Le rôle de notre mort: l’autruche qui chantait le Progrès

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Le rôle de notre mort: l’autruche qui chantait le Progrès


11 juillet 2005 — Rien qu’aujourd’hui, sur deux postes différents sur ce site, nous alertons nos lecteurs sur deux affaires partout publiquement débattues:

• La question de la production pétrolière du monde, qui atteindra son maximum d’ici 5 à 10 ans. Le rôle et le poids de l’Amérique conduite part l’américanisme, directement et indirectement (la Chine, grande déstabilisatrice de la consommation, ne fait qu’appliquer le modèle américanisme de développement), économiquement (consommation) et géopolitiquement (ses entreprises pour se saisir des sources de production), sont considérables sinon essentiels. (Voir, en rubrique “Notes de Lecture” un article de Michael T. Klare sur le sujet.)

• L’extraordinaire affaire Judith Miller aux USA où l’on voit une journaliste emprisonnée pour ne pas avoir donné les sources d’un article qu’elle n’a pas écrit, et l’affaire Norman Pearlstine, où un dirigeant de la rédaction de Time décide de communiquer les archives, avec éventuellement ses sources nommées, d’un de ses journalistes au FBI. Ces deux affaires font écrire à Frank Rich un article, sous le titre de « worse than Watergate », où il estime qu’effectivement, du point de vue du comportement de l’exécutif, la situation est bien pire que durant le Watergate ; et qu’effectivement, du point de vue de l’éthique, de la liberté de la presse, de la liberté de l’information, etc., c’est « worse than Watergate » dans une mesure bien plus accablante encore.

Nous avons bien du mal à suivre toutes les affaires de cette sorte qui s’empilent aujourd’hui. Le plus remarquable est que toutes ces affaires sordides, où l’illégalité le dispute aux pressions les plus ouvertement arbitraires, concernent effectivement ce qui est, depuis trois ans, la plus importante affaire du monde dans les effets déstabilisants qu’elle ne cesse de nous envoyer, toujours plus forts, directement et indirectement. (Rich : « But the most important difference between the Bush and Nixon eras has less to do with the press than with the grave origins of the particular case that has sent Judy Miller to jail. This scandal didn't begin, as Watergate did, simply with dirty tricks and spying on the political opposition. It began with the sending of American men and women to war in Iraq. ») Cette omniprésence de l’affaire irakienne dans tout le processus de déstabilisation et de déstructuration de notre monde, c’est la globalisation...

Quelles que soient vos opinions et vos analyses, quelles que soient les apparences, quel que soit l’habileté de l’argument, toutes ces énormes vagues de déstabilisation et d’effondrement des règles du système ont une seule origine: l’énorme puissance de désordre du système de l’américanisme, qui domine le monde depuis 60 ans, — qui l’a fait d’abord avec mesure, retenue, habileté, — cynisme, efficacité et absence de scrupules superflus également ; qui, depuis quelques années, exerce cette domination avec une agitation et une incohérence grandissantes semblant justifiées par une vanité sans fin, jusqu’au coup d’accélérateur sans doute fatal du 11 septembre 2005. Parmi les cadeaux de l’américanisme: non pas la “mondialisation”, processus qui est le cours naturel des choses, depuis toujours, avec des avancées et des reculs ; mais la “globalisation”, qui est un processus artificiel, complètement pervers, qui “mondialise” le désordre par la force, en brisant les structures, en diffusant partout les effets de la puissance déchaînée, en brisant la mémoire et l’identité. A ce compte, comment voudrait-on continuer à “parcelliser” son jugement et à exonérer l’américanisme de sa responsabilité globalisée? Cela n’a pas de sens vraiment utile et n’a pour effet, finalement, que d’éluder les problèmes essentiels.

Ainsi donc est notre situation, à l’heure où plus personne ne parle de la crise européenne, des ‘oui’ et des ‘non’ des référendums (tiens le Luxembourg a voté ‘oui’), ni des JO de 2012, ni de la crise climatique qui nous amène des catastrophes planétaires et qui devait être la vedette du G8 d’il y a deux jours, à l’heure où l’on parle des attentats de Londres pour quelques heures encore après avoir ranimé la GWOT (Great War On Terror, selon le Pentagone) pour 48 heures au moins… La rapidité des événements n’a d’égal que notre rapidité à les oublier, à les enterrer trois jours plus tard. Mais l’Histoire, elle, garde la trace de ce qui importe.

Tous ces divers constats nous conduisent enfin à ce constat général que nous jugeons nécessaire de rappeler de temps à autre, à l’occasion de telle guerre, tel mensonge, telle trahison, telle catastrophe ou telle révolte, telle accumulation d’événements, menu extraordinaire sortant de notre extraordinaire courant ; tel ou tel article enfin, comme ceux de Rich et de Klare… Ce constat général est que notre civilisation court vers l’effondrement, au moins et d’abord essentiellement parce qu’elle refuse de voir cette course vers l’abîme de sa mort ; et elle le refuse, non d’une façon bornée, primaire, mais d’une façon sophistiquée, élaborée, fabriquée (notre “virtualisme”). Une autruche, certes, mais postmoderne: la tête dans le sable chaud imprégné des vapeurs de l’alcool de nos illusions, elle vocalise sur les merveilles superbes du Progrès.

Il n’y a rien de plus urgent, aujourd’hui, que de regarder la réalité, simplement ; rien de plus urgent mais, aussi, rien de plus complexe, tant le réseau de nos illusions est enserré dans un maillage quasiment impénétrable qui interdit le regard. Il y a aujourd’hui, dans le monde civilisé, deux partis: ceux qui se refusent à regarder parce qu’il n’y a plus rien à voir (l’image supplée la réalité) et ceux qui tentent de regarder parce qu’il leur semble bien avoir vu quelque chose derrière l’image.

Cette réflexion de circonstance est déjà un avant-goût des réflexions que nous publierons prochainement, suite à notre enquête du mois de juin, à partir des remarques et interrogations de nos lecteurs. Cela se résume à deux affirmations sur notre méthode :

• Oui, l’américanisme (l’Amérique si l’on veut, mais avec les nuances que nos lecteurs commencent à connaître) joue un rôle essentiel, quasiment exclusif dans notre analyse des événements du monde parce que les faits montrent, selon notre perception, qu’il est la matrice de tout aujourd’hui, — et essentiellement la matrice de notre déstabilisation générale, de la déstructuration systématique de notre monde.

• Oui, ce que nous nommons “virtualisme” tient un rôle au moins essentiel dans notre analyse. Ce n’est pas un événement, c’est une méthode, dont la particularité extraordinaire serait, — c’est là une affirmation intuitive, — d’influer de façon fondamentale (structurelle) sur les psychologie par le biais d’une démarche qui pourrait être décrite comme une sorte d’“ événement psychologique collectif”. Il est bien entendu que nous ne parlons là ni de propagande, ni de mensonges, ni d’opinions, — bien que tout cela soit présent peu ou prou, — mais d’une conformation structurelle de la psychologie ainsi modifiée.

Enfin, tout cela porte effectivement, si nous voulons revenir à des termes plus conventionnels, sur la Grande Crise de notre temps historique: la crise du modernisme, c’est-à-dire la crise générale de l’orientation de la pensée de notre espèce depuis la Renaissance.