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6 juillet 2005 — Pour tout ce qu’on nomme “les milieux bien informés”, les experts, les diplomates, les petits malins des talk-shows télévisés, etc., cela ne fait pas un pli : la question de la levée de l’embargo des armes européennes vers la Chine est réglée. On n’en parle plus. Les Américains ne veulent pas de cette levée, il y en a même parmi eux pour annoncer de façon légale et officielle cette chose extraordinaire que les Européens ne lèveront jamais l’embargo (loi présentée par Henry Hyde, de la Chambre des Représentant). Alors, on s’exécute. L’embargo reste en place. Les Chinois laisseront faire. (La Chine, Kèsako?)
Des théories commencent à se répandre. Non pas chez les Américains, où c’est chose est faite depuis longtemps, mais chez les Européens, même (surtout?) les plus chauds partisans d’une “défense européenne” (des Français, par exemple), qui retrouvent les thèses d’une coopération avec les USA dans ce domaine (celui de la “défense européenne”), fondée sur une méfiance de la puissance chinoise émergente devenant rapidement le danger du XXIe siècle. On trouve notamment de ces arguments au ministère de la défense français, où la pression passionnelle de la proximité des Américains et de leurs technologies, et des affectations à l’OTAN, a toujours joué un rôle d’aimant efficace. Des arguments détaillés, dépeignant la montée de la puissance chinoise, se retrouvent dans des documents divers, semi-officieux par nécessité, circulant à Paris, largement appuyés sur des citations de l’inusable Sun Tsu et parfois même des bandes dessinées significatives (on sait à qui on parle). Bref, Paris-Rive Gauche et Paris-intellos roulent au rythme du “péril jaune” avec un couteau à lame bolchevique entre les dents.
L’intelligence ne perdant jamais ni ses droits, ni ses voies et moyens, et disposant de canaux de communication à très grande vitesse, ces thèses se retrouvent chez nombre de députés européens où l’on se dit plus que jamais partisans de la “défense européenne”, « mais certainement pas par le biais indirect d’une fourniture de technologies avancées aux Chinois, qui rompraient la solidarité atlantique plus que jamais nécessaire face à l’ascension de la puissance chinoise ». Bref, tout le monde enterre la levée de l’embargo des armes européennes vers la Chine et salue la résurgence de l’amitié transatlantique et le prochain triomphe de la “défense européenne”. Il est vrai que cette sorte d’arguments est dite et qu’il y en a pour les écouter.
En un mot, on ne parle plus de l’embargo.
Eh bien non, finalement, surprise… Voici un bref texte interne européen:
« Le président de la Commission européenne Jose Manuel Barroso parlera de la levée de l'embargo européen sur les ventes d'armes au cours d'une visite en Chine qu'il effectuera du 14 au 18 juillet prochain, a annoncé le gouvernement chinois mardi. “Les deux parties vont échanger leurs points de vue sur des sujets d'intérêt commun, dont la levée de l'embargo sur les armes” en place depuis la répression du mouvement pour la démocratie de la place Tiananmen en 1989, a déclaré le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Liu Jianchao. Initialement envisagée par le Conseil européen au premier semestre de cette année, la levée de cet embargo ne devrait pas avoir lieu sous la présidence britannique de l'UE qui dure jusqu'en décembre, estiment les observateurs. »
Non, les Chinois ne marchent pas. Ils insistent : parlons de la levée de l’embargo, que tout le monde, Britanniques en premier, considéraient comme normale, évidente, complètement civilisée et le reste, au moins jusqu’en février-mars de cette année. (Jack Straw arrivait le 20 janvier 2005 à Pékin. Ses intentions et ses déclarations étaient claires, selon la presse britannique, notamment “The Independent” du 21 janvier: « Straw urges Europe to end ban on arms sales to China, — Jack Straw arrived in Beijing last night to tell his Chinese hosts that Britain will help to lift EU sanctions imposed after the Tiananmen Square massacre, despite US and Japanese objections. »)
L’Europe n’a pas été forcée de reculer, sous le prétexte qu’elle aurait été affaiblie par les péripéties récentes (référendums et le reste), ou sous des pressions renouvelées des Américains. Elle a littéralement “sauté sur l’occasion” que lui donnait sa crise, qui disperse les attentions et fait accepter les arguments faciles sur l’affaiblissement, pour s’aligner sur les Américains. Il y a effectivement, toujours aussi vif, et même de plus en plus vif à mesure que l’“Europe de la défense” progresse de son côté, une tendance très forte à l’alignement sur les USA, — dans ce cas, à l’abandon de la leée de l’embargo sans autre raison que les pitreries alarmistes du niveau des BD sur le “péril jaune” et sur le danger chinois, — vraiment, aucun autre crédit à accorder à tout cela.
(Effectivement, cette tendance écarte le concept politique d’“Europe de la défense”, qui implique souveraineté et autonomie de l’Europe, au profit du concept militaire de la “défense européenne”, qui implique une démarche technique et restant dans ces bornes. La CED de la 1950-54 était une tentative de “défense européenne”, pas “Europe de la défense”.)
La paradoxe de cette situation est que ce sont les mêmes idéaux qui continuent à coucher avec les mêmes utopies, en espérant enfin un jour accoucher du monstre tant attendu, qui serait autre chose qu’une illusion. Souvent (très souvent), les mêmes qui sont partisans de l’“Europe de la défense” (éventuellement autonome) veulent également, et en toute bonne foi, une “défense européenne” acceptée par les US, respectée par eux, et qui coopère avec eux. L’offensive pour l’abandon de la levée de l’embargo repose effectivement sur ce phantasme si prenant : tout ce qui, au niveau de la sécurité, épouse les lignes stratégiques US, contribue à renforcer le statut de l’Europe et à faire accepter par les Américains l’idée d’une défense européenne. Les Européens se répètent cela depuis 50 ans (depuis la CED), avec le succès qu’on voit. La seule “défense européenne” possible est une “Europe de la défense” qui répondent complètement à sa définition, qui soit autonome et en rupture avec les USA, et qui comprenne une “défense européenne” ne pouvant exister qu’au sein de l’“Europe de la défense”. Nous ne plaidons pas ici, nous disons un fait.
En attendant, malheureusement, les Chinois ne jouent pas le jeu … Et s’ils insistent pour qu’on lève l’embargo? S’ils établissent ce que Kissinger nommait, pour ses négociations, le linkage (lien fait entre domaines différents: je fais une concession ici si tu en fais une là) : d’accord pour des concessions sur les textiles, ou l’acier, ou ce qu’on veut exporté vers l’Europe, si l’Europe lève l’embargo? Le fait est que nous aurons, dans les prochaines années, voire dans les prochains mois, beaucoup à demander aux Chinois. Il faudra donner quelque chose en échange. Les Chinois semblent déjà savoir ce qu’ils nous demanderont.