L’“année du JSF” s’ouvrira sur une “desperate crisis” au Pentagone, et sur fond de torture

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L’“année du JSF” s’ouvrira sur une “desperate crisis” au Pentagone, et sur fond de torture


L’année 2006 sera intéressante pour les observateurs du programme JSF, en plus d’être cruciale du point de vue de l’engagement des pays non-US. Il faudra suivre les méandres d’une affaire qui hausse une question d’armement (quincaillerie) aux plus hauts niveaux des relations transatlantiques, de la crise fondamentale du modernisme dans le chaos bureaucratique, des conceptions divergentes de la “guerre contre la terreur” à l’intérieur du camp occidental. Le programme JSF n’est rien moins qu’un miroir intéressant et naturellement révélateur, parce que très concret et caractérisé par tous les attributs de la puissance, de la crise même de la civilisation.

Cela fait beaucoup pour un programme d’avion de combat. C’est la raison pour laquelle le programme JSF mérite toute notre attention.

Ci-dessous, nous tentons d’éclaircir l’écheveau extraordinaire qu’est devenu le programme JSF. Curieusement si l’on tient compte de son aspect extrêmement virtualiste, ce programme d’avion de combat est devenu une part de notre vérité parce qu’il est le reflet de toutes nos vraies crises, nullement de celles que tente désespérément de maintenir nos directions occidentales épuisées par la pratique du mensonge et l’embrassement du virtualisme comme cadre d’action.

Le JSF est désormais l’illustration la plus ambitieuse du désordre à laquelle aboutissent les entreprises d’investissements à caractère évidemment globalisant. Il est aussi, un enfant de la globalisation. (Dans l’esprit mais également dans la lettre : lancé par l’administration démocrate de Bill Clinton, il constituait effectivement l’application à l’industrie d’armement des thèses de la globalisation, — c’est-à-dire de l’américanisation.)


Deux articles révélateurs

Nous nous appuyons pour cette analyse sur deux articles, parus tous deux le 28 novembre, qui nous paraissent singulièrement révélateur de l’état du programme JSF.

• Un article de Defense News, qui décrit les spéculations sur les futures commandes d’avions de combat en marge du salon de Dubaï (mi-novembre). Le thème véritable de l’article, — à notre sens, l’auteur ne s’en est pas avisé, — est simplement celui des engagements que les (huit) pays non-US qui participent à la section développement du JSF doivent prendre en 2006 pour commander l’avion. Décembre 2006 est en effet la date-butoir qu’ont imposé Lockheed Martin (LM) et le Pentagone à ces commandes des pays des terres extérieures à l’américanisme.

• Un article de Aviation Week & Space Technology (AW&ST), inhabituellement confus, et qui a pour thèmes (au pluriel) deux sujets paradoxalement antagonistes: d’une part, la “crise désespérée” (“desperate crisis”) où s’abîment le Pentagone et le Complexe militaro-industriel (CMI) américaniste; d’autre part la nécessité de rassurer, de façon absolument et grossièrement virtualiste, les pays non-US sur le sort du programme JSF, — de façon à ce que le processus de prise de commande soit facilité.


Situation du programme JSF

Le programme JSF est en charpie. Comment faire pour le présenter, après un rapide coup de ripolinage virtualiste, sous les dehors d’un programme resplendissant de santé, de façon à ce que les pays non-US passent leurs commandes ? (Après, passé 2006 ? “Après nous le déluge”.)

Ainsi l’article de AW&ST suit-il une ligne consistant à écarter les rumeurs récentes sur les réductions massives, l’abandon de telle ou telle version, etc. Le principal exercice de “damage control” consiste à assurer que la version conventionnelle de l’USAF n’est pas abandonnée. Ce sera le cas, nous assure-t-on, dans la QDR 2005 qui va sortir incessamment sous peu.

(En temps normal, une Quadrienal Defense Review est entamée en janvier-février de l’année, et bouclée en mai. Depuis mai 2005, nous attendons la QDR 2005. On nous l’annonce régulièrement pour le mois prochain, pour la semaine prochaine. Nous sommes en décembre 2005. Patience.)

L’abandon du projet d’abandonner la version USAF (abandon + abandon = sauvetage de l’image du JSF! — pure logique algébrique) est décrit comme une partie de campagne sans vraiment beaucoup d’importance, autour d’un casse-croûte un week-end de novembre, sans doute en pique-nique sur la pelouse devant la nième entrée annexe du Pentagone:

« A new initiative to cut back or kill a version of the F-35 Joint Strike Fighter — in the latest version, it was the Air Force conventional takeoff-and-landing (CTOL) variant that was targeted — appears to have been beaten back by a coalition of Air Force, Joint Program Office, Lockheed Martin and senior Pentagon civilians, says an aerospace industry official. “Over this last weekend, they convinced England that [the cut] is a very bad idea, and that has taken the CTOL-killing fervor out of him,” he says. England has proposed killing one or more versions of the JSF several times over recent months. The latest version of the plan was to replace CTOL with a ‘CV-lite’ version of the Navy's aircraft built for large aircraft carrier catapult-and-trap operations. »

Bien entendu, certains efforts de restriction sont annoncés. Ils nous ramènent aux premières estimations sur les réductions de commande du JSF. AW&ST note, dans un article complémentaire, également du 28 novembre : « In another budget adjustment, after giving up his plan to cut a version of the Joint Strike Fighter, acting Deputy Defense Secretary Gordon England has decided to save money by simply cutting the F-35 fighter program's topline. Total numbers bought by the U.S. Air Force may drop to 1,100-1,200 from the earlier goal of 1,763. »

Soupir de soulagement dans le choeur, largement européen, des coopérants non-US.

Au reste, le même article nous rassure (?), — d’une façon qui, somme toute, n’est pas très rassurante: la QDR 2005 n’apportera pas de grandes modifications. On y a travaillé neuf mois, on a annoncé (ou fait annoncer, cela revient au même) l’apocalypse une bonne demi-douzaine de fois, pour accoucher d’une souris palôte et maigrichonne. Le DoD n’a-t-il donc besoin d’aucune mesure d’urgence? Deux pages avant, dans le même numéro d’AW&ST, on nous annonce que le DoD (c’est bien le même?) se trouve dans une “desperate crisis”. Surprise, surprise.


2006, — la curée ou le verrou?

L’article de Defense News est assez singulier. Il passe en revue les concurrents du JSF et les interroge sur leurs appréciations, leurs chances, etc., par rapport au programme américain. Le programme JSF est devenu la référence universelle.

Nous ne sommes plus dans la situation courante du “marché”: un certain nombre de pays se préparant à étudier le rééquipement de leurs forces aériennes, il s’agit de les approcher pour leur présenter de nouvelles offres. Nous sommes dans une situation inédite: le marché est bouclé, il est devenu “le marché JSF” où tout le monde est plus ou moins embarqué. Il s’agit de présenter à chacun des programmes alternatifs, de débaucher l’un ou l’autre parce que l’occasion y presse fortement. Par “occasion”, nous faisons allusion à l’évidence : les rumeurs envahissantes jusqu’à devenir grondantes comme un ouragan Katrina d’un programme JSF qui prend eau de toutes parts.

Du coup, l’année 2006 devient cruciale pour les concurrents, — non pour conquérir de nouveaux clients mais pour convaincre les pays-JSF de ne pas passer du stade du développement au stade de la commande. Ce sont les Américains qui ont voulu cela en imposant la limite de fin 2006 pour passer la commande. Pourquoi cette limite, au fait? Quelques borborygmes bureaucratiques sur la nécessité d’une programmation de la production nous répondent sans nous satisfaire alors que le programme ne sait plus littéralement où il va, alors que personne ne sait quand et comment les principaux services US vont le commander à un nombre que tout le monde ignore, alors que personne ne sait quand commencera la production/la livraison, etc. Atmosphère qu’on qualifierait, pour faire encore mieux que virtualiste, de “virtualisme surréaliste”.

Bien, — par ailleurs l’affaire est cousue de fil blanc. Si LM et le DoD veulent l’engagement des pays non-US, c’est pour verrouiller leur engagement dans le JSF avant que le programme soit déchiqueté par les exigences du Pentagone, des services, de l’industrie, avec en cerise énorme sur le gâteau maigrelet, l’interventionnisme déstructurant du Congrès. On comprend alors pourquoi les concurrents du JSF n’ont aujourd’hui qu’un seul but : débaucher les pays-JSF.


Mauvaise humeur norvégienne

Ce débauchage est précédé par une nouvelle d’une réelle mauvaise humeur et d’un possible retrait. Cela vient sans surprise de la Norvége, qu’on sait très hésitante et très mécontente depuis deux ans. Cette fois, la forme est officielle, ce qui rend le cas beaucoup plus sérieux.

La Norvège est maintenant sur la voie d’une complète remise en question de son intention de commander le JSF, et d’une sorte de nouvelle compétition pour le choix d’une commande d’un nouvel avion de combat où le JSF ne sera qu’un concurrent parmi d’autres. Un article du même Defense News, du même 28 novembre, nous donne quelques précisions : « “There appears to be a feeling out there that a decision to purchase F-35 aircraft was as good as a done deal,” said Espen Barth Eide, the Defense Ministry’s undersecretary of state. Not so, he said.

» “What fighter type Norway will choose remains open, as does the issue of whether Norway will continue the present agreement with Lockheed Martin about developing new jet fighters,” he said. “As a new government, we will have to make an independent decision.”

(...)

» The new Norwegian government had telegraphed its intention in a Nov. 11 statement that accompanied the 2006 defense budget. The statement said the Defense Ministry planned to seek “an acquisition policy which is of most benefit in terms of offset deals.

» “In this connection, the Government will undertake a thorough review of Norway’s participation in the Joint Strike Fighter and the Eurofighter programs, with special emphasis on clarifying and quantifying the relationship between the cost of participation and the resultant benefits to Norwegian industry,” the statement said. »


Le facteur politique émerge

La chose la plus intéressante à émerger de toute cette confusion, organisée ou non, nous vient d’un représentant d’un des avions de combat concurrent du JSF. Il est cité dans Defense News, selon les termes suivants :

« Bob Kemp, Gripen International senior vice president, said many countries interested in JSF are likely to issue requests for information (RfIs) to explore other options. These will likely attract offers from JSF competitors such as his firm’s Gripen, Dassault’s Rafale and Eurofighter’s Typhoon. “This will be the year of the RfIs,” he said.

» Kemp said that U.S. actions in the wake of the 2001 terrorist attacks had given some countries pause about buying American weapons. The United States seemed bent on rewarding its friends and punishing its enemies, Kemp said at the show. “We saw that as having an impact around the world. People were thinking, ‘Perhaps we shouldn’t be totally reliant on the U.S.’” »

C’est ce que nous désignons comme l’émergence du facteur politique, — car, bien entendu, Kemp parle là d’expérience (de confidences de certains représentants des pays engagés dans le programme JSF). C’est la première fois que nous lisons, dans la bouche d’un industriel habitué au pragmatisme et aux seuls arguments économiques et technologiques, une considération de cet ordre. Si nous insistons là-dessus, c’est parce que cette appréciation recoupe un sentiment dont nous percevons l’apparition, et qui est encore plus large que la seule remarque de Kemp.

L’observation de Kemp signifie que l’engagement dans le JSF commence à être perçu selon un point de vue politique. Il existe déjà une appréciation politique de l’engagement dans le JSF : on acquiert un avion qui sera sous le contrôle US pour l’essentiel, on risque donc des interférences US en fonction de la politique US et la souveraineté nationale se trouve gravement mise en cause. Il s’agit d’une appréciation politique liée à l’avion lui-même et à son mode de fonctionnement. Dans le cas de la remarque de Kemp, on franchit un pas. On juge de l’intérêt et de l’opportunité de l’acquisition de l’avion en fonction de ce qu’est la politique américaniste en général aujourd’hui.


A suivre : la Hollande

Il s’agit d’un événement d’importance. Le programme JSF entre enfin dans le cadre qui est véritablement le sien, si l’on se réfère à l’importance du programme, à l’importance des liens impliqués par les transactions, à l’importance technologique et industrielle impliquée, à l’importance de sa présentation virtualiste, etc. On en vient à admettre enfin que le fait d’acheter un JSF, quoiqu’il en soit du rôle et du statut de l’appareil et avant même de considérer ceux-ci, est un acte politique, — et que c’est évidemment un acte politique d’adhésion à la politique américaniste.

Dans les circonstances actuelles, nous allons rencontrer des cas troublants. Celui de la Hollande est intéressant. Ce pays est, après le Royaume-Uni, le plus important contributeur non-US (développement) au programme JSF, avec $800 millions. C’est également un pays important du point de vue de son statut et du professionnalisme de ses forces aériennes.

D’autre part, c’est un pays dont le ministre des affaires étrangères Bot a dit à la tribune de son Parlement qu’il entendait obtenir un accord écrit des pays de l’OTAN (y compris les USA) garantissant un traitement conforme aux lois internationales des prisonniers, avant d’accepter de s’engager militairement en Afghanistan. C’est un pays dont le même ministre a réclamé des USA des explications concernant deux vols de la CIA transitant par Schipol-Amsterdam il y a deux semaines. Si l’on en croit l’humeur américaniste, il n’aura ni l’un ni l’autre.

La question vient aisément au bout de la plume: imagine-t-on aujourd’hui le ministre Bot annoncer joyeusement à son Parlement qu’il a commandé plusieurs dizaines de JSF, comme LM et le Pentagone le pressent de faire, sans soulever des réactions très contrasées, voire une fronde des députés néerlandais et vertueux? Question posée pour un pays où les diverses péripéties du JSF (coût, délai, etc.) commençaient déjà à faire à l’avion US une bien mauvaise réputation.

Ces réflexions viennent à l’esprit alors que l’on voit, justement à cause de cette affaire des activités de la CIA en Europe, les relations transatlantiques se dégrader à grande vitesse. L’année 2006 devrait voir se poursuivre et s’accentuer cette tendance, simplement parce qu’on ne voit pas que le contraire soit possible dans les conditions qu’on détaille.

L’année 2006 sera certainement quelque chose comme “l’année du JSF”. Reste à voir pour quelles raisons.