En passant et pour l’Europe, une leçon de dignité et de courage

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En passant et pour l’Europe, une leçon de dignité et de courage


10 juin 2005 — Peut-être un jour l’Europe, lorsqu’elle aura des élites, mesurera-t-elle le sens des mots “dignité” et “courage”. Les pays d’Amérique Latine viennent de lui en faire la suggestion. La dignité et le courage de ce continent, qui a subi des décennies, et jusqu’à deux bons siècles, d’oppression expéditionnaire ou indirecte de la part des Etats-Unis, constituent un fait politique majeur du temps. A Fort Lauderdale, en Floride, pour la réunion (terminée le 7 juin) de l’Organisation des États Américains, ces pays ont infligé une défaite humiliante de plus aux Etats-Unis. L’idée est donc que les Européens, qui portent bien haut leur fanion civilisateur et moralisateur, devraient à leur dignité d’avoir un jour le courage de s’inspirer de ce comportement, par exemple au sein de l’OTAN où, en général, les ministres européens de la défense tremblent comme des feuilles quand Rumsfeld éternue.

(Croit-on qu’il s’agit d’une image? Le danger physique existe. Nous avons le souvenir d’une confidence d’une source belge, qui était alors à un poste important dans le cabinet du ministre de la défense d’alors, le socialiste Guy Coëme. Guy Coëme était un novice en matière de défense, un naïf et un poète (il transportait toujours avec lui, y compris dans les réunions ministérielles, un petit carnet de toile grise où il inscrivait ses pensées, souvent quelques vers hâtivement composés). Son destin a été celui d’un honnête homme naïf dans le système belge: il a été impliqué et condamné dans les années 1990 à cause d’une malversation qui avait eu lieu dans son ministère, sans qu’il ait été au courant, et il purgea plusieurs années en prison, — “pas responsable mais coupable”, si l’on veut. A la réunion des ministres de la défense de l’OTAN de l’automne 1989, en Hollande, Coëme avait emporté un dossier explosif, dont il ne réalisait pas la puissance explosive: un “non” belge à l’exigence US de modernisation des armes nucléaires à courte portée de l’OTAN. La Belgique fit donc, à elle seule, par son seul veto (les autres votaient oui, et la France n’était pas membre de l’organisme de défense), capoter le dossier. Un mois plus tard, le Mur de Berlin tombait. Notre source nous rapporta ceci de la réunion: « Lorsque le secrétaire général de l’OTAN Manfred Wörner eut la confirmation, en séance, du vote négatif de la Belgique, il se leva et marcha vers Coëme, pour avoir confirmation de son vote, mais en fait, tout le monde s’en aperçut, pour faire physiquement, il n’y a pas d’autre mot, pression sur lui. Pendant un instant, Wörner, debout penché au-dessus de Coëme assis, on crut qu’il allait le frapper. Ce fut un moment extraordinaire, tant l’agression physique parut complètement probable. » Détail qui compte : Wörner était proche du mètre quatre-vingt-dix, Coëme ne dépassait pas 1,75m.)

Deux textes du site www.venezuelanalysis.com/ permettent de bien mesurer l’ampleur de la défaite américaine, qui s’est manifestée par l’opposition de 28 pays sur les 32 de l’organisation.

Le premier, du 7 juin (“Latin America and Venezuela Promote Holistic Vision Despite US”) donne une appréciation générale de l’événement : « The 35th Organization of American States General Assembly (OASGA) closed this evening, after approving a joint declaration aimed at “Delivering the Benefits of Democracy.” The “Declaration of Florida” was initially proposed by the United States; however, several counter-proposals presented by South American and Caribbean countries ended up significantly remolding US goals, producing a very different document than what US diplomats had in mind.

» The original US proposed draft contained a variety of references pushing for the application of the OAS Inter-American Democratic Charter in countries where democracy is faltering. The notion of an interventionist mechanism being included in the OAS Democratic Charter, however, was clearly unpalatable to a large majority of the hemispheric organization, who saw the move as a clear threat to Venezuela. At root was a significant disconnect between US desires to use the OAS to intervene in countries they deemed undemocratic, and South American and Caribbean desires to encourage social and economic advances in support of existing democracies. The contrast was thus between a strictly punitive-reactive mechanism versus a pro-active mechanism with regard to fostering democracy in the Americas. »

Le second, du 8 juin ( “Proposal was seen as a violation of the principles of sovereignty and self-determination — Venezuela, OAS Countries Reject US Proposal to Monitor Democracies”) donne quelques détails sur les interventions en séance: « “Madam Secretary, democracy cannot be imposed,” said Brazilian Foreign Minister, Celso Amorim, to US Secretary of State Condoleezza Rice at the meeting on Tuesday, June 7.

» The final declaration asks OAS Secretary General Jose Miguel Insulza — the first non US backed candidate to win that seat — to “propose recommendations and specific measures to provide assistance to member countries that request it.” The statement also says that any proposal by the OAS Secretary General must abide by the OAS charter which defends the principle of nonintervention and the right to self determination.

(...)

» On the other hand, the Foreign Minister of the Bahamas also rejected interventionist policies pointing out that “people don’t want to be put in a situation where it appears that a country or particular countries are being targeted for special treatment and isolation in an arbitrary fashion.” »


Le comportement collectif des pays latino-américains, auxquels on pourrait éventuellement adjoindre sous peu la Bolivie, constitue un cas assez extraordinaire de rébellion continentale contre les Etats-Unis. Cette rébellion est d’autant plus remarquable que ces pays ont subi toutes les agressions américanistes possibles depuis les années 1830 et la présidence Jackson, des pressions aux sanctions économiques, des interventions armées à l’organisation de groupes para-militaires chargés de torturer et de liquider des opposants, enfin jusqu’aux “coups” manipulés, du Guatemala de 1958 au Chili de 1972. On pourrait croire que ce traitement les aurait inhibés pour longtemps, face à la perspective d’une réaaction digne et volontaire. C’est le contraire.

On ne peut plus désormais restreindre la réaction latino-américaine à un Chavez. D’autre part, on ne peut plus cantonner le rôle d’un Chavez au seul Venezuela. Ces deux faits s’interpénètrent. Chavez a constitué, d’ailleurs après plusieurs années où il était resté un personnage local, un détonateur d’une réaction générale qui ne demandait qu’à s’exprimer par un biais ou l’autre. Ce qui est en train de se mettre en place en Amérique Latine est révolutionnaire, que cela prenne le nom de “bolivarisme” (la doctrine de Chavez) ou autre chose. Si demain (l’année prochaine), le Mexicain Andres Manuel Lopez Obrador est élu au Mexique, la “révolution” continentale prendra un tour vertigineux. Pris isolément, ces politiciens réformistes peuvent être aisément déstabilisés, ou sombrer dans des schémas de corruption ou de contradictions internes; mais, dans le cours d’un mouvement aussi puissant que celui qu’on constate, ils en sont au contraire renforcés. D’autre part, au plus cette dynamique se renforce, au plus une intervention, indirecte ou pas, des USA devient difficile, à cause du tollé qu’elle soulèverait. Les USA sont de plus en plus, vis-à-vis de l’Amérique Latine, comme l’était l’URSS dans les années 1980, vis-à-vis de son glacis est-européen, avec la Pologne de Solidarnosc, la Hongrie réformiste, la RDA craquant de toutes parts, etc. L’élection maintenant probable de Obrador va installer directement sur la frontière sud des USA le plus grave danger de contestation politique que le continent des Amériques ait jamais connu depuis la fondation des Etats-Unis.