Avant le voyage de GW en Europe, quelques remarques sur les relations USA-Europe

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Avant le voyage de GW en Europe, quelques remarques sur les relations USA-Europe


GW Bush se rend en Europe à la fin du mois de mai (22-28). Ce moment est l'un parmi d'autres dans un processus général d'une dégradation régulière, des rapports de plus en plus difficiles, de plus en plus marqués par l'incompréhension, la méfiance, parfois le mépris. Même les soi-disant plus proches des Américains parmi les Européens, comme les Britanniques, le sont si complètement en “mission de damage control” (pour tenter d'empêcher que les Américains n'aillent trop loin, qu'ils “fassent des bêtises” si l'on veut) qu'on se permettra d'émettre quelques doutes sur la signification profonde du copinage. (Du reste, on voit aussitôt, plus loin, les quelques doutes de plus que les faits eux-mêmes vous conduisent à émettre.)

Depuis des mois, certainement depuis le 11 septembre qui était censé nous rapprocher (quelle étrange illusion que d'aucuns continuent à entretenir), l'administration GW ne cesse pas de paraître chaque jour plus “unilatéraliste” aux Européens. L'unilatéralisme américain est la chose que les Européens détestent par-dessus tout, d'abord parce que cette politique les laisse à la fois dépendants des Américains (alliance oblige) et isolés vis-à-vis d'eux puisque ceux-ci refusent de jouer le jeu général où eux-mêmes, les Européens, ont leur mot à dire ; ensuite parce que les Américains font, en agissant seuls et sans contrainte, des dégâts considérables sur les relations entre l'Occident et le reste du monde ; enfin parce qu'unilatéralisme, c'est le faux-masque posé sur une politique qui se nomme isolationnisme, qui est dans ce cas de l'isolationnisme offensif, irresponsable, et que cela est porteur selon les Européens de tous les risques de déstabilisation, que cela transforme les relations internationales en un bien dangereux désordre.

Du Festival de Cannes aux remarques de Chris Patten : le fossé culturel entre Europe et USA

Il y a plus. Il y a l'accentuation d'un sentiment qui ne cesse de grandir qui est celui d'un fossé culturel qui se creuse entre les deux rives de l'Atlantique. L'ironie de cette affaire-là, qui est de loin la plus importante dans les rapports transatlantiques quant à la profondeur des choses, est que le constat nous en vient principalement, c'est-à-dire avec insistance et en mesurant toutes les implications du constat, de l'Européen le plus proche des Américains (bis repetitat), c'est-à-dire du Britannique. On va finir par croire des choses à cet égard.

Par exemple, rien de plus significatif que la soi-disant renaissance de l'antisémitisme en Europe. On en a beaucoup parlé à l'occasion de tel ou tel événement (élections présidentielles en France, notamment). Il y a eu des répliques officielles (celle de Chirac, d'ailleurs à destination d'Israël, et invitant très fermement les officiels israéliens à ne plus relayer ces ragots). Il y a eu d'autres événements, plus significatifs parce que moins “politiques” et donc moins calculés (signification de la spontanéité par conséquent). Il y a eu les polémiques au Festival de Cannes, dont les associations juives américaines demandaient le boycott, s'adressant plus particulièrement aux représentants d'Hollywood, particulièrement les juifs américains de l'industrie du cinéma. Les réactions des gens d'Hollywood, surtout les artistes, et particulièrement les artistes juifs américains (Woody Allen, Michael Douglas), ont été d'une grande dignité, un très ferme rejet de ces propositions dont l'outrance constituait le plus sûr garant de leur disqualification. (Relire ce que dit Allen à ce propos, des propos qui vont loin.)

Des personnalités politiques européennes, c'est-à-dire européennes également par leurs fonctions, n'ont pas écarté ce problème, pour émettre de très fortes protestations contre les affirmations américaines. Cela a été le cas de Javier Solana et de Chris Patten. Le Britannique a désigné nommément le journaliste George F. Will, qui a écrit dans le Washington Post un article où il affirme que l'Europe jouera un rôle « dans la deuxième phase – et la finale? - de la lutte pour une ''solution finale de la question juive'' ». Patten regrette le « mépris viscéral pour l'Europe » qu'il décèle aux USA, il cite un sénateur américain (auteur de cette affirmation : « Ici, nous sommes tous maintenant des membres du Likoud ») et demande si toute critique de la politique du Likoud « nous condamne comme antisémites? ». Cette question des accusations américaines a trouvé un relais intéressant dans un commentaire de The Independent, où est évoqué justement ce fossé culturel en train de se creuser.

« The US depiction of today's Europe as dangerous for Jews is troubling, not just because it is misleading. It is troubling, too, because an influential segment of American opinion subscribes to it. And it is troubling because it implies that, in American eyes, anyone who criticises Israel, for whatever reason, is guilty of anti-Semitism. This widens still further the cultural gap that has opened up between the new world and the old - ranging Britain ever more firmly on the side of Europe. »

Comment le pauvre Colin Powell est obligé de défendre une politique qu'il n'aime pas

Passons à la politique proprement dite, avec une interview de Colin Powell (à plusieurs journaux européens, Die Zeit>D> en Allemagne, The Guardian au Royaume-Uni, Libération en France). Le secrétaire d'État, tout bien considéré, s'y montre plus pathétique que peu convaincant, tant on comprend que, derrière ses affirmations apparemment satisfaites, se déroule sous nos yeux une logique complètement à contre-emploi pour lui, et qui est cause de sa souffrance plus que de sa satisfaction. Si l'on s'en tient à ce qu'on sait de ses conceptions naturelles, Powell, qui est littéralement haï par la bande des neo-conservatives, subit un martyre au sein de l'administration GW, de rebuffades en déclarations contradictoires, de démentis en trahisons, et obligé finalement de cautionner une politique à mille lieues de ce qu'il juge utile et juste. A aucun moment, on n'a l'impression d'un homme qui serait capable, contre tous, d'affirmer la voix de la raison et de la modération (comme Cyrus Vance faisait à certains égards au sein de l'administration Carter), — c'est-à-dire d'un homme capable d'héroïsme. Cela aussi est malheureusement pathétique.

Son interview est pathétique lorsqu'il nous explique l'utilité de la maxime infantile de l'axis of devil (d'ailleurs, trouvaille d'un de ses archi-ennemis neo-cons, le speechwriter de la Maison-Blanche), qu'il nous la présente comme un grand argument de clarification politique ; lorsqu'il juge comme un grand succès que la Corée du Nord veuillent parler avec les USA après avoir été fourrée parmi les accessoires de l'evil, alors qu'elle parlait de façon continue avec les USA depuis 1994 et qu'elle était sur le point d'arriver à un accord avec les USA et avec la Corée du Sud, — tout cela saccagé par l'équipe Bush, bien sûr, puisque cela vient de Clinton. Powell est pathétique lorsqu'il nous affirme que Bush n'est pas unilatéraliste parce qu'il vient de recevoir, où moment où il parle, le premier ministre slovène Janez Drnovsek. Il est pathétique lorsqu'il propose de montrer son carnet de rendez-vous et sa liste d'appels téléphoniques, pour démontrer qu'à Washington on parle avec les autres, donc qu'on n'est pas unilatéralistes. Powell est pathétique parce qu'il n'a pas l'air de comprendre, ou bien il s'y refuse, qu'être unilatéraliste n'a rien à voir avec les rendez-vous qu'on a mais avec l'état d'esprit qu'on a.

Powell est pathétique dans la plupart de ses explications parce qu'il les donne dans une position de profonde frustration, reprochant aux Européens de ne pas comprendre la politique américaine alors qu'on sait bien que le coeur de sa critique, pour ne pas dire de sa vindicte, va à ceux qui, au sein de l'administration Bush, manipulent la politique américaine dans un sens toujours plus extrémiste. On en arrive à se demander comment cet homme, qui veut manifestement se présenter comme un grand serviteur de l'Amérique, comme un architecte d'une grande politique internationaliste dans la tradition d'un Keenan ou d'un Vance, n'en dit pas plus, n'en proclame pas plus, sinon par crainte des critiques haineuses et terroristes de ses adversaires politiques. (Mais Powell peut-il être plus haï qu'il n'est aujourd'hui de ses compagnons neo-conservatives ? Peut-il être plus manipulé qu'il n'est, plus forcé à accepter et cautionner une politique qu'il n'aime pas ? Le courage politique n'est-il pas, à un moment, de savoir dire publiquement son désaccord plutôt que cautionner une orientation qu'on juge si mauvaise ? Cela laisse à penser sur le vrai personnage qu'est Colin Powell.) Il y aura beaucoup d'exégèses parmi les experts européens pour essayer de déchiffrer le “message” que l'accommodant Powell veut donner aux Européens dans son interview. Ces exégèses se tromperont de toutes les façons : l'interview de Powell, sa frustration, son pathétisme s'adressent à ses adversaires neo-cons, pas à ses amis européens.

Le Guardian, dans l'un de ses deux articles du 18 mai consacrés à Colin Powell, écrit notamment :

« The secretary of state's criticism is all the more pointed bearing in mind that he is usually regarded as the most Europe-friendly figure within the Bush administration. Bluntly, he told his detractors across the Atlantic that European outrage over President Bush's ''axis of evil'' speech in January, seen by many observers as marking the start of a dramatic decline in US-European relations, had been misplaced. ''The president said 'axis of evil' and it was amazing what happened after that in terms of the criticism that came our way,'' Mr Powell argued. ''The president came up with a clever way of capturing them all and guess what - the North Koreans now want to talk to us. The Iraqis are trying to pretend that they're behaving better.''

» The president, accompanied by Mr Powell, goes to Europe at a time of considerable transatlantic distrust between the US and its European allies over what Europe believes is increasing American unilateralism, and what the US sees as a lack of European resolve in dealing with terrorism. »

Le voyage de GW en Europe, à Berlin, à Moscou et à Paris : on se congratulera, rien ne sera résolu

Apprécié objectivement pour ce qu'il nous dit de la politique américaine et de la vision américaine des rapports transatlantiques, l'interview de Powell ne laisse pas de doute. L'incompréhension est plus forte que jamais, plus virulente, plus générale. On a vu l'aspect culturel ci-dessus. Les autres domaines rendent le même son, à l'heure où l'OCDE renforce la critique européenne en condamnant, — fait exceptionnel pour une organisation internationale si attentive aux puissants USA, — la politique protectionniste des USA ; à l'heure où Chirac, fraîchement réélu et conscient qu'il est temps que la France affirme une politique dans la crise, choisit évidemment la voie de l'appréciation critique qui est si naturelle à la politique française et qui est la politique qu'on attend de la France.

Sur cette question, le Guardian, dans le même article cité plus haut, fait ce commentaire :

« Further evidence of the growing rift between the US and Europe came last night when the French president, Jacques Chirac, tore into what he called American ''unilateralism''. In one of his most hard-hitting indictments of the Bush administration, Mr Chirac said its recent decisions to impose steel tariffs and raise farm subsidies would harm the world's poorest nations. Speaking at the end of a European Union summit with Latin American leaders in Madrid, Mr Chirac said that what the US was giving to developing countries in aid, it was now taking back in the form of tariffs. »

GW Bush effectue, avec Powell, un voyage en Europe cette semaine. (Trois étapes : Allemagne les 22 et 23, Moscou jusqu'au 26, Paris les 27 et 28. Trois étapes qui tracent les contours de l'Europe selon la bureaucratie US. En effet, dans toutes les grandes administrations de sécurité nationale à Washington, le service “Europe” a été remplacé par un service “Eurasie”, envisageant l'Europe jusqu'à Vladivostok. L'absence de Londres dans ce voyage suggère cette question : cette Europe dessinée par la bureaucratie US, et qui donne sa forme à la pensée US, commence-t-elle à Brest ou à Dingle ? [Précisons : Dingle, ville, nous semble-t-il, la plus occidentale de l'Irlande].) Le but de GW Bush est d'expliquer sa politique étrangère, rallier les Européens à cette politique et notamment à l'attaque contre l'Irak (à Moscou, GW signera les grands accords sur les armements avec Vladimir Poutine). On lui souhaite bon vent. On se congratulera. Rien ne sera résolu.