Notes sur le JSF et nos élites

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 1996

Notes sur le JSF et nos élites

Il y a cinq ans six mois et onze jours, dans le numéro d’Aviation Week & Space Technology du 1er janvier 2000, Richard Aboulafia, du Teal Group, observait : « Le JSF pourrait faire à l'industrie européenne ce que le F-16 a presque réussi: la détruire.[...] Le JSF est au moins autant une stratégie nationale qu'un programme d'avion de combat. » Dans le même article, Aboulafia observait que l’industrie européenne avait autour de huit-neuf ans, jusqu’à la livraison des premiers JSF et sa présence active sur les marchés d’exportation en 2008-2009, pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être, en organisant une réaction ou bien en proposant une voie complémentaire et concurrente au JSF. Après 2008-2009, l’industrie européenne n’aurait plus qu’à s’effacer, définitivement…

Aujourd’hui, Defense News fait une large place à un important rapport du Teal Group, qui semble avoir rassemblé la vision de l’avenir de l’industrie aérospatiale et d’armement US. (On peut lire le texte de Defense News, en date du 6 juin, par ailleurs sur ce site.) On peut y lire les choses suivantes:

• « “A successful F-35 program, coupled with an activist foreign policy, will allow U.S. industry and its international allies to dominate this market after 2014,” the Teal group reported. “The next 10 years are effectively Europe’s window of opportunity to export fighters or create new alliances to forestall U.S. market dominance.” »

• « “F-35 can almost be regarded as much an industrial policy as a fighter,” Teal reported. »

• « “F-35 may do to Europe’s defense industry what the F-16 almost did,” the Teal group reported. “Kill it.” »

Avec le Teal Group, vous n’avez jamais l’impression de vieillir. Ce qui valait en 2000, vaut exactement en 2005, exactement comme si rien ne s’était passé, — juste 5 ans plus tard. (Ah si, soyons juste : le JSF est devenu le F-35. Tout n’est pas figé. Peut-être les historiens futurs croiront-ils que Teal Group parle d’autre chose.)

Thérapie pour âme atlantiste inquiète

La méthode est efficace pour les psychologies américanistes (qu’on trouve aussi bien, répandue en abondance, dans les pays éventuels acheteurs du JSF/F-35, dans les milieux politique, militaire et industriel de ces pays). Elle table sur la pensée réduite au très court terme sinon à rien pour le passé et sur le plus lointain possible restant toujours aussi lointain pour l’avenir (par exemple, 5 ans plus tard, l’avenir est repoussée de 5 ans). Cela satisfait la tendance de l’esprit américaniste (qui est bien entendu l’esprit hyper-libéral, l’esprit de la globalisation): aucun intérêt pour le passé et ses enseignements, tout est concentré sur l’avenir au-delà de ce qui perçu, là où la spéculation triomphaliste et toutes les méthodes du virtualisme jouent à fond. C’est l’argument: hier n’existe pas, aujourd’hui ce n’est pas terrible, demain c’est formidable… Fable classique des “lendemains qui chantent”, encore plus impérative.

Du point de vue de la pratique et pour ce qui concerne le programme JSF commenté par le Teal Group, la méthode consiste à réaffirmer de façon redondante et avec régularité, dans le langage pédant des analystes financiers saupoudré de chiffres à la fois sérieux et impressionnants, la même position de puissance, comme si le temps n’avait pas passé, et comme si le passage de ce temps n’impliquait pas l’érosion de cette puissance relative à mesure puisque les objectifs proclamés cinq ans plus tôt sont tous retardés de 5 ans, mais toujours inchangés. Il s’agit d’une fable énoncée avec un sérieux et un professionnalisme qui est l’essentiel de la méthode. L’impressionnant rapport du Teal Group se contente d’affirmer que le marché sera complètement au F-35 à partir de 2014 après avoir affirmé, 5 ans plus tôt que le marché serait complètement au JSF à partir de 2009. L’affirmation péremptoire concerne une position de puissance universelle qui est fixé hors du temps, donc qui traite comme négligeable, sinon inexistant, le fait qu’entre temps cinq années se sont écoulées. La prévision de 2000 est donc complètement fausse, mais cela n’a pas d’importance: qui s’en souvient? Les émoluments que demande le Teal Group pour son rapport, évidemment pharamineux, sont un garant supplémentaire, dans le chef de ceux qui payent, de la qualité fulgurante et si originale de son travail, et de la justesse de ses prévisions reportées de 5 ans.

Tout se passe comme s’il y avait un travail de thérapeute. Dans le cas très particulier du JSF, on pourrait interpréter ce “travail” (dans le sens que lui donne le psychanalyste) comme une entreprise concourant à rassurer les psychologies secrètement inquiètes des fabricants du JSF, des milieux autour de ce programme (Pentagone, parlementaires, médias, etc), et jusqu’aux psychologies des acheteurs potentiels du JSF qui voient dans cet achat futur la continuation de la situation d’allégeance, rassurante et confortable, qu’ils connaissent depuis plus d’un demi-siècle avec les Américains.

Nous avons souvent constaté cette attitude, notamment avec les cadres dirigeants des Forces Aériennes de l’Europe occidentale (l’OTAN), notamment des “pays F-16” parmi eux, qui voient dans le JSF une façon de perpétuer une époque disparue où ils étaient capitaines et commandants tous excités de se rendre à Fort Worth (General Dynamics) pour voir le F-16 faire des ronds dans le ciel. Leur désir le plus grand est de reconstituer avec le JSF le “système F-16”. Ces personnages, dont le sérieux à périr d’ennui est la manifestation de l’importance de leur statut, vous donneront toutes les raisons du monde de perpétuer le “système F-16” avec le JSF, raisons d’efficacité opérationnelle et du reste dans les matières rationnelles, — là où ceux qui connaissent les réalités à cet égard ont de quoi sourire, — mais il s’agit surtout pour des psychologies collectives inquiètes depuis le début du déclin de l’OTAN (fin de l’URSS et le reste) de retrouver l’âge d’or de la “coopération servile” sous l’aile protectrice des Etats-Unis. Que cet “âge d’or” retrouvé soit assorti de la certitude absolue de la domination universelle du JSF à partir de 2009 (pardon, 2014), ajoute tout en haut du gâteau en pièce montée, là où la distance supprime les question embarrassantes, la cerise de l’immortalité. Pour ces vieillards précoces qui voient venir le temps de la retraite avec la terreur que dispense l’ennui de la méditation sur une carrière conforme et sans originalité, c’est une thérapie sublime.

Pour le “fun”, Voici quelques-uns des accents triomphalistes de Teal Group. On les reconnaîtra aisément, comme Dieu reconnaît les siens.

• Le titre, bien sûr (pas du rapport, mais de Defense News faisant rapport du rapport): « U.S. JSF Casts Long Shadow on Fighter Market. »

• Although the Joint Strike Fighter will not be available until the end of the decade, the advanced aircraft is already swaying buying decisions. “The whole market revolves around this plane,” wrote Richard Aboulafia, vice president of analysis at The Teal Group, a leading U.S. consulting firm. »

• « “What the U.S. does in the coming few years, particularly with F-35, will ultimately determine the shape of everything else,” Aboulafia wrote in “The Last Great Decade,” a February report about the fighter market. “This market is theirs to lose.” »

Ces trois premières citations étant respectivement le titre et les premiers paragraphes, dans l’ordre, de l’article se faisant l’écho du triomphalisme du rapport, on comprend qu’il suffit de lire l’article et/où le rapport d’un bout à l’autre pour n’avoir que cet écho triomphaliste auquel nous faisons allusion.

L'Europe face à  la menace-JSF

On comprend qu’on ne craigne pas d’avancer que cette rhétorique éculée a toutes les chances d’avoir son effet, tant la réflexion du monde industriel et militaire à cet égard, — l’européen surtout, — est réduit à quelques gémissements primaires, du domaine de l’irrationnel qui écarte toute réflexion. Selon l’analyse soi-disant sophistiquée de ses propres concurrents autant que de ses amis les plus chers (en Europe principalement), l’Amérique c’est “la force” contre laquelle rien n’est possible. Les Européens n’ont rien à voir avec les Latino-Américains, ceux qui montrent chaque jour davantage de courage et de dignité face aux Américains. Les Européens sont subjugués par l’image de la “force” américaine, à la fois par une fascination qui a peu d’exemple et par une crainte panique qui n’est pas loin d’être délicieuse lorsqu’on l’affirme dans une conversation.

(D’autre part, notons, pour paraître tout de même plus sérieux dans notre analyse, que ces mêmes industriels européens espèrent toujours, cela dure depuis six décennies, avoir leur part de la manne extraordinaire du Pentagone (ils ont aujourd’hui, après six décennies d’efforts, une partie des 1% du budget US dépensé pour des systèmes non-US). On leur souhaite, comme toujours depuis six décennies, bien du succès et du plair, — et plus que jamais aujourd’hui où s’annoncent des conditions nouvelles. Il faut prendre en considération l’interprétation de Michael Weinstein, selon laquelle l’affrontement Airbus-Boeing relève désormais de replis protectionnistes et non plus de simples avatars de liens de partenaires-adversaires de la globalisation. Cette analyse vaut également, et même plus encore, pour la coopération des armements, le transfert de technologies, etc, et le domaine quasi-mystique du JSF; on connaît les résultats et les perspectives à ce jour.)

En ce sens, si les Américains avaient un comportement un tant soit peu normal, et une capacité de développement et de production acceptable, ils auraient aisément partie gagnée. Les industriels européens et consorts attendraient 2014 sans rien faire, en jouant avec les belles maquettes des futurs F-35 à leurs couleurs nationales. Le moment venu, les Américains n’auraient plus qu’à les manger tout cru.

Mais cela ne se passera pas de cette façon, qui revient à ne faire qu’accepter pour du comptant le rapport-fable du Teal Group. L’essentiel des forces contraires aux prévisions vertigineusement propagandistes du Teal Group se trouve dans le comportement de ces mêmes Américains. Ce n’est pas rien.

Situation réelle du JSF devenu F-35

Le rapport du Teal Group doit être lu comme la bouteille à moitié vide plutôt que comme la bouteille à moitié pleine, — car, effectivement, ce rapport est bien entendu beaucoup plus mitigé qu’il n’y paraît, même pour les optimistes. On doit d’autant plus adopter cette méthode de le considérer comme la bouteille à moitié vide que, depuis 2000, la bouteille s’est effectivement vidée. La dynamique va dans ce sens. Il faut une foi de charbonnier et l’aveuglement à mesure pour croire qu’elle s’arrêtera là et recommencera à se remplir, comme miraculeusement.

Lisons-le comme une bouteille à moitié vide. Le spectacle est alors consternant, même s’il n’est pas nouveau.

• Hier (en 2000), le JSF était une victoire acquise assise sur un programme dont les garanties absolues de réalisation technique et budgétaire étaient évidentes; discuter ces affirmations relevaient de la grossièreté de l’esprit et de la perversion de l’âme; le JSF serait “on time” (2009), “on target” ($29-$35 millions l’exemplaire), — et plus un mot dans les rangs s’il vous plaît. Aujourd’hui, nous sommes passés à la fable du challenge: “Ah, mon Dieu, par quelle grâce du Ciel ces formidables Américains vont-ils réussir ce miracle extraordinaire des temps postmodernes, — fabriquer un avion de combat, et qui vole!”. Cela donne ceci (le “all of this” décrivant le monde de demain complètement “JFSisé”): « All of this rests on a simple assumption: The United States and Lockheed will be able to make the Joint Strike Fighter program fly as advertised. It may not be so easy to keep a jet fighter weighing 56,000 pounds at a price tag of about $40 million. »

• En effet, comme on l’a vu ci-dessus, nous sommes passés de 2009 à 2014 pour avoir l’avion disponible, prêt à manger le reste du monde.

• Le prix, lui est passé à « about $40 million », — …ou bien non, plutôt: « “If they can hold the line and make a $45-$50 million basic plane, and keep the weight growth under control, they could be flying the 21st-century F-16,” Aboulafia said. »

Bien. Maintenant, redevenons sérieux car certains de nos lecteurs doivent l’espérer. Citons simplement un passage du plus récent rapport du GAO sur le JSF, rendu public le 6 avril par le GAO et déjà signalé à nos lecteurs (souligné en gras par nous le passage sur le “unit cost”, avec le chiffre de $100 millions, mais tout le passage est à lire, ainsi que, après tout, le rapport du GAO lui-même):

« Increased program costs, delayed schedules, and reduced quantities have diluted DOD’s buying power and made the original JSF business case unexecutable. Program instability at this time makes the development of a new and viable business case difficult to prepare. The cost estimate to fully develop the JSF has increased by more than 80 percent. Development costs were originally estimated at roughly $25 billion. By the 2001 system development decision, these costs increased almost $10 billion, and by 2004, costs increased an additional $10 billion, pushing total development cost estimates to nearly $45 billion. Current estimates for the program acquisition unit cost are about $100 million, a 23 percent increase since 2001. Ongoing OSD cost reviews could result in further increases to the estimated program cost. At the same time, procurement quantities have been reduced by 535 aircraft and the delivery of operational aircraft has been delayed.... »

Comme chacun sait puisque le DoD l’a dit, et l’on sait la confiance qu’il faut accorder à la parole du DoD, le GAO n’est pas vraiment sérieux, — au contraire du Teal Group.

En attendant le rapport 2010

La critique de ce qui nous est rapporté du rapport du Teal Group pourrait se poursuivre. Cette brochure publicitaire du F-35, ex-JSF (cette nuance, confirmation de ce qui a été dit, est le seul véritable apport du rapport), nous raconte une histoire extraordinaire qui pourrait faire l’objet d’un film à Hollywood, du type “J’ai même rencontré un JSF qui volera”. En passant, le F/A-22, qui n’a plus la côte, est exécuté d’un mot d’Aboulafia lui-même (« They could just put wings on a submarine and sell that, too. It’s just too much of a plane for export. »). On oublie de nous préciser que si le F/A-22 est ainsi quasiment abandonné, l’USAF sera bien obligée de se retourner vers le F-35 pour en faire son avion de première ligne, et c’est alors qu’on verra la belle et alerte machine bourrée de programmes et de boîtes noires, avec un prix à mesure, grossir, grossir, grossir.

(Pour rappel, comme exemple des mésaventures d’un chasseur “léger” passant par les mâchoires de l’USAF, le cas F-16, pourtant salué comme une réussite universelle: entre le F-16A initial et le F-16C Block 50 actuel, on est passé de 23.000 livres à 48.000 livres; quant au beau F-16 actuel, superbement « kept […] at $35 million even while [improving] the plane », il est bon de rappeler qu’il fut introduit en 1973 par General Dynamics dans la compétition Light-Weight Fighter, sous la désignation YF-16, pour fournir un prototype aboutissant à un chasseur dont il était attendu que le prix unitaire se situerait autour de $3,5 millions [la virgule n’est pas une coquille]).

Non, si l’on veut être vraiment sérieux, une seule phrase, un seul membre de phrase compte dans ce rapport, ce que nous avons souligné de gras dans l’extrait suivant : « “A successful F-35 program, coupled with an activist foreign policy, will allow U.S. industry and its international allies to dominate this market after 2014,” the Teal Group reported. » Effectivement, tout repose sur ceci: une politique extérieure “activiste” de Washington, assortie de pressions, de menaces, de croisières de porte-avions au bon endroit et au bon moment. De cette façon, certes, tout marchera comme sur des roulettes, espère-t-on au Teal Group, et le monde dansera au rythme du JSF.

Quant à nous, il nous reste à attendre le rapport 2010 du Teal Group, nous annonçant enfin que l’industrie européenne d’armement n’a plus que 9 ans (jusqu’en 2019) pour s’en sortir, avant l’hallali, final comme tout hallali: « “F-35 may do to Europe’s defense industry what the F-16 almost did,” the Teal group reported. “Kill it.” »