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1er octobre 2005 — Les 29 et 30 septembre, le nouveau président directeur général de Lockheed Martin était en visite à Bruxelles. Il a rencontré, le 29 au soir, quelques journalistes. On cite ici deux rapports de cette visite, celui de l’agence Belga (publié dans le quotidien L’Écho du 30 septembre) et celui de Defense News, le 30 septembre également, sur le site de l’hebdomadaire.
Il est intéressant de voir la différence de perception des deux rapports. Le premier, qui est européen, est centré sur la question du JSF ; le second, qui est américain, s’attache plus aux difficultés de la coopération transatlantique. Les deux, finalement, montrent une même inquiétude chez le patron du premier producteur d’armements US.
• Concernant le JSF, c’est la première fois qu’on entend, de la bouche d’un officiel US, la reconnaissance de l’incertitude complète qui règne à propos du programme, et la “quasi-certitude” que les séries initiales seront réduites. Il est encore plus saisissant que cette incertitude porte sur un processus en cours (on reconnaîtra la QDR), selon des facteurs auxquels sont intégrées les conséquences de l’ouragan Katrina. L’incertitude de Lockheed Martin représente la reconnaissance d’une situation dramatique qui affecte le programme JSF comme le Pentagone dans son ensemble, une situation présentement en cours de développement, et d’une façon complètement insaisissable.
« A un an du premier vol du prototype du nouveau chasseur américain F-35 (alias Joint Strike Fighter, JSF), son constructeur, le groupe de défense Lockheed Martin, ignore toujours combien d'exemplaires lui seront commandés, a reconnu jeudi soir le patron de Lockheed, Robert Stevens, de passage par Bruxelles. “Aucune quantité de production n'a été définie”, a indiqué M. Stevens…
(…)
» L'US Air Force avait initialement prévu d'acheter 1.700 exemplaires du JSF et l'US Navy 1.089 — un nombre ensuite réduit à 680. Mais ces chiffres seront quasi-certainement revus à la baisse en raison des nouvelles priorités fixées par le Pentagone après le 11 septembre, la guerre en Irak et le cyclone Katrina. “Beaucoup de discussions ont actuellement lieu sur les nombres”, a reconnu M. Stevens… »
• La coopération transatlantique doit se poursuivre, dit Stevens. On dira que c’est le vœu pieux habituel, sauf qu’il est nuancé ici d’une considération essentielle (soulignée par nous en gras): « Governments on both sides of the Atlantic must explore new ways to allow their defense industries to work together without compromising national concerns over security. » Toutes les déclarations de Stevens sont d’ailleurs accompagnées de cette restriction dont on sait le poids considérable sur la coopération transatlantique puisqu’elle est la cause fondamentale de ses avatars, voire de son blocage (« I firmly believe there are [cooperative industrial] opportunities that can be pursued without stirring up concerns that any government’s national security would be compromised »). Parlant également de ses contacts bruxellois avec les milieux de la coopération des armements, notamment avec Nick Whitney, directeur de l’Agence Européenne de Défense (AED), Stevens confirme, de ce côté également, les difficultés profondes qui touchent aujourd’hui cette coopération transatlantique. Sa préoccupation affichée de l’installation d’un marché protégé en Europe en dit long là-dessus, autant que la faiblesse de l’argument qu’il oppose. (Des restrictions à l’accès du marché US des armements en représailles? Il faudrait pour cela que l’accès existât.)
« In a nod to the European Union’s nascent but growing influence over security and defense industrial policy, Stevens also met with Nick Witney, head of the European Defense Agency (EDA). “It is more than apparent that the shape of Europe’s trans-Atlantic defense [industrial] relations is being defined here in Brussels,” Stevens observed.
» The EDA is refining a plan, for example, to liberalize the high-value end of Europe’s defense market by injecting into the sector new rules for cross-border bidding on procurement projects. The plan’s ultimate goal is to create a more harmonized and unified internal defense market for the European Union.
» Asked if he thought the agency’s plan carried the seeds of a future market closed to U.S. firms, Stevens sidestepped the issue. But he warned that “all the talk today about the EU’s market and its assemblage of the industrial base should not lead to a protectionist one. There would be consequences for [foreign] access to the U.S. market — and this would not be healthy for either side.” »
Les déclarations de Stevens sont intéressantes, d’abord dans la forme. Ne boudons pas notre plaisir car il est absolument rarissime d’entendre un des cadres dirigeants du complexe militaro-industriel américain parler en termes si transparents. Cet abandon de la langue de bois en dit long sur la situation de crise qui affecte le domaine, — l’armement, la programmation du Pentagone, les relations transatlantiques.
De façon presque directe, Stevens nous confirme trois points essentiels sur lesquels nous revenons souvent :
• Le programme JSF est plongé dans l’incertitude la plus complète, avec comme tendance évidente des réductions sérieuses.
• La coopération transatlantique va mal, essentiellement à cause des questions de restriction des transferts de technologie. (Point de sémantique intéressant : les déclarations restrictives de Stevens, selon lesquelles l’impératif de sécurité nationale prime tout, reflètent bien la contradiction interne fondamentale de la crise, qui interdit toute amélioration. La question des impératifs de sécurité nationale qui enchaînent sur les restrictions dans les échanges de technologies est justement ce qui compromet de façon constante et aggravée la coopération transatlantique. Comment relancer une activité de coopération en tenant compte prioritairement de ce qui la compromet?)
• La mobilisation européenne autour de l’AED, avec perspective d’un marché européen protégé à l’image du marché américain, est aujourd’hui un fait politique majeur. C’est ce qu’a découvert Stevens. C’est effectivement, du côté européen, la prise en compte prioritaire des intérêts de sécurité nationale, — ou, plus précisément dit : des intérêts de sécurité collective.
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