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8 novembre 2005 — Les mémoires de l’ambassadeur britannique à Washington sir Christopher Meyer sont en cours de parution, sous le titre de D.C. Confidential (“D.C.” pour District of Columbia, qui est l’entité administrative et l’État de la capitale des USA, Washington). Elles ont tout à voir avec l’Amérique, avec la fascination qu’exerce l’Amérique, avec l’American Dream, — et la surprise (apparente, en fait) est bien que tout cela s’applique complètement au cas de Tony Blair.
Les mémoires de sir Christopher sont évidemment intéressants. Ils donnent le point de vue d’un homme placé au centre de la crise, sur la crise de l’Irak, sur les relations USA-UK et plus précisément Bush-Blair, sur le comportement de Blair, — plus que sa politique : c’est volontairement que nous proposons cette nuance, car notre propos concerne la psychologie du PM britannique. Le Guardian a présenté cet ouvrage dans ses éditions d’hier.
(On trouvera une intéressante série d’articles dans The Guardian sur les mémoires de l’ambassadeur. Un article de Meyer lui-même, un extrait du livre de Meyer, un article du Guardian sur le livre et
L’analyse de Meyer est, comme chez tout bon diplomate, très nuancée. Elle conduit néanmoins le Guardian à confirmer un jugement souvent affirmé dans ce journal, que la politique de Blair dans la crise irakienne fut un désastre. (Titre d’un des articles : « Blair's litany of failures on Iraq — ambassador's damning verdict » : effectivement, si l’impression rendue par les mémoires d’un diplomate si mesuré, si… “diplomate”, conduit à cette conclusion, il faut que Blair les ait accumulées.)
Pour notre part, l’analyse de Christopher nous confirme dans l’importance essentielle qu’il importe de donner aujourd’hui à la psychologie des dirigeants politiques, — psychologie et ses penchants, ses emportements, ses fascinations, — bien plus qu’à leurs jugements qui sont de plus en plus enfermés, verrouillés dans des schémas conformistes.
• Premier point que nous confirme l’ambassadeur, — plutôt que nous en faire la surprise car nous nous en doutions un peu : Blair et son équipe (les spin doctors type-Alastair Campbell) furent (et sont toujours, on suppose) fascinés par l’Amérique. L’ambassadeur emploie le mot qu’il faut : le glamour américain, mot décidément intraduisible, ce mélange d’épate, de brillant d’apparence, d’excitation vulgaire, de pose enfin… Terme parfaitement hollywoodien, parfaitement à sa place dans la démarche décrite ici. Le glamour est finalement le principal moteur de l’American Dream postmoderne et mène, dans son ultime développement, au virtualisme. Julian Glover et Ewen MacAskill écrivent: « Sir Christopher, highly critical of Mr Blair's performance in the run-up to the war, argues the prime minister and his team were “seduced” by the proximity and glamour of US power and reluctant to negotiate conditions with George Bush for Britain's support for the war. »
• Sir Christopher argumente que Blair, à cause de cette fascination pour l’Amérique (et pour GW Bush, — fasciné par GW, un comble), choisit le “moral high ground” pour appuyer sa décision de faire la guerre. Ce faisant, il écarta toute possibilité de peser sur les Etats-Unis puisque, en fait, il adopta complètement leur attitude.
« Tony Blair chose to take his stand against Saddam and alongside Bush from the highest of high moral ground. It is the definitive riposte to the idea that Blair was merely the president's poodle, seduced though he and his team always appeared to be by the proximity and glamour of American power.But the high moral ground, and the pure white flame of unconditional support to an ally in service of an idea, have their disadvantages.
» They place your destiny in the hands of the ally. They fly above the tangled history of Sunni, Shia and Kurd. They discourage descent into the dull detail of tough and necessary bargaining: meat and drink to Margaret Thatcher, but, so it seemed, uncongenial to Tony Blair.
» As the French commander Marshal Bosquet said in 1854 during the Crimean war, on observing the Charge of the Light Brigade towards the Russian cannon at Balaclava: “C'est magnifique, mais ce n'est pas la guerre.” »
• De l’extrait ci-dessus, on proposera deux observations complémentaires. La première est que l’ambassadeur ne semble rien connaître aux chiens, ou disons à la race dite du “toutou à sa mémère”. L’accusation de “poddle” (“caniche”, ou Blair comme “caniche de Bush”, ou encore “toutou à sa mémère”) est complètement rejetée par Sir Christopher. Puisque Blair adopta la cause de Bush, qu’il la précéda même, guidé par sa fascination, on ne peut parler de “caniche”, de servilité de l’Anglais à l’endroit de l’Américain. Au contraire, selon nous. La servilité est fondée en bonne partie sur un sentiment qu’on jugerait “positif”, où se mêlent justement fascination et amour ; le caniche, ou “toutou à sa mémère”, adore la mémère ; il ne peut s’en passer ; sa servilité est la marque même de cet amour-fascination qui devient une servilité amoureuse. Christopher oppose le comportement de Blair à celui de Churchill et de Thatcher et il a tort.
« London was not fertile ground for the notion of leverage or the tough negotiating position that must sometimes be taken even with the closest allies — as Churchill did with Roosevelt and Thatcher did with Reagan. », écrit Christopher. Justement, Churchill et Thatcher introduisirent chacun à leur manière cette dimension de fascination servile vis-à-vis des Américains, quelque chose de féminin dans le sens le plus contestable, qui rendit leur alignement sur les USA proche de l’irrationnel dans nombre de cas. Même s’ils voulurent souvent poser aux esprits indépendants (comme Blair lui-même, à sa manière), ce ne fut jamais qu’une pose quand on en revient aux réalités concrètes.
• La deuxième illusion de l’ambassadeur, qui complète la première, est de croire qu’un Blair plus exigeant, c’est-à-dire plus indépendant tout en restant très proche, aurait pu obtenir des modifications de la ligne US grâce à sa proximité des Américains (et la satisfaction US de cette proximité). Christopher ne s’appuie que sur des spéculations et sur des confidences, qui sont aussi fragiles que les sentiments en politique, — et sur ce terrain du concret, on peut lui opposer autant de confidences et de spéculations qui démentent sa thèse. Notre appréciation revient au psychologique. (Elle s’appuie sur le fait du besoin psychologique irrésistible des Américains de faire la guerre — et les confidences US faites à l’ambassadeur démentant cette idée ne sont qu’un tribut de plus de la crédulité britannique de croire à la sincérité américaine.) Il y a une contradiction ontologique : la proximité de Blair des Américains aurait cessé dès lors qu’il aurait affirmé son indépendance en avançant des exigences. On ne peut être proche des Américains qu’en étant servile, même si la manière change (churchillienne, thatchérienne ou blairiste). Dès lors qu’on veut être indépendant, on est liquidé (Eden en 1956).
• Un autre point dans l’appréciation de Christopher est l’innocence de Blair (et de Bush). Christopher ne dénie surtout pas leur maladresse, ni l’erreur de leurs jugements et de leurs actes mais il couvre tout cela du manteau magnifique de l’innocence. Des crétins innocents, en un sens…
« History will doubtless charge Blair and Bush with a number of sins of omission and commission in Iraq; and its judgment may be harsh.
» But on the central accusation — that they conspired together from early 2002 deliberately to mislead their publics as to their true, bellicose intentions — they are, in my view, innocent. I believe them to have been sincere when they said that a peaceful outcome was possible and war the last option.
» Equally, I had little doubt that Bush and Blair thought that it would come to war. Neither had any confidence in Saddam's doing the right thing. Who did? »
Sur ce dernier point, aucun doute: leur innocence est avérée. Cela n’empêche rien (il y a des menteurs innocents, ce sont les pires). Mais cela complète le portrait : Blair (comme GW d’ailleurs, et nombre de collègues occidentaux) est un homme des temps postmodernes et virtualistes. Rien, absolument rien d’un homme politique et d’un homme d’État ; tout d’un homme de communications, sensible à l’apparence (glamour) et à la morale, avec sa dimension vertueuse ; un homme parfaitement et nécessairement irresponsable.
• Un dernier mot sera pour le diplomate. L’appréciation implicite que le diplomate fait de Saddam Hussein et du reste (l’ambassadeur croit aux armes de destruction massive de Saddam, il croit que Saddam est une menace fondamentale pour la paix, etc.) montre que le diplomate du Foreign Office a, lui aussi, comme son patron, des jugements de midinettes, — et leur guerre, à eux tous, fut décidée selon des jugements de midinettes. Notre appréciation est que le Foreign Office n’aurait finalement pas tellement fait mieux que Blair. Il y a, chez les diplomates britanniques, un tel besoin de paraître à l’égal de leur réputation, qu’il leur faut bien rationaliser la catastrophique politique d’alignement servile et fasciné sur les USA, depuis deux tiers de siècle, et y croire. Il leur faut bien justifier le “toutou à sa mémère” (ils le sont aussi). Cela les conduit à des jugements grossiers qu’ils expriment en toute innocence, comme est grossier et innocent le comportement de Tony Blair.
Gardez-vous de ces terribles époques où triomphe la vertu de l’innocence…
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