Le JSF entre-t-il dans son hiver catastrophique?

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Le JSF entre-t-il dans son hiver catastrophique?


31 juillet 2005 — On a lu notre chronique d’hier, un rien moqueuse certes, mais pleine de bonnes intentions, à propos du programme JSF et des dernières nouvelles bien peu encourageantes à son propos. A côté de cela, il est évidemment nécessaire de vraiment s’interroger sur l’importance du processus en cours.

Le même article du Financial Times sur le JSF donne ces précisions qui nous indiquent qu’on se trouve effectivement dans une situation nouvelle, caractérisée par une atmosphère de très grave crise, due en partie aux conséquences de la guerre en Irak, en (bonne) partie aussi à la catastrophique gestion du Pentagone et au climat délétère qui y règne.


« Although all weapons programmes were expected to be reviewed, until now there was never any suggestion that JSF would be among those considered for cuts. The Pentagon is, however, under intense pressure to cut weapons spending because of the unexpectedly high costs of the war in Iraq, which has forced billions in procurement dollars to be spent on repairing and upgrading older army systems. New fighter aircraft have also been criticised because of their huge cost, and doubts have been voiced over whether they are still needed when rival air forces no longer exist. »


On a vu que les mesures étudiées sont draconiennes: abandon de la version navale du JSF ou réduction de la version USAF de 2.400 exemplaires à 700. Certes, il ne s’agit que de “scénarios”, d’exercices de style ; ce qui est impressionnant, c’est l’échelle qui est choisie, de réductions aussi radicales. On l’a vu, on l’a lu, les conditions générales sont décrites comme très mauvaises (la “crise de confiance” du Congrès pour le Pentagone). Les révélations du FT montrent simplement que l’affaire est sérieuse, qu’il ne s’agit pas d’une simple manœuvre politicienne ; cela signifie que le Congrès est sérieux et que le Pentagone, sur consigne de la Maison-Blanche, le prend au sérieux. Cela signifie, enfin, que la situation budgétaire est totalement chaotique et que la catastrophe irakienne agit comme une pompe aspirante, un “trou noir” sans fond.

Il est certain que, dans ce contexte, le luxueux JSF fait un peu déplacé. On peut y ajouter la mauvaise humeur générale des extrémistes du Congrès, plongés dans leur paranoïa de protection des technologies US, — et, pour eux, le JSF est une machine infernale, un cheval de Troie des affreux non-Américains affamés de technologies américanistes. Le programme JSF est un énorme programme de type “tout ou rien” : toutes ses énormes vertus sont réversibles et peuvent devenir, selon l’évolution de la situation, autant d’affreux travers.

Ainsi, le JSF fut-il, quand il fut lancé, le fanion de l’ivresse de puissance de l’Amérique, bien avant GW, du temps du gentil Clinton (voir ce que nous en disait le TGE Richard Aboulafia en 2000). Le JSF était grand et irrésistible du temps où l’Amérique était de même, ou le paraissait dans tous les cas. Aujourd’hui, malgré les analyses imperturbables des amis européens, l’Amérique va mal, notamment et essentiellement au niveau de sa puissance militaire devenue monstre ingérable et d’une inefficacité dans la réalité du monde sans doute sans exemple dans l’histoire militaire du monde. Tout cela commence à se payer, aujourd’hui, au prix fort. Alors, s’il faut, en plus, se payer un JSF.

Le destin du JSF est inéluctable, à l’image de celui de la puissance américaine depuis que cette puissance a mis le pied dans ce monstrueux piège qu’est l’Irak, — inexcusable et inexpiable erreur montrant que les dirigeants américanistes ne comprennent plus la nature de leur propre puissance. Les arguments contre le JSF qu’expose le FT sont connus depuis longtemps: l’incapacité du Pentagone à gérer ses programmes, qui multiplie ses effets à mesure que le programme est grand et complexe, et qu’en plus il rassemble des forces de traditions et d’intérêts aussi opposés que l’USAF et la Navy ; l’amenuisement jusqu’à la disparition actuelle du besoin d’un avion de combat très avancé, justifiant plutôt une sorte de “veille technologique” du domaine (bien suffisante avec F/A-22, autre gouffre sans fond) au contraire de l’orientation prise avec le JSF d’une production massive… Jusqu’ici, on écoutait ces arguments sans les entendre, désormais on les entend, — on les détaille et on en rajoute. La différence est l’évolution psychologique de la direction américaniste sous la force du désastre irakien et la perception de la faillibilité de la puissance US, voire de sa vulnérabilité dramatique jusqu’à une possible défaite.

Nous parlons ici de “perception psychologique”, non de jugement exprimé (sauf chez les penseurs dissidents, qui disent les choses bien plus crûment aux USA que partout ailleurs). Nous voulons dire que cette “perception psychologique” qui ne s’exprime pas est devenue si forte, si insistante, qu’elle se saisit des biais, des arguments éculés, pour mettre indirectement en question tout ce qui était indiscutable hier. C’est le cas du programme JSF. Jusqu’ici protégé absolument par sa représentation virtualiste (voir Aboulafia), allant de pair avec la représentation virtualiste de la puissance US, il risque de prendre de plein fouet les effets contraires du reflux qu’on constate aujourd’hui. Même son argument internationaliste (le programme permet de “capturer” non seulement les marchés, mais aussi les processus de décision, les mécanismes d’action des acheteurs) est en passe d’être retourné: ce qui était un avantage supplémentaire de la puissance américaine triomphante (virtualisme) va devenir un fardeau de la puissance américaine en déroute (réalité), — notamment par la valeur de ce que les Américains auront l’impression de “donner” aux non-Américains en échange d’une servilité et d’un alignement devenus futiles et sans guère d’intérêt.

Bien entendu, il nous paraît improbable que le programme JSF soit complètement mis en cause. Il nous paraît même improbable que la QDR 2005 aboutisse à des recommandations aussi draconiennes que celles qui sont envisagées dans les scénarios décrits par le FT. Mais c’est la prudence de la raison qui nous font écrire cela ; c’est la logique, basée sur l’expérience de la puissance de la bureaucratie, qui nous fait avancer que celle-ci résistera et qu’on aboutira à un programme JSF un peu rogné, un peu retardé (bien assez, de toutes les façons, — une autre façon d’aboutir à la catastrophe, en rendant ce qui resterait du programme encore plus coûteux, encore plus vulnérables). Mais nous avons peut-être tort d’être prudent et raisonnable et de nous en tenir à la logique de l’expérience parce que, malgré la vision très pessimiste que nous avons de la situation washingtonienne, nous sommes très probablement encore bien en-deça de la réalité de l’état de la psychologie qui s’y affirme.

Dans un F&C très récent, du 29 juillet, nous citions un commentaire de Seymour Hersh: …« Hersh continues: “A former senior intelligence official told me, ‘The election clock was running down, and people were panicking. The polls showed that the Shi’ites were going to run off with the store. The Administration had to do something. How?’” »... Puis nous enchaînions de cette façon: « “People were panicking”... “The administration had to do something”... Voilà le climat. Rien de contrôlé, rien de construit. » Même si l’affaire (les élections en Irak) est différente, le climat washingtonien est le même pour tout. C’est là un facteur essentiel, ressortant du climat psychologique décrit, qui n’est exprimé en rien, qui est camouflé derrière des jugements de pur virtualisme mais qui conduit à des décisions, camouflées également sous le même habillage, mais exprimant effectivement la gravité de la situation.

Si l’on s’en tient à ce qu’on sait du climat de paralysie de la QDR-2005 et de ce qu’en dit le FT au travers de son article sur les débats sur le JSF, la QDR est en train de se transformer en un simple exercice de réduction draconienne des dépenses, dans le plus pur désordre des gens qui paniquent. Le FT rapporte encore ceci: « One person briefed on the discussions [regarding the JSF’s cuts] said the military reductions were being pushed by Ryan Henry, a top Pentagon policy official who had been selected by Donald Rumsfeld, defence secretary, to help lead the defence review. » C’est bien le climat que nous décrivons. Il n’est plus question de la “transformation” sophistiquée recherchée par Rumsfeld par l’intermédiaire de la QDR-2005, qui devait être “révolutionnaire” ; il est question d’un exercice de bûcheron: couper, couper et encore couper, parce que “people are panicking”… Dans un tel climat, toutes nos appréciations prudentes et raisonnables, et la logique de l’expérience, peuvent être balayées en un instant.

A Washington, au Pentagone, au Congrès, aujourd’hui tout est possible sur la pente “catastrophiste” qui s’est mise en place. Et cela vaut pour le JSF bien plus que pour n’importe quel autre programme, — justement parce qu’il était, jusqu’ici, proclamé intouchable, alors qu’il avait déjà montré toutes ses faiblesses et travers.