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1432Aucun doute : avec Bainville, le qualificatif « démocratique »est grinçant, ironique, méprisant (méprisant surtout). Bainville le nationaliste, Bainville le royaliste n'est pas du type politically correct des temps qui courent ; à part cela, historien étincelant comme on n'en fait plus, historien très français de la nation française, au style superbe, au jugement sûr et sans barguigner, avec une ligne d'analyse ferme et droite (il suffit de la connaître, pour s'en garder éventuellement, si l'on en a une meilleure ; à part cela, elle assure à l'étude de Bainville une continuité qui est un délice pour l'esprit). Mais ici, c'est Bainville chroniqueur, au jour le jour, des textes gardés non publiés et rédigés “pour soi” en même temps qu'il publiait ses articles àL'Action française de Maurras. Un seul sujet, certes : la guerre (un “journal de la guerre démocratique”, pourrait être un titre plus juste, tant les problématiques de la guerre et de la démocratie sont présentes pour être constamment entremêlées). Que vaut ce Journal ? Pour parler droit, Bainville-chroniqueur n'égale pas Bainville-historien. Il nous a tant habitués à la hauteur et à la distance, au contrôle de ses passions, à l'art français de l'histoire, qu'on se découvre un peu gênés de ses emportements, de ses appréciations un peu grosses, de ses jugements pas très différents des slogans de l'époque. C'est la réserve principale qu'on retiendra. A côté, il y a toutes les recommandations chaleureuses qu'on peut faire pour engager à lire cet ouvrage. Car Bainville nous fait découvrir, peut-être involontairement, une image de la France jetée dans la terrible mêlée de 14 qui n'est pas conforme à l'image d'Epinal que nous en donnés nos professeurs, quand nous en avions encore. Nous allons détailler cet apport en plusieurs points.
• L'extraordinaire fragilité intérieure de la France. Même en guerre, la France est déchirée par sa guerre civile permanente, celle-là dans une phase commencée en 1789 et poursuivie de crise en crise, de polémique en polémique, dont les dernières en date au moment de la rédaction de ce Journal sont l'affaire Dreyfus et l'affaire de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Le Journal de Bainville est plein de l'hostilité, de l'agressivité entre traditionalistes et progressistes, entre légitimistes et républicains. Tout juste si l'on perçoit un mouvement d'unité nationale durant le premier mois de la guerre. Même la bataille de la Marne voit renaître l'antagonisme, notamment avec les critiques de Bainville contre la décision du gouvernement de partir pour Bordeaux.
• Le pessimisme français au moment de l'engagement des hostilités puis dans les mois qui suivent. L'image de la France partant se battre “la fleur au fusil” est celle d'une circonstance bien éphémère pour le déclenchement de la guerre, ou alors d'une propagande déjà bien huilée. La France a entamé cette guerre, selon le témoignage qu'en donne Bainville, comme un fardeau, un redoutable piège, où elle flairait le désastre général qui fut celui de l'Europe, durant le conflit, et après, et durant le second, cet enfant monstrueux de la première Guerre mondiale qu'est la Seconde Guerre mondiale. En un sens, cette France incertaine et inquiète que décrit Bainville, c'est comme si elle se doutait également du sort terrible qui l'attend, entre la tuerie de 1914-18 et le désastre de 1940.
Enfin, certes, noter que Bainville montre aussi sa vision historique, ici et là, en dégageant des jugements prémonitoires. Il comprend à merveille l'enjeu du conflit, et, aussi, et ce qui a été souvent écarté depuis au profit de la thèse de l'“hécatombe stupide” à laquelle personne ne voulait aboutir, combien cette guerre fut au contraire voulue par l'Allemagne, et enfantée par les illusions et les folles ambitions allemandes, celles de l'Allemagne issue du Kulturkampf et du pangermanisme de la fin du XIXe siècle. Dès 1914 (curieusement, les notes au 31 décembre 1914), Bainville a compris ce que pourrait être la fin de ce conflit, et l'après-guerre qui suivrait, qui ne serait qu'un entre-deux-guerres ... «Car, dans cette hypothèse, chacun rentrant chez lui après cette vaine débauche de vies humaines, cette consommation d'énergies et de richesses, la carte d'Europe étant à peine changée, les problèmes irritants demeurant les mêmes, on se trouve conduit à prévoir une période de guerres nouvelles où l'Allemagne humiliée, mais puissante encore et prompte à répéter ses forces, où l'Angleterre tenace, où les nationalités insatisfaites engageraient à nouveau le monde.» C'est encore dans ces pages de 1914-1915 que Bainville laisse entendre que Ferdinand Foch, à qui il trouve en plus le charme décisif d'une foi très élevée, pourrait être le grand chef dont la France aura besoin.
La guerre démocratique, Journal 1914-1915, édition établie par Dominique Decherf, éditions Bartillat, Paris 2000