinant les réalités du monde globalisé avec ce qui est unique dans la culture et le modèle français. Implicitement, nous avons également la suggestion que Britanniques et Français sont, sur ce terrain, bien moins éloignés qu’ils ne paraissent: « In spite of the polarizing abstractions, the British and French disagree about much less than it appears. Both countries are trying to achieve economic prosperity and growth, while reducing inequalities and protecting the vulnerable, to survive intact in a global environment of ferocious competition. »

... Ce qui nous amène à l’essentiel. La dernière citation et ce qui précède immédiatement nous suggèrent effectivement que le véritable problème auquel est confrontée la France, et le Royaume-Uni avec elle dans ce cas, et la Hollande qui a voté comme l’on sait, et tous les autres lorsqu’ils s’en rendront compte, c’est bien sûr celui de l’identité menacée de mort. Les termes mêmes sont parlants: préserver ce qu’il y a d’ « uniquely French », adapter « the unique [French] culture », — ou bien encore, pour les deux pays, France et Royaume-Uni, « to survive intact » dans l’environnement de la globalisation.

Certes, il n’y a pas eu le formidable débat sur le référendum, suivi du résultat, suivi du vote hollandais et de la crise européenne, s’il n’y a pas une cause à mesure. Seule la crise de l’identité des nations, confrontée à une entropie nihiliste et destructrice, justifie ce tintamarre. L’économie, à côté de cela, ne peut être prise comme une cause fondamentale, surtout lorsqu’on sait à quelle pression de propagande et de désinformation sa perception est soumise.

Tout cela est en train d’apparaître au grand jour, et madame Blunden participe à cet effort. On l’en remercie. Il n’empêche que la question, — plus tactique que fondamentale, — se pose, de savoir si les dirigeants de son pays en sont complètement conscients, et à partir de quel moment ils ne sont pas eux-mêmes victimes de la propagande “économiste” qu’ils soutiennent en leur faveur, comme c’est de bonne guerre. Lorsque Tony Blair juge (à tort à notre sens, toujours du point de vue tactique) qu’il existe une opportunité pour faire avancer au niveau européen un “modèle anglais” qui n’existe même pas chez lui, ne projette-t-il pas, même si inconsciemment, d’imposer des conditions européennes qui forceraient les nations, dont la sienne en premier lieu, à sacrifier leur identité? Ne favoriserait-il pas une machinerie globalisante (cette fois-ci, l’UE dans son rôle le plus détestable) dont l’effet est de réduire en bouillie tout ce qui est singulier, tout ce qui est “unique”, tout ce qui devrait rester “intact”?