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16222 septembre 2005 — En février 1994, Robert D. Kaplan publia dans The Atlantic Monthly un article intitulé The Coming Anarchy. D’autres essais suivirent, sur le même thème qui était de nous dire que le monde post-Guerre froide serait, contrairement à la vision de Francis Fukuyama (The End of History), un monde de violence et de chaos, difficilement contrôlable. Ces divers travaux furent réunis dans un livre, reprenant le titre initial (The Coming Anarchy), et publié en 2000.
Kaplan prévoyait que ce chaos et cette violence se répandraient dans nombre de régions des zones périphériques du monde industriel, à l’occasion de divers événements déstabilisateurs, dont des catastrophes naturelles (lesquelles seraient amplifiées par les conséquences du global warming). Évidemment, le monde industrialisé, USA au centre, devrait rester comme la sauvegarde de l’ordre mondial, oasis de stabilité et de modernité apaisante. Cette thèse fut l’une de celles qui soutinrent, in fine et in illo tempore, les conceptions d’“impérialisme humanitaire” (ou “néo-colonialisme humanitaire”) qui furent en vogue au moment de la guerre du Kosovo et après, notamment au Royaume-Uni où l’on n’est pas avare, sous l’empire de Tony Blair, de suffisance satisfaite et d’illusions néo-impériales. On les retrouve, par exemple, chez un Robert Cooper, qui énonça cette “doctrine” ambiguë au printemps 2002.
Cette thèse disait : il ne faut plus hésiter à intervenir, éventuellement d’une façon préventive, dans les pays du Tiers et du Quart-Monde comme dans les anciens pays communistes, pour rétablir l’ordre ou prévenir le désordre. Il faut aller là-bas imposer, d’une façon “bénévole” et éventuellement compassionnelle, notre ordre occidental et américaniste. Même la guerre contre l’Irak rencontre chez certains un soutien au nom de tels arguments.
L’Irak, justement, est une prémisse de ce qu’on constate aujourd’hui: qui est cause du désordre? Saddam le diabolique boucher ou la coalition des libérateurs? Bonne question. Mais ce qui arrive avec “Katrina” à la Nouvelle Orléans élargit le débat d’une manière dramatique et suggère désormais la réponse. On connaît la situation dans cette grande et superbe ville aujourd’hui devenue un lieu de chaos absolu. (Lire aussi un excellent article du Washington Post.) Quelques instantanés:
« The mayor of New Orleans issued “a desperate SOS” yesterday as the effort to evacuate thousands of people still trapped in the flooded city was hindered by mob violence and gunfire. The appeal came as angry crowds clashed with police, and the city's police chief warned that storm victims were being raped and beaten on the streets.
» National guardsmen were moving into New Orleans in armoured vehicles to re-establish order and help the evacuation. But reports from the city described desperate scenes in the Superdome stadium and the city convention centre, where tens of thousands were awaiting evacuation, with fights breaking out, rubbish catching fire and dead bodies left uncollected. »
A-t-on vu cela après le tsunami qui ravagea les côtes septentrionales de l’Asie à la fin de l’année dernière? Certes pas, — quelques désordres, mais, très vite, un retour à l’ordre pour tenter de réparer les immenses dégâts. A la Nouvelle Orléans, c’est l’immense frustration de ceux qui subissent un système oppressif, qui ne sont tenus par aucune solidarité sociale ni sens profond de la vie communautaire, — ces choses anciennes qui donnent aux gens la capacité de supporter la tragédie du monde. On en connaît la cause puisqu’on connaît le système : individualisme triomphant, États sans aucune transcendance, corruption institutionnalisée par le secteur privé. La frustration éclate dans une violence chaotique. Les gens de La Nouvelle Orléans ne sont ni meilleurs ni pires qu’ailleurs, — c’est-à-dire que le pire est prêt à se faire jour en eux si les conditions générales s’y prêtent. Les conditions générales y sont : environnement social oppressant, pressions psychologiques de tromperie permanente, culture de violence systématique, valeurs vénales mises en avant et isolement de l’individu, voilà des explications suffisantes.
Sur le “blog” de Needlenose.com, on lit ces phrases significatives : « Denise Bollinger, a tourist from Philadelphia, stood outside and snapped pictures in amazement. “It's downtown Baghdad,” the housewife said. “It's insane. I've wanted to come here for 10 years. I thought this was a sophisticated city. I guess not.” » Voilà pour le spectacle. Et pour les causes? Cette remarque, sur le même site, ne vaut-elle pas toutes les analyses du monde: « ... Looters filled industrial-sized garbage cans with clothing and jewelry and floated them down the street on bits of plywood and insulation as National Guard lumbered by. Mike Franklin stood on the trolley tracks and watched the spectacle unfold. “To be honest with you, people who are oppressed all their lives, man, it's an opportunity to get back at society,” he said. »
“The Coming Anarchy”? OK, nous l’avons. Cela ne se passe ni au Zaïre, ni en Colombie, mais à New Orleans, USA. Et nous ne devrions nullement être étonnés de cela, sauf pour les intellectuels occidentaux qui observent, fascinés, leurs images dans un miroir aux couleurs de l’American Dream.