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171828 novembre 2005 — Surprise, demi-surprise, pas de surprise du tout... On a le choix pour décrire les réactions qu’on peut avoir devant ce qui pourrait être éventuellement interprété comme les premiers signes tangibles de l’offensive néo-conservatrice (“neocon”) en Europe. On pouvait la prévoir avec l’arrivée sur les lieux de BPJ (Bruce P. Jackson, habitué des coups d’influence en Europe et membre honorable du courant néo-conservateur US).
Deux points précis nous permettent de spéculer sur le développement de cette offensive néo-conservatrice.
• L’activisme du nouveau ministre polonais de la défense, Radoslaw Sikorski. (BPJ a beaucoup de contacts avec les Polonais dans le domaine de la défense.) On a pu observer que cet activisme se faisait aux dépens des Russes et selon la ligne néo-conservatrice (mais aussi polonaise, certes), notamment dans la présentation que Sikorski a faite de la mise à jour d’archives du Pacte de Varsovie. Sikorski vient de l’American Enterprise Institute (AEI), structure principale d’accueil (avec l’hebdomadaire Weekly Standard) des néo-conservateurs. De ce point de vue, Sikorski peut être défini comme une antenne neocon au sein du nouveau gouvernement polonais. La présentation de ces archives a été faite par lui dans un sens nettement anti-russe, qui inspire d’ailleurs entièrement l’article cité. On y lit cette remarque de Sikorski (dans ces archives est notamment dévoilée une manoeuvre du Pacte de Varsovie datant de 1979 dont le résultat était une attaque nucléaire US contre la Pologne):
« This government wants to end the post-Communist period. It is crucial to educating the public in the way that Poland was kept as an unwilling ally in the Cold War. It is important for people to know who was the hero and who was the villain. […] Poland was being asked [by the Russians] to participate in an operation that may have resulted in the destruction of Poland. » Il faut noter que les commentaires du Premier ministre Kazimierz Marcinkiewicz ont été dans un sens apaisant, pour dire que cette publication ne pèserait aucunement sur les relations avec les Russes: « I think that opening all the files is an important element in discovering our history and also our international relations. »
• A Londres, le 22 novembre, a été inaugurée la “Henry Jackson Society”, du nom de l’ancien sénateur de l’État de Washington (un démocrate libéral, pro-Israël et anti-communiste, très influent dans les années 1970) qui fut l’inspirateur des “néo-conservateurs”. Cette installation d’un relais idéologique des néo-conservateurs où les origines de gauche du mouvement sont rappelées constitue une tentative précise de séduction des libéraux progressistes britanniques (ceux qu’on désigne également dans la terminologie anglo-saxonne de “libéraux interventionnistes”, qui ont soutenu la guerre en Irak). Ces remarques du député travailliste David Clarke, qui signale l’installation du centre Henry Jackson, explicitent indirectement les intentions politiques des néo-conservateurs et les effets possibles dans le paysage politique britannique, avec l’hypothèse d’une rupture de la gauche britannique à l’image des néo-conservateurs abandonnant la gauche américaine dans les années 1970: « This is unlikely to take the form of parliamentary defections, though Gisela Stuart, the only Labour MP to sign up so far [with the Henry Jackson society], might be one to watch; in the spirit of Socialists for Nixon, she endorsed George Bush's re-election campaign. But an effect of this kind is not the main point of the exercise. The neoconservatives of the 70s were significant because they changed the intellectual climate in ways that benefited the right, not because they switched party. Indeed, the fact that a number of its leading figures remained liberals, at least in name, was a considerable plus. One thing that their background in radical politics gave them was an appreciation of the purpose and nature of a hegemonic project.
» Looking at the state of British politics today, it is not far-fetched to imagine something analogous happening here. The Iraq war has created feelings of bitterness that will not easily go away, and the effect on the political debate far beyond foreign policy has been pronounced. It is now quite common to find former stalwarts of the liberal commentariat celebrating the primacy of global markets, urging a return to selection in education, denouncing multiculturalism and calling for the election of rightwing governments in foreign countries. »
Il faut séparer le fait de la poussée néo-conservatrice et celui de ses effets indirects, notamment les réflexions que cette poussée suscite à propos de situations nationales (cas de Clarke et de la situation britannique). Il faut admettre que les néo-conservateurs, malgré les revers considérables qu’ils ont essuyés à Washington, essentiellement avec la guerre en Irak, montrent une exceptionnelle capacité d’influence. Leur soutien financier (Rupert Murdoch, mais aussi d’autres sources) reste solide, comme l’indique la mise en place de la “Henry Jackson Society”. Leurs arguments sont divers (anti-russes du côté polonais, plus économiques et culturels du côté britannique) et, d’ailleurs, ils ne sont pas toujours irrecevables. (Les néo-conservateurs sont contre le multiculturalisme, ils sont favorables à un système éducatif beaucoup moins permissif, axé sur la discipline et l’exigence du savoir plutôt que préoccupé des avatars psychologiques des élèves.)
Mais tout cela correspond à une situation européenne politique et intellectuelle totalement anarchique à force de capitulation des élites. Il est assez aisé, lorsqu’on propose une doctrine pluridisciplinaire qui n’est pas complètement bloquée sur une ligne idéologique, de trouver des arguments acceptables face à une société et des élites qui n’ont plus aucune ligne de conduite, qui sont complètement soumises à un système virtualiste réduit à une incantation idéologique. Les néo-conservateurs sont loin de n’avoir que des mauvaises idées. Ils ne sont pas les seuls car les idées sont aujourd’hui la matière la plus courante dans le monde politique et idéologique.
Compte ici le fait même de l’activisme, qui est de type déstructurant. Cet activisme néo-conservateur a montré, avec l’aventure irakienne, qu’il ne s’embarrassait d’aucun scrupule et qu’il cédait pourtant à des projets totalement utopiques et marqués d’analyses très passionnelles.
Plus encore, les néo-conservateurs montrent une contradiction substantielle qui est la marque de toute activité inspirée de près ou de loin par l’américanisme. La principale de ces contradictions est de réclamer, en soutenant l’unilatéralisme américain contre les structures supranationales, l’affirmation du principe de souveraineté. En intervenant comme ils le font dans des pays étrangers, ils traitent avec le plus complet dédain et le plus complet cynisme la souveraineté des autres. C’est bien là le trait de l’américanisme : sous prétexte de défendre un principe, on défend en fait un intérêt déguisé en principe (la souveraineté états-unienne) en attaquant chez les autres le principe qu’on défend chez soi. C’est l’antithèse du gaullisme, qui défend le principe de la souveraineté pour tous, avec l’idée juste que cette activité renforcera la souveraineté française. Au bout du compte, en affaiblissant le principe au nom de l’intérêt, les néo-conservateurs finissent par éroder ce principe pour eux-mêmes. Jugée à la dimension de l’Histoire, l’aventure irakienne qui foule aux pieds la souveraineté irakienne aura pour effet, a déjà pour effet d’affaiblir l’Amérique et sa souveraineté. La déstructuration est si générale qu’elle s’apparente à une destruction globale des principes. C’est d’abord cela que les néo-conservateurs offrent à l’Europe, même si l’Europe, qui n’ose s’affirmer même dans les domaines les plus évidents, a de bien faibles arguments à leur opposer.