Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
8718 janvier 2006 — On a très peu vu et entendu, dans l’histoire des à-côtés d’une guerre (puisqu’il s’agit de “guerre”), se succéder, dans un aussi court laps de temps, des déclarations aussi contradictoires d’officiers généraux américains impliqués de près ou d’à peine un peu moins près dans la guerre en Irak. Ces déclarations contradictoires relèvent manifestement de la contradiction polémique, certaines sont même liées par un enchaînement polémique évident.
Elles signalent bien entendu des tensions internes dans les forces armées et des tensions entre militaires et civils. Le fait très inhabituel est que toutes ces déclarations sont publiques dans le sens où elles sont faites directement par les officiers généraux, en leurs noms propres, devant un auditoire ou explicitement à des journalistes. Désormais, on ne se cache plus.
Faisons un rapide décompte, — qui ne prétend certainement pas à l’exhaustivité, — depuis le 1er janvier 2006.
• Le 1er janvier, le général Abizaid, commandant de Central Command (dont dépend l’Irak) est interviewé par Knight Ridder Newspapers. Ses déclarations sont très optimistes (« I'm not cautiously optimistic. I'm optimistic. »). Abizaid est particulièrement satisfait du niveau des forces irakiennes: « The Iraqi security forces have matured relatively quickly, considering that we started at the zero point. » Une guerre civile en Irak? Allons donc ... « Abizaid said he thinks the risk of outright civil war in Iraq is low — “I think it's possible, but not probable. I don't see it now. ... I think we would see it coming and I don't see it coming. ... I think we can work our way through 2006 in a way that has a good outcome for Iraq.” »
• Le 3 janvier, le général Ricardo S. Sanchez salue à Heidelberg 700 de ses soldats (du V Corps de l’U.S. Army en Allemagne) en partance vers l’Irak. Il dit quelques mots sur l’Irak, qui sont rapportés par le Journal Stars & Stripes (ces mots bien difficiles à trouver sur le site). Selon le New York Times du 5 janvier : « General Sanchez's awkward position was laid bare this week when he led a farewell ceremony for nearly 700 V Corps soldiers who will take over the military headquarters staff here from the XVIII Airborne Corps on Jan. 19. “A daunting task lies ahead; I have no doubt you are well trained,” General Sanchez, dressed in his helmet and body armor, told soldiers at a ceremony in Heidelberg on Tuesday, Stars and Stripes reported. “The country's on the verge of a civil war.” » Sanchez commande actuellement le V Corps, U.S. Army, dont le quartier général est en Europe. Il dépend de Europe Command, c’est-à-dire du général James Jones (Marine Corps), et non du général Abizaid.
• Le 6 janvier, le général George Casey, qui commande le théâtre irakien (subordonné direct d’Abizaid), fait des déclarations à CNN, contredisant directement et quasi-explicitement Sanchez. Voici la substance de ces déclarations, reprises par AFP et par Defense News (Casey est interrogé sur le regain de fortes violences de ces trois derniers jours — il s’agit d’une superbe pièce de langue de bois, où la logique virtualiste de la bureaucratie est exposée en pleine lumière et, pourrait-on dire, dans toute sa beauté): « “This level of violence, I think as we’ve seen, is an anomaly. We see these spikes periodically,” General said on CNN. “These attacks of the past days, I believe, have been intended by the foreign fighters and the Iraqis that are supporting them to foment sectarian tension during a vulnerable period of the formation of the government,” Casey said. “But I don’t think it’s on the brink of civil war.” “We can’t let what’s happened the last few days distract us from the progress that’s been made over the last year. That’s what the terrorists want,” Casey said. »
• Le même jour, le New York Times publie des déclarations du général John R. Vines, commandant les forces terrestres US en Irak et subordonné direct de Casey. Le ton est complètement différent et les déclarations sont justement qualifiées par le journal de « perhaps the bluntest public assessment yet by a senior military officer about the challenges facing the American-led military coalition and the fledgling Iraqi government in the coming months » La citation concernant le statut actuel et, peut-être, futur des nouvelles forces armées irakiennes mises sur pied par les Américains, est intéressante (nous l’avions déjà signalée): « The commander, Lt. Gen. John R. Vines of the Army, warned in an interview on Wednesday that the development of the Defense and Interior Ministries that sustain Iraqi security forces lags behind the fielding and prowess of more than 220,000 Iraqi soldiers and police officers. “The ability of the ministries to support them, to pay them, to resupply them, provide them with water, ammunition, spare parts and weapons is not as advanced as the competence of the forces in the field,” General Vines said at his headquarters here outside of Baghdad, as a new wave of violence gripped Iraq this week. “We must make significant progress in that area before they can conduct independent operations.”
» General Vines cautioned that other important ministries, like oil and electricity, must also strengthen their operations for the security forces to succeed - and for Iraq to prosper politically and economically. “The reason it's important to look at areas like governance and infrastructure is because oil is the lifeblood of Iraq,” said General Vines, who commands the XVIII Airborne Corps at Fort Bragg, N.C. “If they don't produce enough income to support their security forces, members of those forces could turn to ulterior purposes and could become militias or armed gangs.” »
Pour ajouter à cette cacophonie, il faut signaler la querelle publique verbale entre le président du comité des chefs d’état-major, le général des Marines Peter Pace, et le représentant démocrate Murtha, que ses déclarations ont placé depuis novembre au centre de la polémique sur la guerre en Irak. Pace a dénoncé publiquement et de façon officielle certaines déclarations récentes de Murtha, singulièrement celles où Murtha affirme que s’il était un jeune homme la façon dont la guerre est menée en Irak le découragerait de s’engager. En réponse Murtha déclare (le 5 janvier) : « Peter Pace told me this last night: They know militarily they can't win this »
Ces déclarations contradictoires sont significatives d’un malaise très réel dans les forces armées. Le cas du général Sanchez est très spécifique et implique chez cet officier général une réelle rancœur, voire une humeur de révolte. Sa déclaration publique et officielle du 3 janvier est un acte délibéré allant contre la ligne officielle d’appréciation de la situation irakienne. Sanchez est furieux du fait qu’il ait été mis en avant dans l’affaire des tortures de la prison d’Abou Ghraib sans qu’aucun officiel au-dessus de lui, notamment dans la direction civile de l’administration, ne soit venu à son secours en le couvrant. Sanchez appliquait en Irak une politique voulue et officiellement ordonnée par l’administration et il attendait un secours de celle-ci, une fois qu’il avait été mis lui-même en cause. Sa quatrième étoile et sa nomination à Southern Command surtout à cause de sa “représentativité” ethnique ne l’ont pas apaisé (« As recently as last summer, Defense Secretary Donald H. Rumsfeld was considering elevating General Sanchez to the four-star command overseeing the military's operations in Latin America. The general's promotion would have showcased the nation's highest-ranking Hispanic officer and his compelling personal story of growing up poor in southern Texas and using the military as a bootstrap out of poverty. »)
Les déclarations du général Vines, qui ne cache pas au NYT ses désaccords tactiques avec son supérieur Casey, représentent un autre aspect des querelles internes exposées en plein jour. Cette fois, c’est la situation sur le terrain qui est mise en cause, et la façon dont les autorités militaires au plus haut niveau la dissimulent en orientant leur description pour complaire au pouvoir civil. (A noter ce commentaire de Knight Ridder Newspapers sur les déclarations de Abizaid, qui n’est pas loin d’apprécier dans les déclarations de l’officier général une forme de distorsion des appréciations de la situation : « To be sure, Abizaid was emphasizing the positive. »)
Ce n’est pas la première fois qu’il y a des dissensions chez les militaires, au sujet de l’Irak comme dans d’autres conflits. Le fait notable, comme on l’a déjà signalé, est que ces dissensions s’expriment désormais de façon publique, directe, officielle et identifiée. Il semble que, chez certains, les craintes de sanction et le réflexe de solidarité aient été vaincues par l’ampleur des désaccords et la force des sentiments à cet égard. D’autre part, l’atmosphère de contestation qui s’est installée à Washington ces derniers mois a une part importante dans cette attitude nouvelle de chefs militaires. Cette contestation épargne seulement les plus hauts échelons (les directions ultimes, tant de l’administration, des forces armées et des partis politiques) ; mais immédiatement en-dessous, à des niveaux de réelles responsabilités, le désordre règne et l’on juge de moins en moins les pressions habituelles, négatives ou positives (sanctions, solidarité, etc.), suffisantes pour empêcher de telles manifestations de révolte individuelle. L’absence en général de sanctions contre les coupables, notamment militaires, — l’administration est trop faible pour cela, — renforce le phénomène.
On ne peut pour l’instant tirer de conclusions politiques, sinon constater l’augmentation du désordre à Washington, chez les militaires également. Ce n’est pas une surprise.