Tapis rouge mité pour Rice, qui vient dire aux Européens: “Silence dans les rangs”

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Tapis rouge mité pour Rice, qui vient dire aux Européens: “Silence dans les rangs”


3 décembre 2005 — Condi Rice ne va pas rire, vous confie-t-on. Ses cinq jours en Europe, la semaine prochaine ne seront pas de tout repos, vous confirme-t-on. Ainsi, dans The International Herald Tribune (IHT): «  Secretary of State Condoleezza Rice will face a barrage of questions over reports of covert prisoner transfers by the CIA when she arrives in Europe for a five-day visit next week, European officials said Friday. »

Les Européens ne vont pas s’amuser, vous confie-t-on également. Condi n’a pas l’intention, sur instructions comme toujours (avec elle, c’est l’habitude), de faire des gentillesses superflues aux Européens. C’est le Financial Times (FT) qui vous l’explique: « Condoleezza Rice, US secretary of state, is expected to begin her trip to Europe next week with a forceful rejection of requests for information regarding alleged secret CIA prisons in Europe and clandestine transiting of war-on-terror suspects. [...] “Her response will be suitably diplomatic, but also forceful,” commented one envoy. »

Ainsi se présente cette affaire du “CIA’s Gulag” en Europe. Des deux côtés, nous sommes engagés dans l’exercice habituel de “damage control”. Mais comme cet exercice a été tenté une première fois (de la part de l’UE vis-à-vis de ses membres impliqués) et qu’il n’a pas donné grand’chose sinon conduire à un empirement, on est conduit à observer qu’il s’agit d’une bien vilaine affaire.

Depuis le 2 novembre et l’article du Washington Post qui vendait la mèche, deux développements ont eu lieu au niveau officiel:

• Au niveau européen, après l’échec initial de damage control, les gouvernements impliqués se sont trouvés dans l’obligation de prendre au sérieux cette affaire, c’est-à-dire de demander des explications aux Américains. Chemin faisant, ce développement a amené deux développements indirects: d’une part, l’implications d’autres gouvernements, avec la mise à jour de nombreux cas de violations des espaces aériens, d’escales clandestines dans les pays concernés, etc., tout du fait de la CIA ou d’organisations apparentées, dans les conditions oiseuses qu’on sait. D’autre part, les gouvernements européens impliqués, très prudents ou même absents au départ, ont été conduits à prendre les choses de plus en plus sérieux à cause des pressions diverses, notamment médiatiques. D’où les demandes d’explication à Washington, jusqu’à cette lettre de Straw (ministre des AE britannique, représentant du gouvernement président en exercice de l’UE) à Condi Rice.

• Les Américains n’ont pu faire autrement que répondre, après avoir mis trois semaines à découvrir les développements en Europe. (La lenteur de la mesure américaine à percevoir les réactions du Rest Of the World, dans cette affaire et dans d’autres, rend compte du désintérêt de Washington pour ROW, particulièrement dans les conditions actuelles de crise à Washington.) La lettre de Straw a rendu cette réponse inévitable. Il ne faut pas écarter la possibilité, qui est même une probabilité dans certains cas, que le département d’État n’est pas lui-même informé de toutes les violations et incursions diverses de la CIA et d’autres services.

Après avoir bouclé une première période, nous entrons dans la seconde qui est celle de la confrontation. Au durcissement forcé des Européens qu’on a signalé ci-dessus, répond une attitude ultra-dure des Américains, comme nous le confie le FT: «  Diplomats said there had been intense debate within the Bush administration over how to respond to the request penned last week by Jack Straw, the UK foreign secretary, for the EU presidency. In the end, an uncompromising stance appears to have prevailed. »

Précisons que des sources internes à Washington signalent que cette position sans compromis fait l’objet, au sein du gouvernement US, d’une approche unanime, soutenue par le Congrès. Le sentiment est qu’il y a une “ingérence” européenne dans les affaires US. Même si cette appréciation peut paraître stupéfiante puisqu’il est question de la CIA violant autant qu’elle le veut les souverainetés nationales de divers pays européens, elle n’en est pas moins conforme à la logique de la psychologie américaniste: il s’agit de la guerre contre la terreur que, selon l’optique washingtonienne, seuls les USA conduisent; dans ce cas, cette charge les autorise à considérer tout l’espace occidental comme leur champ de bataille, avec l’accès illimité et légitime que cela implique. Cette conception également stupéfiante mesure le gouffre qui sépare les positions américaine et européenne: chacun vit dans son monde même si chacun affirme ne faire partie que d’un seul et même monde.

Pour les Américains, la question est donc réglée. Tout cela est “beaucoup de bruit pour rien”, même si cela (les violations et autres) est vrai, surtout si cela est vrai. Cette précision confondante, qui élève le sophisme au rang d’art diplomatique pur, donne le ton: les USA ont besoin de “prisons secrètes” pour lutter contre la terreur qui menace toute la civilisation, or « US actions are in compliance with US law and international conventions [and] US law prohibits secret prisons on US territory », par conséquent on installera ces “prisons secrètes” hors du territoire US, notamment chez les amis européens.

Selon le FT à nouveau: « The US state department declined to comment on how Ms Rice would respond. While refusing to respond to reports of secret prisons and transport of detainees in Europe, officials insist that US actions are in compliance with US law and international conventions. US law prohibits secret prisons on US territory.

» Elizabeth Cheney, a senior state department official and daughter of the vice president, told Arab reporters this week that “a new set of rules” was required when dealing with an enemy like al-Qaeda. »

Pour bien montrer le désintérêt US pour le fond des récriminations européennes, le voyage de Rice sera également l’occasion pour elle de signer un accord avec les Roumains pour des bases US en Roumanie. Il n’est pas assuré qu’on ne trouve pas dans ces bases les projets d’un futur “Guantanamo-II”. L’IHT annonce la chose en admettant que ce n’est pas des plus adroits de la part des Américains (à quoi les officiels, à Washington, pourraient reprendre qu’en cette circonstance l’adresse dans le comportement, qu’ils fréquentent d’ailleurs fort peu, ne leur importe pas): « But in a move that may heighten awkwardness with European allies, Rice also will sign an accord to establish several U.S. military bases in Romania, one of the two countries that were named by Human Rights Watch as the alleged sites of secret American prisons, an allegation that Romanian officials have denied. »

La question principale s’adresse aux Européens: comment vont-ils faire pour parvenir à céder aux Américains sans faire trop de vagues? Il est possible, — surprise, surprise (suite), — qu’ils n’y parviennent pas. Il y a, plus que jamais, les deux jokers incontrôlables qui vont jeter de l’huile sur le feu:

• L’activisme des institutions européennes non exécutives, incontrôlables et assoiffées de publicité, surtout dans ce domaine de l’humanitaire moralisant. Dans le cadre de l’enquête du Conseil de l’Europe, on dit que ces milieux sont particulièrement imperméables aux pressions officielles US, et pourraient même exiger eux-mêmes des précisions US, voire des auditions d’officiels US.

• L’activisme du journalisme US d’investigation, qui va poursuivre sur cette affaire. On attend un deuxième barrage de révélations, qui pourrait bien être déclenché par l’intenable Sy Hersch.

La cerise sur le gâteau : que savaient les différents pays européens des différentes opérations et que pourront-ils apprendre d’eux-mêmes? L’impossibilité de réponses nettes ouvre la porte à toutes les manipulations, dans le sens de l’apaisement (du côté officiel) comme, surtout, dans celui de l’aggravation (du côté des médias et des enquêteurs non-gouvernementaux). Embarrassantes questions.