Avions de combat en Corée du Sud: le chaos

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Avions de combat en Corée du Sud: le chaos

La compétition pour 40 nouveaux avions de combat pour la Corée du Sud (programme FX, d'une valeur de $4 milliards) est entrée dans sa dernière phase. La confusion est complète, avec une mise en cause publique très diverse et très intense des conditions de la compétition. On est proche d'une situation d'une crise politique, dont les conditions dépassent largement le seul domaine des armements et des conditions habituelles d'un marché à l'exportation. Il s'agit, pour un marché de cette importance, de conditions complètement inédites.

• Depuis l'automne 2001, la compétition (entre le F-15K américain, l'EFA2000 européen, le Rafale français et le Su-35 russe) est entrée dans une phase extrêmement polémique. Cette polémique est sortie des seuls milieux spécialisés pour toucher les milieux politiques généraux et la société civile elle-même. Elle s'accompagne d'un regain d'anti-américanisme en Corée du Sud qui affecte la situation politique générale du pays. La cause de la polémique : la perception de ce qui apparaît comme une attitude biaisée du gouvernement sud-coréen, en faveur du F-15K.

• Le F-15K a été l'objet d'attaques virulentes : autant à cause des conditions de l'offre américaine que des pressions qui l'accompagnent, que du fait de l'avion lui-même. (Le F-15K fait partie d'une famille dépassée, développée dans les années 1965-72, que l'USAF va commencer à remplacer par le F-22 et dont la production des pièces de soutien n'est plus garantie à partir de 2015.) Le F-15K, qui devrait en théorie bénéficier des conditions d'amortissement d'une très longue production en série, est pourtant offert à un prix supérieur ($60 millions) à celui de son concurrent direct, le Rafale français.

• La compétition a abouti à l'élimination de l'EFA2000 et du Su-35. Le Rafale est arrivé en tête, devant le F-15K, mais avec une marge insuffisante, selon les Sud-Coréens, pour l'emporter. Un dernier cycle de compétition a donc été lancé début avril. Tout est à mettre en cause dans ces décisions : les conditions de la victoire du Rafale, arbitrairement réduite selon les critiques du processus à une marge très faible (1,1%) pour justifier la phase supplémentaire de sélection ; les conditions de cette dernière phase, où des critères déterminants ont été rajoutés, d'ordre politique et d'interopérabilité militaire qui favorisent de façon délibérée et sans doute décisive le F-15K. Selon les appréciations conformes et dans les conditions établies par le gouvernement sud-coréen, le choix du F-15K américain ne fait effectivement pas de doute.

• La tension est telle, les conditions si évidemment suspectes, que Dassault a déposé plainte devant une cour de justice sud-coréenne pour demander la suspension du processus. Un avocat célèbre en Corée du Sud et habitué des conditions des marchés internationaux de son pays, Kim Jong-han (du cabinet international de Paul Hastings, Janofsky & Walker, à Tokyo), a publié un article dans The Korea Herald du 10 avril (« Korea's incorrigible problem »). Il y appuie avec force la thèse d'une compétition complètement déloyale au profit du F-15K et avertit des conséquences de cette situation.

« The new jet fighter project is being watched very closely by the international community, particularly by the foreign press. If the current perceived unfairness in the bid process goes un-remedied and Boeing is declared an ultimate winner, the Korean government should not expect praise from anyone. [...] No one likes an unfair winner. Many Korean people believe the Apolo Anton Ohno of the United States unfairly won the gold medal against Kim Dong-sung of Korea in the Salt Lake City Winter Olympic Games. [..] In short, the Korean government should be ready to answer charges from the critical international press if it decides to push through a flawed bid process. »

• Un dernier élément, complètement inédit également, est la prise de position d'un autre concurrent, le russe Rosoboronexport qui présentait le Su-35. Une dépêche de l'agence Reuters du 9 avril, rédigée par Jalil Hamid à Kuala Lumpur, donne les précisions suivantes, à partir d'une rencontre avec un dirigeant de cette société :

« Rosoboronexport Deputy Director-General Viktor Komardin told reporters in Malaysia the U.S.-based Boeing held an advantage over Dassault in the final phase of evaluation. Komardin said South Korea was insisting that the new fighters must be compatible with the existing U.S.-made equipment such as landing or radar equipment being used by South Korea. ''It was a condition, so how can we fit to that part of the tender? So I think it's a political decision.'' ''If the South Korean government thought about it beforehand, that this will be the main parameter, the key demand, then no one from any country, from France, from us will participate,'' Komardin said. »

Il faut apprécier combien ces conditions sont inhabituelles. On ne parle pas, bien sûr, des conditions générales favorisant systématiquement les matériels américains, dont Kim Jong-han nous confirme qu'elles sont, elles, habituelles en Corée du Sud. On parle des conditions où ces habitudes sont mises aujourd'hui en lumière et fortement contestées, notamment par les concurrents (les Français et les Russes). L'intervention du Russe, notamment, après la plainte de Dassault, renforce fortement celle-ci et constitue une prise de position très inédite, qui mesure l'exaspération de tous les concurrents, hors les Américains, dans cette affaire.

Et les Américains ? Ils se disent en plein désarroi, — et, paradoxalement, il faut les croire

Les Américains se disent eux-mêmes désorientés, et cela paraîtra paradoxal à beaucoup, dans tous les cas à première vue. Un article du Washington Post du 27 mars 2002 contenait notamment ce passage :

« U.S. military officers and Boeing supporters in Washington have not hidden their dismay at the unprecedented challenge by other countries to the near-monopoly that American contractors have held since the 1950-53 Korean War, in which the United States was South Korea's most important ally. »

Le ton de cette remarque nous dit tout : les Américains sont désorientés qu'on puisse leur contester une suprématie politique et militaire, et qu'on puisse mettre en cause des pratiques dont monsieur Kim Jong-han, parmi d'autres, dénonce la complète illégalité par rapport aux normes des rapports commerciaux et contractuels. Dans ce marché, les Américains ont agi avec leur brutalité coutumière, renforcée par le climat régnant aujourd'hui dans l'administration GW Bush, et n'hésitant pas à imposer aux Sud-Coréens un modèle d'avion évidemment dépassé. Leur désarroi n'est pas feint. La nature de leur psychologie éduquée implique que la brutalité de leur puissance se fonde sur une vertu supérieure, qui est celle de l'exceptionnalisme américain, et l'on dira paradoxalement que tous les moyens sont bons, y compris les plus contraires à la vertu, pour affirmer cette vertu. Qu'une contestation (évidemment justifiées) de « tous ces moyens » vienne mettre en cause leur vertu par enchaînement logique constitue un très grand motif de désarroi et les trouve en général sur la défensive et relativement maladroits, voire impuissants. Cela suggère évidemment la tactique qu'il faut employer lorsqu'on est confronté aux Américains.

(Faisons une hypothèse hautement spéculative ; si la contestation du marché FX provoquait effectivement des prolongements supplémentaires susceptibles de mettre en lumière des pratiques contestables du gouvernement sud-coréen pour favoriser l'offre américaine, il ne faudrait pas s'étonner de voir les Américains reprocher ces pratiques à ce même gouvernement sud-coréen, — au nom de la transparence et du respect de la concurrence ; cela, bien sûr, tout en maintenant par ailleurs leurs pressions sur ce gouvernement. Il n'est pas simple d'être le “protégé” des Américains, même si cela procure des avantages. On se trouve en permanence confronté à la contradiction et à l'irresponsabilité du protecteur.)