Une enquête sur le “CIA’s Gulag” (et la vertu européenne)?

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Une enquête sur le “CIA’s Gulag” (et la vertu européenne)?


14 novembre 2005 — L’affaire dite du “CIA’s Gulag” déclenchée par l’article du Washington Post du 2 novembre, dont nous avons parlé ici (F&C du 4 novembre) et là (F&C du 5 novembre), peut déboucher sur une enquête du Congrès. La chose a été proposée le 9 novembre. Elle serait développée par les Républicains eux-mêmes, pour être utilisée contre la CIA, comme contre-feu au scandale dit Plamegate, — un “Gulagate” contre Plamegate. L’idée sera de dénoncer les “fuites” à la source de l’article du 2 novembre, comme très dommageables pour la sécurité nationale. En ratissant large, les républicains pourraient impliquer des gens de la CIA, qu’ils soupçonnent d’être derrière l’affaire Plamegate.

On l’a remarqué, il n’est pas question d’enquêter sur les pratiques de la CIA, voire de les dénoncer. De ce côté, tout va bien. Voici ce qu’en dit un article de WSWS.org du 11 novembre, qui reprend l’affaire : « Republican leaders in Congress responded this week to the Washington Post’s exposure of a global network of CIA prisons by demanding that those responsible for leaking the information be tracked down and punished. In a letter to the chairmen of the Senate and House intelligence committees, Senate Majority Leader Bill Frist, Republican of Tennessee, and House Speaker J. Dennis Hastert, Republican of Illinois, wrote, “If accurate, such an egregious disclosure could have long-term and far-reaching damaging and dangerous consequences, and will imperil our efforts to protect the American people and our homeland from terrorist attacks.” (...)

» The Frist-Hastert intervention is a geyser of mud, in the first place, designed to distract attention from the content of the Post exposure. At a press conference Thursday, Frist revealed his authoritarian mentality. He told reporters that the damning leak posed a greater threat to “national security” than the existence of secret prisons. “My concern is with leaks of information that jeopardize your safety and security—period,” he said. Asked whether this meant that he was not concerned about investigating the prisons themselves, Frist replied, “I am not concerned about what goes on and I’m not going to comment about the nature of that.”

» The Republican leaders’ effort is also a transparent attempt to manufacture a leak scandal “of their own.” Stung by the indictment of Lewis Libby, Vice President Dick Cheney’s chief of staff, on charges associated with revealing the identity of a covert CIA operative, congressional Republicans are trying to make a comeback by asserting that the Post story has endangered CIA operations and operatives. In their letter to the House and Senate committees, Frist and Hastert had asked, “What is the actual and potential damage done to the national security of the United States and our partners in the global war on terror?”

» Neglected by all concerned, including the media, is the fact that the real crimes committed in both episodes involve US government officials: in the Libby case, an attempt to smear or silence a critic of the Bush drive to war; in the Post’s story, the organization of an illegal prison network worthy of a military dictatorship.

» How much of a winner the congressional Republicans’ cause will be with the public—the defense of the right of CIA interrogators, i.e., torturers, to go about their business undisturbed—is questionable. On his radio program, right-wing buffoon Rush Limbaugh praised the “young men and women putting their lives on the line in these sites.” He did not immediately indicate how CIA operatives, well guarded by the military, in charge of disoriented, shackled and abused individuals kept in dark holes in the ground, were putting “their lives on the line.”

» A more general aim of the Frist-Hastert letter is to intimidate opposition to the government’s policies and, specifically, discourage the media from publishing exposés of its actions. In their letter, the Senate Majority Leader and the House Speaker wrote, “The leaking of classified information by employees of the United States government appears to have increased in recent years, establishing a dangerous trend that, if not addressed swiftly and firmly, likely will worsen.” »

• Première remarque: l’atmosphère est si absolument sordide à Washington, avec tous les coups permis, avec une haine d’autant plus forte entre les différents groupes de pression qu’elle vient de corrompus psychologiques et vénaux, qu’une telle initiative a de fortes chances d’être développée dans un climat de vendetta incontrôlable. On ne s’attardera pas au côté surréaliste (enquêter sur les auteurs des “fuites” sans s’attarder une seconde sur les pratiques de la CIA) mais on constatera qu’en écartant ainsi le second aspect (les pratiques de la CIA) on écarte toute précaution à cet égard. Tout ce qui pourra servir de munitions sera employé, par conséquent tout ce qui concerne le “CIA’s Gulag”, sans la moindre précaution. (De même du côté de la CIA, en sens inverse, on utilisera ces données.)

• Seconde remarque: en complément de la précédente, il suffit de dire qu’à Washington, dans les aléas de cette enquête, aucune attention ne sera portée aux susceptibilités et sensibilités européennes dans cette affaire (c’est-à-dire à d’éventuelles implications européennes). Comme d’habitude (le manque d’attention) mais un peu plus qu’à l’habitude.

• Troisième remarque : le 7 novembre, l’Assemblée du Conseil de l’Europe de Strasbourg a voté une recommandation pour que sa Commission des Affaires légales lance une enquête sur cette affaire. Cela implique des investigations supplémentaires venues d’un autre domaine, par conséquent des risques supplémentaires de confusion. Le résultat général est une difficulté de contrôle accrue des autorités (européennes) sur les retombées de cette affaire du point de vue européen.

• Quatrième remarque : l’étouffement de l’affaire (“damage control”) a été un chef d’œuvre en Europe. Il a été secondé par la complicité active de la grande presse officielle. D’une façon générale, il semble bien que l’on se sente plus à l’aise à vaticiner avec précision (avec évocation de sanctions) sur la question de la possibilité du retour de la peine de mort en Pologne que sur cette affaire de collaboration avec la CIA pour les “black sites”.

• Remarque finale : ces différentes conditions laissent penser que l’affaire des “black sites” reviendra rapidement dans l’actualité par un biais où il sera impossible pour Bruxelles de la contenir et de la neutraliser, — à Washington, où les principales forces en présence ont intérêt à en faire parler, avec l’appoint de Strasbourg. C’est alors qu’on risquerait d’en mesurer la potentialité déstabilisante, d’autant que la question des “black sites” n’est qu’une petite partie des activités de coopération secrètes entre les services de renseignement US et certains anciens pays européens communistes.

Bien entendu, la gravité de cette affaire, ce qui a conduit à son preste étouffement des autorités européennes, c’est beaucoup moins son aspect “moral” que sa dimension politique. Dans le domaine de la coopération avec les Etats-Unis, ces pays nouveaux venus dans l’UE se sentent de plus en plus mal à leur aise du fait des dimensions que prend cette coopération. On retrouve l’idée exprimée par ce député polonais au Parlement européen, Janusz Onyszkiewicz : « ... the existence of such centers would do enormous damage to Poland's image. We already suffer from being America's Trojan donkey in Europe. »

Dans ce domaine, il ne faut attendre aucune mesure des Américains. Un industriel français, qui s’est essayé à la coopération avec les Américains du Pentagone, observe qu’ « avec les Américains, la coopération c’est un citron qu’on presse jusqu’à la dernière goutte. Vous êtes le citron et ils sont les plus forts, parce que la coopération est pour eux une variante un peu plus habile du rapport de forces ». Cette même méthodologie est en action avec les pays anciennement de l’Europe de l’Est, et le respect que les Américains ont pour leurs intérêts et pour leur souveraineté est à la mesure de ce qu’ils perçoivent de leur puissance et de l’empressement que mettent ces pays à “coopérer”.

Bien entendu, l’absence de mesures des Américains dans le domaine de la coopération s’exprimera d’une autre façon lors de l’enquête, notamment s’il y a des péripéties publiques ou médiatiques. Aucune attention ne sera portée au fait que certaines révélations peuvent porter un tort considérable à la position des alliés européens de l’Est. Il est fort probable qu’on en reparlera dans les semaines à venir.