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Nous avons très vite considéré, trois ou quatre ans après le lancement du programme JAST (1993) devenu JSF en 1994 qu’il y avait deux JSF : le programme réel, dont le sort est débattu aux Etats-Unis et qui va très mal merci ; et le soi-disant “programme international”, qui est une image créée par un langage approprié (le langage transatlantique, les “valeurs communes”, les amis de la Guerre froide, la suffisance américaniste transfusée aux alliés, etc.). Le “programme international” a été fabriqué pour présenter aux coopérants alliés et au reste du monde une vision différente, pas toujours absolument idyllique (on fait dans la nuance) mais dans tous les cas témoignant de la pérennité de la puissance américaine et des rapports allégeance-copinage avec les alliés qui en découlent.
La puissance américaine est un faux-nez posé sur une anatomie de chaos et de décadence impuissante et il n’y a rien de plus illustratif, de plus réaliste à cet égard que le destin réel du JSF, particulièrement dans sa phase actuelle. Pour autant, il n’est pas inintéressant d’examiner périodiquement l’état de la réalité du programme international par rapport à l’“image” du JSF de coopération qu’on veut pérenniser, et d’examiner les nouvelles vitamines qui lui ont été transfusées. Parfois, et même plus qu’à son tour, s’y glisse quelque poison bien contrariant.
Il ne s’agit pas d’une pure création. Nous sommes évidemment en plein virtualisme, — mais, justement, le virtualisme crée une autre réalité qui ne dédaigne certainement pas d’utiliser des éléments de la réalité. Les Américains américanistes croyant comme les autres, et peut-être plus que les autres après tout, à l’image virtualiste qu’ils fabriquent, alimentent celle-ci d’éléments bien “réels”. Nous avons par conséquent des indications sérieuses de la réalité, dans tous les cas de “leur” réalité. L’intérêt du JSF virtuel, soi-disant “programme international”, va plus loin que la farce et attrape pour faire entrer dans les caisses les sous des coopérants, et pour les tenir encore plus prisonniers du système. (Eux, les soi-disant coopérants, sont déjà pieds et poings liés, — et c’est le seul travers du système : pourquoi serrer encore plus les liens jusqu’à risquer de les rendre insupportables aux pauvres copains emprisonnés? On ne peut demander au système de n’être pas stupide, et la stupidité finale, celle de l’absence de sens, est effectivement sa principale caractéristique.) L’intérêt du JSF virtuel est qu’il est également une indication de la politique américaniste, une exploration de cette politique par son biais virtualiste.
Deux éléments intéressants récemment publiés nous permettent d’enrichir la connaissance de la politique américaniste au travers d’une documentation sur les attitudes et intentions américanistes quant au développement des conditions faites aux coopérants. L’intérêt dans ce cas est de confronter la réalité américaniste au virtualisme du programme JSF de coopération internationale. En passant, nous compatissons au triste sort des alliés privilégiés de Washington.
• Le premier de ces deux éléments est un court article (une page) de la revue australienne Asia-Pacific Defence Reporter (APDR en abrégé), septembre 2005 : « JSF rumours cause concern. » Dans un style informel qui indique dans ce cas autant la prudence que la sensibilité de ce qu’on écrit, ce texte nous restitue une indication très sérieuse de la préoccupation considérable qui affecte aujourd’hui l’appréciation du “programme international” par la direction de la Royal Australian Air Force et ses autorités civiles. (Il est évident que ce sont les préoccupations de la RAAF qui ont inspiré ce texte, même s’il s’agit d’une rencontre avec un homme de Lockheed Martin [LM], Tom Burbridge, qui dirige les relations de LM avec les partenaires internationaux du JSF.) Les généraux de la RAAF craignent de se trouver dans un piège dont ils ont déjà expérimenté la dureté dans leurs relations avec les USA. Qu’ils aient persisté est un tribut à leur fidélité aveuglée, et à la qualité de la sujétion d’influence que le système américaniste maintient depuis des décennies.
• Le second est un rapport de Richard North, du Centre for Policy Study (CPS), rendu public le 13 octobre et intitulé: « The Wrong Side of the Hill : The Secret Realignment of UK Defence Policy with the EU. » Ce rapport a aussitôt été qualifié d’« absurde » par le ministre britannique de la défense, John Reid, quelque peu affolé par son contenu (par le sérieux du contenu). C’est une bonne indication du sérieux qu’on peut accorder à ce rapport.
On va détailler ci-dessous les informations que nous apporte APDR, avec quelques commentaires de-çi de-là.
• On a eu droit récemment à quelques méchants commentaires du général de l’USAF Kohler, qui dirige l’agence de coopération internationale au Pentagone. Kohler sermonnait durement les industriels alliés qui s’inquiétaient de l’absence de transfert de technologies. APDR rapporte les réactions de Burbridge : « Some eyebrows were raised recently when General Jeffrey Kohler, director of the US Defence Security Cooperation Agency, took a hard line on technology transfer within the JSF programme. His remarks appared to be in response to complaints by Mike Turner, Managing Director of BAE Systems, about the paucity of informations being provided on weapons technology. »
• Pour les remarques de Turner, voyez ce texte (venu de dedefensa papier) mis en ligne ce 19 octobre. Il en rend compte.
• « Burbridge said Kohler has been quoted out of context. The US was not willing to transfer sensitive informations up front when, to date, no one international partner has formally committed to purchase the aircraft. Official policy was one of progressive disclosure, i.e. a country became more committed to acquisition, there would be more disclosure. » Le commentaire est irrésistible: Kohler n’a pas dit ce qu’il a dit mais il l’a dit tout de même. Cela signifie que les alliés n’auront accès à la technologie qu’en fonction de leurs commandes. Première nouvelle (pour eux): ils croyaient que la participation R&D ($2 milliards pour UK, $800 millions pour Hollande) impliquait ce transfert. Ils sont avisés qu’ils étaient dans l’erreur.
• Les alliés-coopérants voudraient-ils, dans ces conditions, savoir quelles technologies ils obtiendront? (« ...Burbridge aknowledged that the international partners would be exerting a great deal of pressure to ascertain exactly what they would be getting before committing to MoU, including the implications for different countries of the US national dislosure policy... ») Burbridge leur répond obligeamment : « ...Each country’s need for sensitive systems will be assessed separately. »
• Prenons la question du transfert de technologies d’une différente manière: y aura-t-il les transferts de technologies suffisants pour que chaque allié puisse entretenir et maintenir en état opérationnel ses propres avions durant leur vie opérationnelle? Voire les modifier, les moderniser? « Asked wether sufficient technology would eventually be made available to enable perchasers to maintain or, if required, to midify their own aircraft, Burbridge said not one government had yet raised modification issues, possibly because they recognised the JSF’s complexity. The provisions for sufficient data to permit whole-of-life support would ultimately be a decision of US government (and presumably also for the commercial judgement of Lockheed Martin). » Les arguments sont en béton et annoncent ce que sera la position américaine: les pays coopérants sont dans tous les cas d’un niveau insuffisant pour appréhender la complexité du JSF (« ...possibly because they recognised the JSF’s complexity »). Ils devront s’en remettre aux USA.
• D’une façon plus générale, l’intention américaine est claire: traiter chaque coopérant comme un cas spécifique (« ...Each country’s need for sensitive systems will be assessed separately. ») ; c’est-à-dire, d’une part empêcher toute coalition des coopérants et placer chacun d’entre eux devant une politique discrétionnaire de Washington ; d’autre part, décider la politique selon le comportement du coopérant (ses commandes, notamment, mais sans doute également sa politique générale par rapport à Washington). On ne peut imaginer perspective plus contraignante, plus antagoniste de la souveraineté nationale des coopérants. Présenté comme un renouvellement de l’esprit de la coopération F-16, la coopération JSF liquide en fait les rares acquis de cette coopération, notamment en écartant toute possibilité de regroupement des coopérants (comme l’avaient fait les quatre pays européens premiers clients du F-16 en 1976).
Le même article de APDR donne quelques nouvelles plus générales sur le programme JSF, trois principalement. Elles confirment les difficultés et les incertitudes générales.
• Les prix unitaires des versions envisagées par LM sont de $45 millions pour le CTOL (version à décollage conventionnel) et $55 millions pour le STOVL (version à décollage court). On est déjà loin des $29-$41 millions initiaux. Encore s’agit-il d’une évaluation LM pour ses clients, elle-même très loin de “la vérité des coûts” telle qu’elle s’imposera dans quelques années.
• Lockheed Martin abandonne la version de guerre électronique du JSF au profit du EF-18G de la Navy/Marine Corps (et d’une possible version de guerre électronique du F/A-22). Confirmation, là aussi, du recul du JSF dans les trois armes, chacune privilégiant désormais ses propres appareils (F-18 et F-22).
• APDR note également, confirmant un point capital : « However, advanced design groups outside the programme were blueskying a number of JSF developments, including an unmanned version. » Ainsi est confirmée la possibilité d’un bouleversement du programme en cours de production, notamment vers un modèle sans pilote. Confirmation de la fragilité du programme JSF, ouvert à toutes les possibilités : outre les réductions de production du modèle classique et son allongement dans le temps, l’éventuelle transformation en un concept beaucoup plus révolutionnaire selon la politique et les capacités budgétaires du Pentagone. Un tel prolongement mettrait encore plus les coopérants, s’il en reste, dans une situation de complète dépendance des Américains.
Un dernier aspect, cette fois en se référant au rapport North/CPS. Il concerne la position britannique. Le rapport de North est une dénonciation complètement paradoxale de la politique de défense de Blair, dénoncée comme secrètement pro-européenne et liquidatrice de la vraie coopération avec les USA.
North décrit comment les Britanniques seraient peut-être conduits à devoir quitter le programme JSF à cause de l’impossibilité d’obtenir les codes d’accès à la maîtrise du système. Cela laisserait les Britanniques dans une situation épouvantable, éventuellement face à la nécessité de devoir se touner vers le … Rafale français. (A noter que North, manifestement bien informé par certaines sources au MoD, évoque la probabilité que les Américains placeraient dans l’architecture électronique des JSF non-US des “virus” [“sleeper viruses”] leur permettant d’interrompre le fonctionnement du système si le comportement, notamment opérationnel et politique, de l’utilisateur leur déplaît. Cette pratique est en général assez courante avec des acheteurs du Tiers-Monde, mais par contre assez inhabituelle entre “alliés” occidentaux. La confiance règne en maîtresse.)
(Le rapport Norh/CPS est du plus haut intérêt, pour toutes sortes de raisons paradoxales. Nous y reviendrons pour présenter un commentaire de ce rapport qui fait de Blair un pro-européen caché en matière de défense, et l’homme qui aurait liquidé les special relationships avec les USA dans ce domaine. Le paradoxe est réjouissant.)
« In addition to the pull of the “Europeanisation” programme, there are other influences at play which are tending to push the UK in the direction of Europe. In this, a single project is coming to epitomise the strains that are emerging, combining all the political and economic elements. That project is the “next-generation” F-35 Joint Strike Fighter.
» Led by the US, this is nevertheless a truly international project. In January 2001, the UK signed a memorandum of understanding to co-operate in the development of the aircraft, electing for a short take-off and variable landing variant to equip its two proposed carriers. It was joined by Australia, Canada, Denmark, Italy, Netherlands, Norway, Singapore and Turkey. What makes this aircraft different – and brings it into the realms of high politics – is its extremely advanced computer technology. In this, the design, like that of many modern combat aircraft, is such that it is physically not possible for a human to fly the machine. It relies on a sophisticated computer, which interprets the pilot’s commands before transmitting them to the control surfaces – the so-called “fly-by-wire” concept.
» The maker of the F-35, the US aerospace giant Lockheed Martin, has taken this concept further and integrated mission functions into the computer system, in effect turning the aircraft into an enormously sophisticated flying computer. Therein lies the problem. To drive a computer requires software and an estimated 2.5 million lines of computer code, increasing eventually to 4.5 million – the so-called source codes – have to be written to make the system operable. For security and obvious economic reasons, the manufacturers (and the US Government) have been unwilling to disclose these codes to their partners in the
programme. On the other hand, potential users, and especially the UK Government, are demanding access to these codes, to give them operating autonomy. The analogy is buying a desktop computer – which has an operating system such as Windows – and being unable to repair it if it goes wrong. That is fine if you can get an engineer in to fix it, but unacceptable if it drives combat-critical systems which are under the control of another nation. There is also the possibility – some think likelihood – that the software contains embedded “sleeper viruses” which can be activated by remote control (over a satellite link) to make an aircraft inoperable in the event of it being used for purposes of which the US Government does not approve.
» At the British end, the CEO of BAE Systems, which is the industrial development partner, noted: “It is fundamentally important for UK sovereignty that technology transfer should take place related to the JSF to ensure that the UK has the ability to provide sovereign support and to maintain and upgrade the aircraft during its long in-service life.” With a £2.6 billion project ($4.9bn) for 150 aircraft at risk, British officers were also worried. As Air Chief Marshall Sir Brian Burridge, head of the RAF’s fighter force, said: “With any airplane in my inventory, I need the capability rapidly to modify for different circumstances, whether it be its software or hardware.”
» Time is now running out. The development phase is coming to a conclusion and JSF partner countries must place orders for the aircraft by late 2006. Without release of the source codes, there is a possibility that the UK will pull out of the programme altogether, with catastrophic results for the aircraft carrier project. Having already retired her ship-borne Harriers, there is no ready replacement. The only possible alternative is the Rafale, which has been selected to equip the new French carrier. »
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