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1340Pour compléter les textes récents sur le dossier JSF (notre “Analyse” du 5 décembre 2005, nos “Faits & Commentaires” du 5 janvier 2005 et du 16 janvier 2006 notamment), voici un développement d’un aspect particulier de cette question. Par sa taille et son ambition, le JSF représente un pont important établi entre des pays anglophones qui coopèrent depuis plus d’un demi-siècle, — précisément l’Australie et le Royaume-Uni comme coopérants non-US avec les USA. Si le programme rencontre des difficultés, c’est cette coopération au sein de l’“Anglosphère” qui est mise en cause.
Le texte ci-dessous est la version française de la première partie de la rubrique To The Point de notre Lettre d’Analyse Context, n°91 de janvier 2006.
L’année 2006 sera une année décisive pour le programme JSF. Elle a commencé d’une façon à la fois inattendue et inhabituellement dramatique, par deux interventions, directe ou indirecte, des deux principaux pays coopérants (non-US) du programme, et deux pays anglo-saxons qui sont d’une façon générale des alliés fidèles et très proches de Washington. Ces deux interventions donnent le ton : 2006 sera une année décisive et sera aussi une année dramatique. Les vieilles amitiés, les engagements les plus prononcés vont être soumis au test suprême des espoirs proclamés et des promesses répétées.
Plus encore, ce que mettent en évidence ces deux interventions anglo-saxonnes, c’est la perspective désormais avérée que le programme JSF dans sa dimension internationale devienne une affaire politique de la plus haute importance. « C’est un événement très particulier et très inattendu observe une source européenne de très haut niveau. Aujourd’hui, tout le monde parle de ‘l’affaire JSF’ dans les milieux européens. Les incertitudes du programme, les menaces pesant sur la coopération internationale, et surtout transatlantique, impliquée par ce programme, sont aujourd’hui évoquées à haute voix, même et surtout hors des milieux spécialisées. C’est devenu une affaire politique pour l’Europe. »
Il existe désormais une très forte possibilité que le débat dont nous fûmes privés en 2002, lorsque les pays coopérants non-US furent embarqués dans le programme, se développe d’une façon appuyée et très politique. D’ores et déjà, il est ouvert dans les deux pays que nous évoquons.
• En Australie, où une source officielle du MoD (Ministry of Defence) a déclaré, le 7 Janvier : « If costs of the Joint Strike Fighter program go up, Australia's plans to buy 100 F-35s could shrink to a procurement as small as 50 aircraft ». Cette déclaration avait lieu, d’une façon assez surprenante, après l’annonce du possible/probable abandon du moteur Rolls/GE (F136) prévu pour affronter le moteur Pratt & Whitney (F135) pour la sélection du propulseur de la version STOVL du JSF (le F-35B).
• Au Royaume-Uni où, en 15 jours, entre le 20 décembre 2005 et le 10 janvier 2006, il y a eu trois interventions personnelles pressantes du Premier ministre Tony Blair auprès du président GW Bush pour obtenir la poursuite du contrat du DoD avec Rolls (le F136 est développé sous contrat de $3-$4 billions du DoD, dont $2,4 billions reviennent à Rolls). L’une des trois interventions, début janvier 2006, est une vidéo-conférence entre les deux dirigeants politiques. Notre source européenne déjà citée fait ce commentaire : « C’est une extraordinaire initiative pour le problème traité, qui ne concerne finalement qu’un contrat américain avec un motoriste britannique. Que le Premier ministre britannique obtienne une vidéo-conférence de près de deux heures avec le Président des Etats-Unis pour un tel sujet, c’est certainement un événement unique, et cela en dit long sur l’importance réelle du programme JSF. » (Les dernières indications semblent montrer que la réaction américaine a été une fin de non-recevoir.)
Curieusement, c’est l’affaire du moteur F136, qui ne la concerne pas directement, qui a provoqué en Australie une brutale montée de l’inquiétude à propos du JSF. Le ministre de la défense Robert Hill (démissionnaire depuis) a d’abord réaffirmé qu’il comptait sur un exemplaire du JSF au coût de $45 millions à l’achat (fly-away cost) et de $80 millions sur sa durée de vie opérationnelle. Cela rencontre la programmation de $9 milliards ($1 milliard en participation R&D étant inclus dans ce total). Des sources ont aussitôt renchéri en affirmant que si l’on voulait acquérir 100 exemplaires, c’était d’ores et déjà $12 milliards qu’il fallait programmer, ce qui a conduit à la mise au point du MoD envisageant de réduire la commande de 100 à 50 avions. Le MoD a accompagné cette annonce de commentaires rassurants, affirmant que 50 JSF valaient bien, en capacités opérationnelles augmentées grâce aux progrès technologiques, les 71 F/A-18 et les 26 F-111 qu’ils doivent remplacer. Cela conduisit aussitôt à cette question évidente, qui fut répercutée au travers de plusieurs articles : si 50 JSF font l’affaire après tout, pourquoi avoir fixé à 100 l’intention de commande initiale ?
Tout cela dénote une soudaine précipitation. Même si Robert Hill a voulu atténuer l’aspect pessimiste du propos sur la réduction de commande par des commentaires lénifiants et d’un optimisme de commande, il est manifeste que l’opinion officielle sur le JSF a évolué de façon dramatique, en un très court laps de temps. Les rumeurs d’abandon du F136 apparaissent comme la première mesure probable de réduction budgétaire, et il se fait qu’elle porte sur un programme que les coopérants anglo-saxons non-US jugeaient intouchables parce que d’origine britannique. Un analyste indépendant australien a écrit que l’estimation que le programme coûterait $12 milliards à l’Australie (si la commande de 100 exemplaires était entérinée), largement proclamée par l’opposition et les adversaires du JSF, serait en fait une estimation du gouvernement jusqu’alors gardée secrète.
Les Australiens avaient tendance à croire qu’ils pouvaient se considérer comme privilégiés par rapport au programme JSF, un peu comme les Britanniques eux-mêmes le pensent. Le même analyste indépendant affirme que cette certitude se fondait sur des garanties orales précises que le président GW Bush avait donné au Premier ministre Howard lors des discussions pour engager les forces australiennes en Irak, au côté des Américains. On pourrait dire qu’il s’agissait d’une sorte de solidarité anglo-saxonne partagée, un engagement moral et politique. Cet engagement de type anglo-saxon concernait les Britanniques également, selon l’appréciation des Australiens. Les difficultés rencontrées jusqu’ici étaient du type qu’on pouvait encore considérer comme normal pour des négociations bureaucratiques, — dans tous les cas jusqu’à l’année 2005. Les rumeurs très précises d’abandon du F136 constituent dans ce cas la première indication quasiment tangible que le “marché moral” qui a été passé pourrait fort bien ne pas être respecté par les Américains.
Le cas britannique est, bien entendu, encore plus remarquable que le cas australien. Il s’est manifesté par une lettre personnelle de Tony Blair à GW Bush juste avant la Noël 2005, par une intervention téléphonique puis par une vidéo-conférence dans la première décade de janvier. Le sujet pour ces deux interventions au plus haut niveau fut effectivement le sort du moteur Rolls/GE F136. Compte tenu de ce qu’on sait de l’emploi du temps de ces dirigeants et de l’importance des problèmes qui les occupent habituellement, ces interventions constituent un événement extraordinaire, — dans tous les cas, des interventions qui mesurent l’extraordinaire importance que les Britanniques accordent au cas du JSF.
Même le Financial Times (FT), qui suit précisément l’affaire et qui se montre favorable à toute initiative de négociation entre Britanniques et Américains, en eut littéralement le souffle coupé et jugea que le temps accordé à la question du F136 était disproportionné par rapport au problème essentiel entre Britanniques et Américains, — qui est le transfert de technologies : « Tony Blair, prime minister, has been pleading with President George W. Bush to reverse the Pentagon decision [to kill the F136] but he is wasting his breath. […] It would be far better for the prime minister to spend the political capital he ought to have as Mr Bush's best ally on resolving the technology transfer problems that appear to plague the entire JSF programme, whose military and industrial importance to the UK goes far beyond the Rolls-Royce contract. »
Cet éditorial du 13 janvier 2006 du FT est particulièrement révélateur de l’état d’esprit de l’establishment britannique à l’égard de l’affaire JSF et de la politique personnelle de Tony Blair plus précisément. Il y a une dramatisation évidente, mais aussi une mesure réelle du problème général posé entre les Américains et les Britanniques lorsque le problème spécifique du F136 est justement écarté (« It was always something of a luxury for the US to order a second engine for the JSF as a back-up to the primary engine order placed with Pratt & Whitney. »), pour aller à l’essentiel dans cette affaire entre les deux pays. C’est alors que le FT remarque : « These problems arise because of US reluctance to give advance assurances about know-how sharing. These are needed by an ally such as Britain that has decided, for the first time in its military aviation history, to rely essentially on another country for its principal future weapon. »
Le dossier du JSF: une nouvelle “affaire Skybolt”?
On aura effectivement une idée de ce qu’est devenu le problème du JSF pour les Britanniques lorsqu’on constate que l’éditorial du FT est tout entier placé sous la référence de l’affaire du Skybolt en 1961. (« Just as George Bernard Shaw noted that a common language can divide the US and Britain, so common defence projects can separate these two allies. It happened in the early 1960s when Britain cancelled its own missile projects and decided to rely on the US Skybolt missile programme that Washington then promptly cancelled. »)
La référence est particulièrement effrayante dans la mémoire britannique. Le Skybolt de Boeing était un missile air-sol à tête nucléaire à moyenne/longue portée que les Américains développaient à la fin des années 1950 pour leurs B-52 du Strategic Air Command. Ils avaient convaincu les Britanniques d’abandonner leurs propres programmes de missiles air-sol comme compléments offensifs de leurs bombardiers “V” (Valiant, Victor, Vulcan) au profit du Skybolt. Mais l’administration Kennedy décida en 1961 l’abandon du Skybolt. Du coup, la force de frappe britannique était privée de son arme offensive ultime, et les bombardiers “V” relégués à des missions secondaires.
Pour suppléer à cette situation dramatique que leur propre décision avait provoquée, les Américains proposèrent aux Britanniques des sous-marins SSBN (Submarine Ship Ballistic Nuclear) équipés de missiles SLBM Polaris. Au contraire de la combinaison “V”/Skybolt, la combinaison SSBN/Polaris était complètement sous contrôle US. L’opération avait coûté aux Britanniques l’abandon de ce qui leur restait de souveraineté nationale en matière stratégique nucléaire. Certains jugèrent qu’il s’était agi d’un traquenard, et qu’il avait bien marché.
Ce simple rappel mesure ce que le parallèle offert par le FT pour l’“affaire JSF” signifie pour les Britanniques.
Ce n’est pas un hasard si nous mettons en parallèle, dans cette “affaire JSF”, l’Australie et le Royaume-Uni. Certes, il y a, comme on l’a vu, les circonstances immédiates, d’ailleurs renforcées par le fait que l’Australie est, comme le Royaume-Uni, très préoccupée de ne rien recevoir de ce qu’elle demande aux USA en fait de transfert de technologies sensibles. Mais il y a aussi une sensibilité anglo-saxonne commune engagée dans cette affaire.
L’Australie et le Royaume-Uni sont, avec les USA bien sûr, les principaux pays de l’accord UKUSA de 1947 (les deux autres pays de UKUSA sont le Canada et la Nouvelle Zélande) organisant la coopération en matière de renseignement et de surveillance électronique entre les cinq pays anglophones. Le réseau d’écoutes électronique mondial Échelon est l’un des principaux effets de la coopération UKUSA. L’Australie et le Royaume-Uni sont des utilisateurs extensifs des matériels militaires américains, et ce sont les deux seuls pays non-US à avoir été impliqués dans le programme F-111 (commande britannique finalement abandonnée en 1967, commande australienne réalisée, avec 27 F-111 encore en service). Enfin, l’Australie et le Royaume Uni sont les deux principaux alliés des USA dans la coalition actuellement déployée en Irak. Il y a entre ces trois pays l’existence d’un lien de solidarité culturelle, linguistique, voire ethnique ou racial, avec une dimension spirituelle incontestable, que d’aucuns désignent sous le nom de “Anglosphere”. ( Ce néologisme est employé pour la première fois dans le roman The Diamond’s Age de Neil Stephenson, publié en 1995. Sa signification, évidente, implique sans aucun doute une notion de monde fermé sur les pays anglo-saxons. On parla également, en d’autres époques, notamment au début du XXième siècle puis pour définir les conceptions de Churchill, d’“anglo-saxonisme.”)
Ce sens de la solidarité anglophone a été exacerbé par la fin de la Guerre froide. L’unité des pays occidentaux (les pays anglo-saxons et d’autres pays, européens et autres, rassemblés autour d’eux contre les communistes) n’était plus assurée par l’hostilité au communisme. Les identités propres des pays et groupes de pays concernés jouèrent à nouveau un rôle essentiel, — du moins les dirigeants britanniques (surtout Tony Blair) et australiens (beaucoup moins les Néo-Zélandais et les Canadiens) le perçurent-ils ainsi, et plus encore, de façon exacerbée avec le 11 septembre 2001. Dans ce cadre conceptuel fortement “spiritualisée” selon les normes postmodernes (médiatisme, virtualisme), le programme JSF, très important au départ, est devenu aujourd’hui essentiel, dépassant très largement les dimensions opérationnelle, technologique et industrielle. Cela se comprend par rapport aux difficultés générales qu’on connaît aujourd’hui, à l’évolution très unilatéralistes (y compris avec l’“Anglosphere”) de l’Amérique, aux multiples heurts qui se sont manifestés même entre pays anglophones depuis le 11 Septembre du fait des Américains (malgré l’attitude extrêmement conciliante des autres pays anglo-saxons).
En ce début 2006, le débat est en train de se contracter, de se concentrer en une un dossier concret, en une question qui risque d’empoisonner les rapports entre pays anglophones : ces pays anglophones (Australie et Royaume-Uni) qui ont soutenu les USA en Irak et dans la guerre contre la terreur vont-ils être traités justement dans le cadre du programme JSF? Aujourd’hui, le programme JSF est devenu l’enjeu essentiel des relations entre pays anglophones, car il devient de plus en plus probable qu’une rupture impliquerait des conséquences politiques absolument considérables. (Certains analystes jugent que le sort politique de Tony Blair est lié au sort de la coopération anglo-américaine dans le programme JSF : le parallèle fait par le FT entre l’affaire JSF et l’affaire Skybolt de 1961 autorise cette sorte de spéculations.) Selon ce qu’en feront les Américains, le programme JSF pourrait régler le sort de l’“Anglosphere” en ouvrant une crise intra-occidentale majeure.
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