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9 décembre 2005 — Harold Pinter, hospitalisé à cause des séquelles d’un cancer (mais il devrait sortir rapidement de l’hôpital), a dit son discours d’acceptation du Nobel de Littérature à partir d’une chaise de malade, où il a été filmé. C’est donc une projection (le 7 décembre) qui a constitué l’essentiel de la cérémonie des Nobel pour ce domaine essentiel de l’activité humaine qu’est la littérature. Ces moyens du bord rendent encore plus pathétiques, profonds et bouleversants ces propos d’un artiste et écrivain qui accepte la charge, en notre nom à tous et le temps d’un discours, d’exposer et de dénoncer la cause centrale de la crise tragique de notre temps historique.
(Le texte du discours est disponible dans son intégralité sur divers sites. On le trouve par exemple sur le site du Guardian, en date du 8 décembre.)
Il ne suffit pas de dire que Pinter “attaque la politique extérieure des Etats-Unis”. Il met en évidence l’agression perverse que la situation du monde, aujourd’hui, ménage contre la vérité et la réalité. Cette “situation du monde” est le produit direct et irréfutable de cette “politique extérieure des Etats-Unis”, — au moins, aujourd’hui, les choses ont la vertu d’être claires.
Certaines circonstances ménagent, dans le flux et le désordre des nouvelles d’un monde qui a perdu son sens, un instant de calme, d’apaisement et de réflexion sur le fondamental. C’est le cas avec le discours de Pinter. Aujourd’hui, le fondamental de notre temps historique est tout entier porté par la “politique extérieure” d’une puissance, à un point tel de quasi-exclusivité et de conséquences catastrophiques qu’on pourrait juger moralement cette politique comme un acte tout aussi fondamentalement maléfique. Encore une fois, les choses ont la vertu d’être claires.
Le discours de l’écrivain est implicitement et, à certains passages, explicitement articulé autour d’un phénomène essentiel pour lui, — et pour tout le genre humain, certes : le langage. C’est dans ce domaine sacré, effectivement, que la tromperie atteint aujourd’hui des sommets qui nous conduisent vers notre abîme, et sans aucun doute les hommes politiques américanistes sont-ils les maîtres de cette perversion suprême. C’est au niveau du langage que se livre aujourd’hui notre affrontement suprême, ce langage utilisé pour les pires vilenies que l’esprit humain ait jamais enfantées.
« Political language, as used by politicians, does not venture into any of this territory since the majority of politicians, on the evidence available to us, are interested not in truth but in power and in the maintenance of that power. To maintain that power it is essential that people remain in ignorance, that they live in ignorance of the truth, even the truth of their own lives. What surrounds us therefore is a vast tapestry of lies, upon which we feed.
(...)
» ...Listen to all American presidents on television say the words, “the American people”, as in the sentence, “I say to the American people it is time to pray and to defend the rights of the American people and I ask the American people to trust their president in the action he is about to take on behalf of the American people.”
» It's a scintillating stratagem. Language is actually employed to keep thought at bay. The words 'the American people' provide a truly voluptuous cushion of reassurance. You don't need to think. Just lie back on the cushion. The cushion may be suffocating your intelligence and your critical faculties but it's very comfortable. This does not apply of course to the 40 million people living below the poverty line and the 2 million men and women imprisoned in the vast gulag of prisons, which extends across the US. »
Le discours de Pinter nous renvoie heureusement et justement au constat qui se fait de plus en plus pressant que l’essentiel de la bataille en cours aujourd’hui se livre au niveau du langage, c’est-à-dire directement dans le domaine de la perception et de la représentation du monde. Pour cela, il n’a pas été nécessaire de trouver des hommes complètement et exclusivement pervers et mauvais, même s’ils le sont plus ou moins comme dans le commun du genre humain, mais essentiellement des hommes malades. C’est en effet du côté de la pathologie qu’on trouve finalement l’explication des signes innombrables aujourd’hui de ce phénomène que nous nommons “virtualisme”, et qu’ils nomment aussi bien “group-thinking” (pour les bureaucrates) que “faith-based community” (pour les hystériques). Notre temps historique est un temps de pathologie de la psychologie humaine, au sens commun d’un diagnostic médical.
Ce constat explique que la raison stricte, la raison telle que les amorces de notre pathologie l’ont réduite (avec son refus de prendre en compte de façon rationnelle les manifestations irrationnelles), est aujourd’hui incapable de rendre compte du sens profond (même si ce sens est absence de sens) des événements du monde. Elle en arrive au pire des pires, à elle-même devenir prisonnière de ces restrictions qu’elle s’est imposée et à devenir déraison. Il faut effectivement que la raison élargisse son champ d’appréciation et son propre fonctionnement. Il faut qu’elle (re)devienne tolérante pour s’enrichir des réalités du monde. Il faut qu’elle inclue, dans son appréciation et sa perception du monde, d’une part la déraison des actes des dirigeants du système pour évaluer de façon rationnelle le poids et les effets de cette déraison ; d’autre part l’irrationalité qui s’exprime d’autant mieux que la déraison avec son désordre est aujourd’hui si répandue et laisse le champ ouvert aux effets, parfois extrêmement bénéfiques, de cette irrationalité elle-même.
Les artistes comme Pinter peuvent beaucoup aider à cette évolution, eux qui font appel dans leurs activités à l’irrationnel de l’intuition et de l’inspiration. Dans son discours, Pinter met en évidence la folie insupportable où nous conduit notre activité soi-disant rationnelle, exercée par des malades et des pauvres d’esprit qui ont dans leurs mains les outils d’activation d’une puissance colossale (la puissance technologique du système). Il s’interroge simplement, comme chacun de nous pourrait et devrait faire : « What has happened to our moral sensibility? Did we ever have any? What do these words mean? Do they refer to a term very rarely employed these days - conscience? A conscience to do not only with our own acts but to do with our shared responsibility in the acts of others? Is all this dead? »
Le couronnement de Pinter par le Nobel ne doit pas apparaître comme une concession faite à l’artiste, pour se rassurer, comme les bourgeois ont leurs danseuses, — même si c’est effectivement le cas selon l’appréciation la plus commune de l’événement. Il devrait être suggérer au contraire la reconnaissance qu’il est nécessaire aujourd’hui que la pensée courante, et d’abord au niveau politique, admette que cette sorte de réflexion aventurière qui prend en compte certaines données irrationnelles est la seule voie pour éclairer la folie qui nous mène, la dénoncer et l’écarter.
Nous ne sommes plus à l’ère idéologique mais à l’ère pathologique de la civilisation. L’idéologie affichée aujourd’hui n’est plus une idéologie (il n’y en a qu’une, ses nuances n’étant que dans son extrémisme toujours renforcé, c’est-à-dire le symptôme de la pathologie). Devenue solitaire et n’ayant plus aucune référence réelle, elle est devenue pathologie pure. Qu’elle s’exprime à la Maison-Blanche, dans la Green Zone de Bagdad ou dans les colonnes financières du Wall Street Journal et du Financial Times ne change rien à la gravité de la pathologie, sinon dans le sens de l’aggravation à cause de la dissimulation.