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1060L'une des victimes les plus désespérées et la plus désespérante de la crise au Moyen-Orient, ce pourrait être la ''Doctrine Bush''. Cette doctrine est résumée par l'expression « Good-vs-Evil Approach » (dans le titre d'un article du Washington Post du 3 avril), — ou ce qu'un officiel américain du département d'État, parlant en souhaitant garder l'anonymat de crainte qu'on puisse croire à de l'ironie de type lèse-majesté, nomme « the GM's GvE Approach ». En bref, la doctrine GW Bush revient à classifier les gens, les pays, le monde, etc, en ''gentils'' et en ''méchants'', avec la fameuse phrase qui servit déjà à plusieurs reprises, — « He who is not with us is against us ». Mais le conflit au Moyen-Orient a montré une complexité persistante et, par certains aspects, il échappe avec obstination à la classification buchiste. C'est ce que notent Dan Balz et Dana Milbank, dans l'article du Post déjà signalé :
« The problem of classifying Arafat has angered foreign policy doves and hawks alike. Hard-liners say Bush should call Arafat a terrorist and treat him as an enemy. Others say the Arafat case exposes the flaw in the Bush doctrine: It ignores the vast gray area between friend and foe. »
Le plus remarquable dans ces remarques, — celles du Post comme d'autres, — c'est le sérieux avec lequel elles sont développées et rapportées. Il est en effet question, à Washington, d'une ''doctrine Bush'', de la doctrine GvE (« la doctrine Giscard valery d'Estaing », comme dit un Français plaisantin), comme si effectivement cela pouvait être envisagé comme un facteur politique et, encore plus, comme le facteur d'une réflexion politique sérieuse. On se trouve dans une situation assez nouvelle, où certaines actions qui paraissent de pure relation publique, comme ont été les discours de GW après l'attaque du 11 septembre 2001, apparaissent finalement à certains zélateurs du pouvoir, souvent à court d'arguments, comme des éléments qui doivent être pris le plus sérieusement du monde.
Le plus étonnant dans le doctrine GvE de GW, n'est pas la doctrine elle-même, qui apparaît comme une caricature de la psychologie du monde politique/public américain. Au contraire, il ne s'agit pas d'une caricature. Les réactions qui entourent chaque intervention à propos de la doctrine GvE, les remarques, les réflexions à son propos, de divers experts qui se penchent avec sérieux sur la question, suggèrent le contraire ; et ce qui se dit et ce qu'on sait de GW, homme très religieux et qui ne cesse de l'être plus, achève d'emporter la conviction : il s'agit d'une chose très sérieuse.
Rares sont les critiques entendues ou lues à Washington, à propos de ce thème bushien et contre lui, et particulièrement des critiques qui sacrifieraient de quelque façon que ce soit au mode de la dérision. Au contraire, on lit nettement des commentaires de regret, écrits avec le plus grand sérieux, sans aucun doute, du fait que certains événements semblent s'entêter à échapper à la vision du monde bushiste. L'une des rares personnalités de l'establishment washingtonien à avoir attaqué assez sévèrement, cette posture hyper-conformiste vis-à-vis de la ''pensée-GW'', et en montrant ce qui pourrait être le signe d'un certain mépris intellectuel (le parallèle fait entre la doctrine Bush et le léninisme, qu'on voit plus loin, en est un signe), c'est Zbigniew Brzezinski, l'ancien conseiller de Jimmy Carter. Brzezinski apparaît comme le critique le plus actif de la politique bushiste au Moyen-Orient. L'article déjà cité rapporte certaines critiques de Brzezinski, qui apparaissent également dans d'autres médias (voir notamment une interview de CNN, le 30 mars).
« Equally critical, but for the opposite reason, are less conservative strategists who say Bush's good-vs.-evil approach is too black and white. Bush, they point out, is not the first to use the with-us-or-against-us formulation. Vladimir Lenin used a similar phrase in his revolutionary writings: ''He who is not with us is against us.''
» ''This is Leninism,'' said Zbigniew Brzezinski, who was President Jimmy Carter's national security adviser. ''In sheer common sense, if someone is not with you, does that mean he's automatically against you? I don't think it's a good principle. Unfortunately, most of life cannot be delineated in terms of black and white. It's in various shades of gray, and foreign policy has to be sensitive to that.'' Brzezinski, who teaches at the Johns Hopkins School of Advanced International Studies, said the attempt to impose the all-or-nothing doctrine has created a muddle. ''I wish I knew what our policy is,'' he said. ''On the one hand we're winking and giving [Israeli Prime Minister Ariel] Sharon the green light, and on the other hand we're voting in the United Nations for Israeli withdrawal.'' »
D'ailleurs, et pour bien montrer combien cette semaine elle-même nous a montré à quel degré la réflexion à Washington est imprégnée de la doctrine GvE, et comment elle s'en porte bien, il faut noter combien l'essentiel de la réflexion critique est pour déplorer que GW songe à s'éloigner des lignes de sa doctrine. On voit que Brzezinski est assez isolé dans sa critique railleuse. Au contraire, l'important est plus que jamais d'apprécier sérieusement le débat autour de la doctrine GvE.
« Bush's instincts to see the war on terrorism as one of good vs. evil served him well after Sept. 11, as he rallied an international coalition for a military campaign in Afghanistan that dislodged the Taliban regime and at least dispersed the al Qaeda terrorist network responsible for the attacks on the United States. But as he has confronted the escalating war between Israel and the Palestinians, Bush has sounded anything but certain, the black-and-white rhetoric of his war on terrorism replaced by what administration critics have described as hesitancy, inconsistency and ambiguity.
« ''Bush had great clarity immediately after 9-11 and has gone from being sharp to being blurry,'' said former Reagan administration official Kenneth Adelman, who is close to Vice President Cheney and other Bush national security officials. ''I think it's been very fuzzy and disappointing.'' »
A ce volet d'appréciation de la “doctrine Bush” aux États-Unis même, qui débouche sur quelques très rares signes de contestation de la politique Bush au Moyen-Orient, qui est elle-même le point géopolitique où la doctrine est confrontée à la réalité, on doit faire correspondre un volet extérieur. Il s'agit alors de l'appréciation générale, hors des USA, de la politique américaine dans la région. Cette appréciation se fait par rapport aux événements entre Israéliens et Palestiniens, telle qu'elle s'est forgée cette semaine avec les événements dramatiques de l'attaque israélienne et la décision de GW Bush d'impliquer fortement, après une longue réserve, son administration dans le processus. On mesure alors, et sans réelle surprise, une chute très importante de l'appréciation des capacités américaines à conduire une diplomatie équilibrée, de la sorte qu'on attend d'une telle puissance qui s'intitule volontiers “empire”, et qui devrait être une diplomatie apaisante, développée pour imposer des solutions équilibrées assurant de meilleures relations et, par conséquent, une stabilité la plus grande possible. Au contraire, on découvre une diplomatie partiale, et, par conséquent, dans les événements qu'on connaît, une diplomatie maladroite et velléitaire. On s'en étonne et, bientôt, on s'en offusque. On devient très sévère. Il n'y a pas de meilleur exemple de cette sévérité que le texte d'Alain Frachon, publié le 4 avril dans Le Monde, sous le titre qui annonce franchement la couleur : « Un désastre diplomatique américain ». (Le titre est évidemment remarquable pour un journal dont la mesure est partout proclamée comme la vertu essentielle. Cela dit l'urgence de la situation qui sollicite le jugement plus que le sentiment du journal.)
Le texte du Monde est très intéressant à plus d'un égard. Il est très sévère d'une façon générale ; d'un autre côté, il attaque l'administration Bush selon le constat d'échecs, ou de promesses non tenues, dans des domaines où cette administration n'avait rien tenté ni rien promis. Ainsi lit-on dans ce texte :
« Avec toute la distance d'un homme en vacances au Texas, le président George W. Bush incrimine le terrorisme, et seulement le terrorisme, pour expliquer le désastre en cours dans la région. Il pèche par lourde omission. Le drame des attentats du 11 septembre, contre New York et Washington, conduit les dirigeants américains à tout analyser à l'aune de la priorité qu'ils accordent à la lutte contre le terrorisme.
» C'est compréhensible. Mais le terrorisme n'explique pas tout. »
Cet extrait de l'article semble un reflet du bon sens et de la raison française, et qu'on retrouve en général dans les commentaires des amis et alliés déçus des États-Unis en ce moment ; nous le citons pour indiquer ce qui constitue à la fois la mesure de l'évolution du jugement du reste du monde à l'encontre des inconséquences washingtoniennes, et les limites (pour l'instant ?) de cette évolution. Il n'est en effet pas raisonnable, paradoxalement, de reprocher aux Américains de tout voir depuis le 11 septembre à la lumière de l'événement du 11 septembre, de tout voir à la lumière de la menace du terrorisme, etc. Cette attitude est fondamentalement américaine, et l'on a fait jusqu'ici que chercher à l'ignorer à cause des implications qu'une telle attitude a sur nos propres conceptions. De même, l'essentiel des analystes ont conclu, au lendemain du 11 septembre, que l'Amérique allait (enfin) s'impliquer dans les affaires du monde, n'en étant plus protégée. C'est le contraire qui s'est produit. C'était une erreur du tout au tout sur la psychologie américaine, pour faire correspondre le pronostic à nos propres conceptions.
La critique extérieure, notamment européenne, de l'attitude de l'administration GW se fonde sur des conceptions normales, c'est-à-dire forgées sur une situation politique, une situation géopolitique, sur des facteurs économiques, militaires, moraux et sociaux, et ainsi de suite. La critique est rationnelle, il n'est pas assuré qu'elle corresponde à la réalité. Un autre point à cet égard, plus spécifique encore, pour tenter de renforcer encore notre argument, se trouve par exemple dans l'analyse de l'attitude US. Lorsque Le Monde tente d'expliquer l'attitude de l'administration GW et son extraordinaire incapacité à développer une politique responsable, il développe des arguments intéressants et fondés, et réels en fin de compte. Il dit notamment :
« Les explications sont multiples. Sans oser le dire publiquement, l'administration Bush considère que M. Arafat n'est pas, ou plus, un interlocuteur digne de confiance. Il a raté une ''occasion historique'' de faire la paix, ce qui ne laisserait pas d'interroger sur ses intentions profondes ; il ne peut ou ne veut condamner une violence terroriste dans laquelle il serait impliqué.
» A l'hebdomadaire Business Week, le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, déclarait cet hiver que M. Arafat n'avait, selon lui, jamais rien apporté de positif à son peuple ; au ministre israélien de la défense, Benyamin Ben-Eliezer, le vice-président Cheney a déclaré que, pour ce qui le concernait, Arafat pouvait bien aller se faire ''pendre''.
» Plus important encore, une partie de l'entourage de M. Bush - des hommes comme Richard Perle, par exemple - sont des ''Likoudniks de Washington'': ils jugent que les implantations ne sont pas un problème et qu'un Etat palestinien en Cisjordanie n'est pas viable et qu'il ne faut pas aider à son établissement. M. Bush aurait une double obsession : ne rien faire comme M. Clinton ; ne pas répéter certains des gestes de son père qui ont pu retourner contre ce dernier la droite républicaine. »
Il n'empêche, — cette analyse critique rationnelle ne fait aucune allusion précise à la ''doctrine Bush'', à cette fameuse idée de bataille entre le Bien et le Mal, où la crise du Moyen-Orient a bien du mal à prendre sa place. Cette absence est dommageable, parce que, dans l'administration GW, cette idée du Bien contre le Mal tient vraiment une place importante. Les Européens (les Français surtout) ont tort de faire évoluer leur jugement selon une logique conflictuelle idéaliste-réaliste : plus on est réaliste, moins on est idéaliste. A la limite, le brutal gestionnaire type-Rumsfeld, réaliste absolu, ne devrait, selon cette conception, ne s'embarrasser en rien, en aucune façon, de conceptions transcendantales et fondamentales (religieuses). C'est le contraire : ces républicains hyper-réalistes, businessmen devenus dirigeants politiques, un pied laissé dans le business, une main tendu aux bandes étrangères qui contrôlent les investissements capitalistes dans le pétrole, sont d'intenses croyants. Toute l'administration GW, psychologiquement et du point de vue des affaires la plus corrompue depuis l'administration Harding de 1920, est aussi l'une des plus intensément religieuses depuis longtemps. La doctrine du Bien contre le Mal est sa doctrine.
Là-dessus, Le Monde ne donne pas assez d'importance à l'autre aspect du fondement de la politique de GW au Proche-Orient, qui est l'aspect électoral, qui est le pendant fait d'une corruption politique absolue à la croyance religieuse. C'est l'autre pilier justifiant la politique de GW, gouvernant son appréciation. L'imbroglio washingtonien est à cet égard exemplaire, comme le montre le journaliste Scott McConnell sur Antiwar.com ; il renvoie effectivement à Bush-père et à ses rapports avec le lobby juif.
La crise du Moyen-Orient met en évidence, une fois de plus après tant d'autres, l'importance de la nécessité de tenter de comprendre la psychologie américaine. Le noeud de la crise du Moyen-Orient, comme le reste d'ailleurs, ce n'est pas la politique, la géopolitique, etc, dans la région et/ou autour, ni même sur l'échiquier mondial ; le noeud, c'est la psychologie américaine, qui explique tout, mène tout et conditionne tout.