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23 octobre 2005 — Il était piquant de lire le titre de l’édito du Monde du 21 octobre, en plus de diverses gracieusetés qu’on pouvait relever à son sujet. Ce titre nous disait: « La France est isolée » alors que, la veille, la France, chantre absolu de l’exception culturelle, avait inspiré une victoire considérable : 148 pays votant pour un texte qui porte son inspiration, deux contre (USA et Israël) et quatre abstentions. L’isolement (celui, paraît-il, de la France à l’UE, face à Mandelson), on sait ce qu’on doit en penser, ce qu’il vaut et ce qu’il en restera; quant à l’autre événement, qui aurait mérité le titre de “les USA isolés par la France”, on se permettra de l’apprécier à la mesure du premier.
Le vote de l’UNESCO, ce n’est ni un acte supranational ni une initiative culturelle importante, — c’est d’abord un événement où l’on se compte dans l’affrontement USA-“reste du monde”. Ce n’est pas une simple victoire de procédure contre les USA même si ce n’est certainement pas un prix de vertu pour les 148 pays qui ont contribué à cette victoire, — y compris pour la France, dont la culture et le rayonnement intellectuel présents sont à la mesure d’un temps historique d’une médiocrité consternante.
(Dans l’enquête du magazine britannique Prospect, de novembre 2005, qui classe les cent premiers intellectuels du monde, avec l’Américain dissident Noam Chomsky en première place, « [t]he most striking absence is France — one name in the top 40, fewer than Iran or Peru ». Il ne faut pas confondre dans ce cas la tradition et l’esprit français qui conduisent d’une façon quasiment transcendantale la “politique culturelle” française ; avec l’establishment culturel et intellectuel parisien, qui a en général complètement cédé au conformisme dominant de la société virtualiste et, en faisant du sous-américanisme à peine piqué d’une critique de circonstance, a perdu tout intérêt, par conséquent tout rayonnement.)
Le vote de l’UNESCO est fondamental également dans la mesure où il fixe deux visions du monde et de la civilisation. Il mesure la loufoquerie et la vanité sans précédent du système de l’américanisme à prétendre exercer sur le monde un empire culturel et un modèle pour l’esprit et le comportement humains. Il indique la confusion d’une époque entre d’une part le poids de la quantité et de la force brutale, et d’autre part la qualité des conceptions qui fondent une civilisation.
D’une façon générale, il faut observer que la Convention n’est pas un acte révolutionnaire quant à son effet attendu sur la situation des cultures face à la globalisation. Les réalités du “marché”, comme ils disent, sont d’une force incroyable. La Convention est un acte de résistance à caractère symbolique qui porte un coup de plus à la conception du monde de l’américanisme et à l’influence de l’Amérique dans le monde ; elle porte ce coup dans le plan symbolique et de l’influence, assez justement puisque la puissance réelle de l’américanisme s’exerce d’abord dans ce plan.
Cette affaire est l’occasion de diverses remarques intéressantes. L’une d’entre elles est que la Convention a été proposée par le Canada et qu’elle rassemble, dans une détermination commune, les deux parties du Canada, — l’anglophone et la francophone, — qui, d’habitude, sur la question culturelle, sont en état d’antagonisme marqué. L’américanisme parvient à faire des miracles contre lui. La position de la France comme “parrain” intellectuel de la Convention vient aussi bien de l’intense activité française en faveur de la Convention que d’une perception générale, de l’ordre du symbole autant que de l’impression générale véhiculée par la communication. Cela est bien résumé, sans doute d’une façon involontaire, par cette remarque de The Independent du 21 octobre : « Vigorously backed by France, which tends to lead the world in cultural protection… ». L’expression “qui a l’habitude de mener le monde en matière de protection culturelle” investit effectivement, comme si la chose allait de soi, la France de cette position, et par conséquent du crédit moral du vote du 20 octobre qui devient ainsi une “victoire” de la France contre les Américains. Aucun Français sérieux, surtout pas un diplomate ou un intellectuel de l’establishment, n’acceptera cette interprétation. Tant pis pour le “Français sérieux” parce que c’est la seule interprétation convenable, et elle correspond à la “réalité” symbolique de la situation.
Pour empêcher une défaite pourtant inéluctable, les Américains avaient dramatisé l’enjeu, le faisant passer sur le terrain idéologique, voire fondamental. L’ambassadrice US Louise Olivier avait furieusement rappelé aux délégués que l’UNESCO avait été établie comme « the intellectual balance to the Marshall Plan ». Elle suggérait par ces mots qu’en votant contre les USA, les délégués non-US (i.e. the Rest Of the World) trahiraient l’“esprit” du Plan Marshall, l’esprit humaniste et généreux qui avait marqué, de la part des américanistes, la période de l’immédiat après-guerre. Agissant de cette façon, les Américains espéraient rallier à leur cause une majorité de pays, sous la pression conjuguée de leur influence et du rappel de leur puissance. L’échec est complet et la recette se retourne contre eux. Ils ont rendu leur défaite d’autant plus significative et ont fortement contribué à renforcer l’importance de la Convention. Ce n’est pas leur première maladresse dans ce sens, ni la dernière sans aucun doute.
Les Américains ont en général montré, dans leurs commentaires, deux sortes de réactions.
• Il y a la réaction qu’on pourrait qualifier de “orwellienne au second degré”: en résistant à la dictature du marché que nous-mêmes, non-Américains, pouvons juger orwellienne (c’est une dialectique de novlangue que de faire de l’“objet culturel” un “produit commercial” et rien d’autre, comme font les américanistes), on établit en fait une démarche orwellienne qu’on renvoie aux références diabolisées qu’on nomme protectionnisme et interventionnisme de gouvernement. Exemple, George F. Will dans une chronique du 16 octobre : « The convention on diversity is an attempt to legitimize cultural protectionism, and to cloak it in Orwellian rhetoric praising what the convention actually imperils – the autonomy of culture left free to flower and evolve without the supervision of governments. »
• Il y a la réaction dite de finesse tactique, tout de même chaussée de godillots mais enfin… Cette réaction est la plus réjouissante tant, par inadvertance, elle nous dit tout ce qu’il faut savoir. Pour cela, il suffit de consulter le dernier paragraphe de l’article du New York Times (IHT) sur le sujet, datant du 14 octobre:
« At Unesco's headquarters, though, another question is posed. Does this convention merit the political damage it has caused? Today, some of its original supporters concede that it will be little more than a monument to good intentions. In fact, it could even be argued that the convention needs American opposition: without it, there might be little reason to proclaim victory over “cultural globalization.” »
La pauvreté de l’argument est réjouissante. Bien sûr que non, la Convention ne mérite pas le tapage politique qu’elle a engendré et le « political damage » qui est causé est à première vue injustifié ; mais puisqu’elle l’a effectivement causé, notamment par la faute des Américains, il est temps de s’interroger pour savoir ce que cela signifie… Effectivement, la Convention n’est qu’un “monument aux bonnes intentions” mais, dans la politique du symbole à laquelle l’Amérique elle-même contribue fortement, rien ne vaut un bon monument pour nous rappeler l’enjeu. Nous l’avons, le monument. Enfin, la dernière phrase est complètement révélatrice et décrit à la perfection l’enjeu et l’importance de la question de la globalisation en général, et dans la problématique de la culture dans ce cas: « In fact, it could even be argued that the convention needs American opposition: without it, there might be little reason to proclaim victory over “cultural globalization.” » Cela revient à dire que l’Amérique représente à elle seule la globalisation et que sans l’Amérique point n’est besoin de vaincre la globalisation puisqu’il n’y en a point ; cela veut dire que la globalisation n’est pas une fatalité de l’Histoire mais une volonté déstructurante et prédatrice de l’américanisme. On ne dit pas plus vrai.