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9 août 2005 — Jamais pris de court, le Pentagone s’est aperçu qu’il y a une nouvelle forme de guerre en cours en Irak, c’est-à-dire une forme de guerre à laquelle les forces américaines ne sont pas adaptées. La surprise est totale et cette trouvaille considérable mériterait des mesures adéquates, a conclu le Pentagone.
Montrant une souplesse considérable, le Pentagone prend donc des mesures pour s’adapter. Il a formé une unité spéciale, le Asymmetric Warfare Group (AWG), dont le rôle va être de partir partout où l’armée américaine se bat, c’est-à-dire partout où elle essuie des revers, pour comprendre, compiler, classer, analyser, soupeser, etc, les conditions de cette nouvelle guerre, avant de rédiger un rapport volumineux dont nombre d’experts recevront un exemplaire, charge à eux de faire les commentaires qui s’imposent... On pourrait avoir les premières conclusions sur la nouvelle guerre en cours, disons en 2007-2008, peut-être après la défaite en Irak. (Cela, ces précisions de date, supposition rageuse ou moqueuse de notre part.)
Un texte de Defense News du 1er août 2005 rend compte de l’événement.
Ce texte introduit indirectement, mais dans l’enchaînement naturel de son raisonnement et des informations qu’il veut nous donner, d’étonnantes et significatives contradictions. S’il est fait, et avec quel sérieux, pour exposer la réalité des difficultés de la situation des forces armées américaines et les solutions éventuelles à apporter, il aboutit, par inadvertance, à éclairer la réalité de l’appréciation intellectuelle de cette situation. On peut ainsi mieux comprendre les spécificités étranges de la psychologie américaniste.
• Première démonstration :
« “The asymmetric warriors of tomorrow are learning their lessons today, and they’re taking notes,” said Col. Robert Shaw, commander of the AWG. “We’ve got to get out of reaction mode and into predicting, because what happens in Iraq, those same tactics, techniques and procedures pop up somewhere else in the world.”
» What used to be labeled low-intensity conflict by the U.S. military is now called asymmetric warfare, where an enemy pursues unconventional tactics to nullify America’s decidedly high-tech advantages. The military’s high-tech revolution, the centerpiece of Defense Secretary Donald Rumsfeld’s transformation efforts, has run into the reality of a less than revolutionary war in Iraq. »
Le premier paragraphe nous cite le brillant colonel Shaw, chef de l’AWG, nous exposant certaines considérations concernant la nouvelle forme de guerre qu’on qualifie, comme chacun sait, d’asymétrique. Donc, une guerre complètement nouvelle, inattendue, extraordinaire, à laquelle le Pentagone va devoir s’adapter… Patatras ! Le second paragraphe nous révèle le pot aux roses : « What used to be labeled low-intensity conflict by the U.S. military is now called asymmetric warfare, where an enemy pursues unconventional tactics to nullify America’s decidedly high-tech advantages. » Autrement dit, la guerre asymétrique existait avant, on l’appelait LIC (Low Intensity Conflict), terme utilisé dans les années 1960 jusqu’à la fin des années 1980. Le changement d’acronyme a été fatal à la réalité: le Pentagone a jeté LIC aux oubliettes, conclu que la guerre “de basse intensité”, future “guerre asymétrique”, n’existait plus, pour découvrir qu’elle existe toujours et se nomme désormais guerre asymétrique. Il ne faut jamais jeter un acronyme avant d’avoir vérifié s’il a complètement servi.
• Deuxième démonstration, mais plutôt pour franchement sourire, tant les enfonceurs de portes ouvertes peuvent se montrer involontairement drôles. Voici un de ces guerriers high-tech qui vous parle des voitures-suicides comme étant “the warfare of the future
• Troisième démonstration, qui est dans le mode encore plus intellectuel.
« “We’re in a new era of warfare,” [Shaw] said. “A lot of asymmetric warfare is understanding it first, understanding that an enemy will do what he can to seek out your weak spots. Every bad guy with a brain is thinking up a new way to kill us every day.” »
Ces remarques de Shaw sont précédées de l’appréciation générale de ce même colonel Shaw, homme expérimenté en la matière, « sees asymmetric warfare as a predominantly intellectual versus technological challenge ». La principale trouvaille de cette recherche quasiment initiatique est qu’il faut d’abord bien comprendre, pour comprendre la “guerre asymétrique”, que l’adversaire cherche vos points faibles pour vous frapper de façon plus efficace et dévastatrice ; car, comble du comble de la trouvaille, chaque “méchant” équipé de cette chose (actuellement non référencée sous acronyme du Pentagone) qu’on nomme “cerveau” cherche chaque jour, la crapule, une nouvelle façon de vous tuer, si possible inédite, si possible efficace et ainsi de suite.
Tout cela nousest asséné sur un ton docte et avec le plus grand sérieux du monde.
• Quatrième et dernière démonstration, de type géographique celle-là. Il faut être prêt à affronter ce redoutable ennemi là où il se manifestera… Mais où? « “You’ve got to look at the threat today and where it can go in the future, to study the insurgent groups, see what they’re doing,” Shaw said. “We’ve got to get out of reacting and into predicting, he said, and “identify the area that will be the next Iraq or Afghanistan.” »
Cette remarque, à partir des exemples choisis, est remarquable d’humour involontaire et bureaucratique. Nous voyons notre brave colonel Shaw se demandant où l’ennemi va frapper, citant l’Afghanistan et l’Irak comme exemple de telles situations (« identify the area that will be the next Iraq or Afghanistan.” »), — alors que ce sont précisément les Américains qui ont choisi de frapper en Afghanistan et en Irak, et de façon totalement arbitraire et erronée quant à la lutte contre le terrorisme en choisissant l’Irak…
Passée cette revue de détails, proposons quelques conclusions :
• Le Pentagone s’est aperçu qu’il se passe quelque chose en Irak.
• Il a identifié une nouvelle sorte de guerre aussi vieille que le monde : la guerre du faible contre le fort, ou de David contre Goliath.
• Il se doute de quelque chose et va entreprendre des recherches : il semblerait que David (le faible) ait vaincu Goliath (le fort).
• Il va étudier le problème et proposer des solutions qui n’ont évidemment aucune chance de donner le moindre résultat sinon d’aggraver les choses.
• Il nous est ainsi confirmé que la psychologie de la bureaucratie du Pentagone, et la psychologie américaniste en général, sont totalement coupées du reste du monde, de la réalité, et de tout ce qui a le moindre rapport avec ce qu’on nomme “bon sens”. Le cloisonnement est complet, les rapports de causes à effets résolument ignorés et ainsi de suite.
Dans le même article et sans beaucoup d’espoir d’arriver à quelque résultat que ce soit, le stratège William S. Lind, spécialiste de la guerre asymétrique, qui dénonce depuis des années la folle politique du Pentagone d’acquisition systématique de hautes technologies, remarque :
« The problem isn’t technology or equipment, the problem is we don’t understand how to fight this kind of war,” said Bill Lind, a leading voice of the group.
» As evidence, Lind points to the fighting in Iraq, where the guerrillas’ most lethal weapons are the omnipresent rocket-propelled grenade, a weapon developed in the 1960s, and often crudely constructed IEDs. The high-tech U.S. military, with all its computers, airborne sensors and spy satellites, has little counter against these low-tech weapons.
(…)
» Counterinsurgency warfare is often described as a clash between David and Goliath. The big, well-armed and heavily armored Goliath is ponderous and slow moving in the face of the small, agile David who brings Goliath to his knees with a stone.
» “A belief in technological superiority is why Goliath always loses,” Lind said. “The more you make yourself look like Goliath, the more you say how superior you are, the more you guarantee your own defeat.” »
(*) Nous l’avouons platement, nous avons repris ce titre... à nous-mêmes, à un texte de la Lettre d’Analyse de defensa du 25 mars 2001, offrant une réflexion sur la guerre du Kosovo deux ans plus tôt. Nous pensons, gravement, en pesant nos mots, qu’il y a une chaîne humaine de la stupidité, comme une magnifique continuité de la bêtise entre ce conflit et celui que nous suivons aujourd’hui, notamment dans l’aspect virtualiste d’invention d’une réalité artificielle à la place de la réalité.
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