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4 février 2006 — La chronique du 3 février de Jonathan Steele dans le Guardian mérite un salut. D’abord, parce qu’elle ose avancer cette proposition sacrilège, qui risque de désorienter nombre de cénacles parisiens, et cela dès son titre qui nous dit de façon provocatrice : « Bush just has to face it: he is wrong and Chirac is right », suivi du sous-titre qui s’en explique : « The crises over Hamas and Iran underline the collapse of the neocon mission and the end of a one-superpower world. »
Concernant Chirac, Steele s’explique comme il convient, observant que les crises en cours, notamment et particulièrement la crise iranienne, montre l’évolution irrésistible vers la multipolarité. Cela ne signifie pas que Chirac, qui est le principal plaideur d’un constat que les relations internationales sont désormais réglées par la multipolarité, soit un océan de vertu et un sommet de sagesse ; cela signifie qu’en l’occurrence il a raison, et qu’il a raison parce qu’il se réfère à une vision que Steele baptise fort à propos de “gaullisme global”. (Ou, pourquoi pas : gaullisme globalisé?, — de toutes les façons, l’expression est pléonastique puisque le gaullisme est, par substance, de facture universel.)
« No one in Downing Street or Washington will admit it publicly, but Jacques Chirac has turned out to be right. His global Gaullism, the notion that the world has several power centres, and it is no longer just “the west versus the rest”, offers a more accurate picture than the image of the lone cowboy acting in the name of us all. The analysis is not Chirac's alone, of course. The French president is in most ways a discredited figure, little loved even at home. But he is the most prominent European to dare to embrace multipolarity as the new reality of international politics. »
Steele trouve dans le discours sur l’état de l’Union toutes les marques d’une retraite, d’un repli des ambitions clinquantes et tonitruantes des dernières années, qui est effectivement la mesure du naufrage piteux des ambitions unilatéralistes et néo-conservatrices. « Bush's speech was remarkable for the number of times he called on his fellow Americans not to retreat, not to give up, not to succumb to pessimism, not to be defeatist. If his policies were not floundering, these pleas would not have been necessary. They were markedly different from the confident tone of last year's address, when he had just been inaugurated for a second term and the administration hoped that Iraq's first elections would bring the collapse of the insurgency. Now, after a constitutional referendum and another election, the attacks on US and British forces show no sign of abating significantly.
» Bush insisted on Tuesday that democracy was still on the march around the world, particularly in the Middle East. He cited the polls in Egypt, Palestine and Saudi Arabia, though when he claimed that Iran “is held hostage by a small clerical elite" he seemed to forget that its president was also elected: he won in a well-contested race with a high voter turnout and no obvious frontrunner.
» Yet, as one listens to Bush and his neocon team, their sense of frustration is palpable. They realise they have been ambushed by their own policies. Their zeal for ideological purity pushed them into positions from which it is hard to escape without looking as though they are betraying themselves. »
Les rencontres d’esprit sont chose sympathique. Nous avons retrouvé dans l’analyse de Steele le même constat que celui qui soutient notre propre analyse, que nous terminions pour la rubrique de defensa de notre Lettre d’Analyse dd&e du 10 février, — le même constat pour l’essentiel, qui est que la crise iranienne marque le passage du monde unipolaire, cette apparence virtualiste des quelques années passées, acceptée pourtant partout (sauf par les Français) comme une vérité révélée, au monde multipolaire qui est le retour au réel. Nous pensons qu’il est intéressant d’en donner un aperçu pour expliciter notre propre appréciation qui retrouve celle de Steele.
Il nous paraît que ce n’est pas déflorer notre chronique du 10 février que d’en publier la première colonne qui en propose le thème central ; au contraire, nous espérons bien que cela donnera à nos abonnés le goût de la lire dans son entier le plus rapidement possible
Comment la crise iranienne nous révèle, — nous autres, glorieux Occidentaux civilisés
La crise iranienne est plus enrichissante pour l'esprit (pour la réflexion) que la crise irakienne (c'est-à-dire la guerre contre l'Irak). Elle est moins accidentelle, moins irrationnelle qu'a pu apparaître la crise irakienne à ses débuts, au point qu'on débat toujours pour déterminer pour quelle cause exactement l'Irak a été attaqué. Elle est moins abrupte et moins déséquilibrée, donc elle est plus politique. Au contraire de l'Irak en 2003 (au moment de l'attaque), l'Iran est un pays qui dispose de tous ses atouts, qui sont puissants: population nombreuse, exportation d'énergie, armée intacte, grande influence, liens solides avec quelques pays puissants (Russie et Chine), etc. Les puissances occidentales sont loin, très loin d'avoir la partie gagnée d'avance dans le cas très dangereux d'une confrontation, et certains jugent exactement du contraire avec d'excellents arguments. Au contraire, l'Irak de Saddam était battu d'avance dans la crise à laquelle il a été confronté.
Le motif officiel (on nuancera plus loin) de la crise est identifié, même si les interprétations divergent. Il n'est pas question de débat sur la vocation nucléaire de l'Iran, qui existe, qui est officiellement affichée, etc. Le désaccord existe sur les intentions de l'Iran (nucléaire militaire ou pas) et, encore plus intéressant, sur la justification d'une éventuelle volonté iranienne d'avoir l'arme nucléaire. Là est le noeud central de la crise, qui concerne l'Iran et dépasse l'Iran à la fois, puisqu'il s'agit d'une question fondamentale des relations internationales. Le Britannique Simon Jenkins a magnifiquement résumé l'argument favorable à l'arme nucléaire iranienne, face aux frayeurs souvent irrationnelles ou hypocrites des adversaires de cette possibilité. « Iran is a proud country that sits between nuclear Pakistan and India to its east, a nuclear Russia to its north and a nuclear Israel to its west. Adjacent Afghanistan and Iraq are occupied at will by a nuclear America, which backed Saddam Hussein in his 1980 invasion of Iran. How can we say such a country has “no right” to nuclear defence? »
L'évolution diplomatique, du côté occidental, est également très différente de celle de la crise irakienne. Trois puissances européennes représentant l'UE (l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni) mènent la négociation, en concertation avec les USA qui restent en arrière-plan. Comme d'habitude, les Américains menacent mais l'on sait, à la différence du cas irakien en 2003, que leurs options et leurs moyens militaires sont limités, voire très limités. (Ce facteur, du au revers épouvantable que constitue l'actuelle “guerre” en Irak qui a suivi l'investissement du pays en 2003, est vraiment essentiel.) Dans un sens, on pourrait avancer que la crise iranienne est la première crise du monde multipolaire d'après la très courte période unipolaire d'hégémonie de la puissance américaniste, acceptée partout (à l’exception notable de la France).
En d'autres mots, plus la crise iranienne avance, plus elle tend à sortir du schéma primaire GW-“neocons” de “l'axe du mal” (l'Iran est le suivant après l'Irak) pour affirmer ses propres caractéristiques. Plutôt que la poursuite d'un étrange dessein américaniste et manichéiste, elle en prononcerait le trépas, ce dessein n'ayant été finalement qu'un accident.
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