Le nouveau plat du jour du génie occidental : la globalisation de l’OTAN

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Le nouveau plat du jour du génie occidental : la globalisation de l’OTAN


7 février 2006 — Les ministres de la défense de l’OTAN se réunissent les 9 et 10 février à Taormina, en Sicile, où il fait beau et calme. Réunion informelle. (Leçon de chose: le porte-parole de l’OTAN James Appathurai nous disait le 16 janvier ce qu’est une réunion informelle: « Informal meetings, as I've mentioned in other briefings, mean that there's no formal requirement for decisions to be taken by Defence Ministers. They are there to discuss the full range of issues on the NATO agenda, operational issues, transformational issues, and then of course look forward to more formal meetings where the concrete decisions are to be taken.  »)

Les ministres parleront de l’importante réunion, de la réunion vitale de l’OTAN de Riga à l’automne prochain. L’OTAN ne connaît que cela, des “réunions vitales”. Avant 1989-91, c’était vital pour le sort de l’Occident. Depuis, c’est vital pour le sort de l’OTAN. Cette recherche du Saint Graal (la survie de l’OTAN) a commencé à la première “réunion vitale” de la série, à l’automne 1991, à Rome, au sommet des chefs d’État et de gouvernement.

Cette recherche du Saint Graal a toujours abouti, également depuis 1991, à la même conclusion : puisqu’on ne trouve rien à faire faire à l’OTAN en l’état, élargissons tous azimuts ; cela signifie : élargir en nombre (de plus en plus de membres), en zone géographique (l’OTAN couvre de plus en plus de parties du monde, bientôt elle dépassera le monde), en missions (faire tout et encore plus que tout).

Résultat? 2006 et ces déclarations de John Reid, ministre de la défense du Royaume-Uni. Les déclarations de John Reid, le 3 février à AP (reprise sur BBC.News le 4 février) sont intéressantes. La drôlerie de la chose est que l’article présente ce que Reid va dire à la Wehrkunde, mais qu’à la Wehrkunde, personne n’a semblé prêter attention à lui. (A-t-il parlé, d’ailleurs? Mystère? Quelle importance puisqu’il avait parlé à AP. A la Wehrkunde, on préfère écouter les rodomontades de McCain. Question de goût et goût tabloïd du sensationnalisme.)

Nous transcrivons les déclarations de Reid à AP comme s’il les avait dites à Munich, cela fera l’affaire. « “Nato today faces greater threats to its long term future than it ever did at the height of the Cold War,” he is expected to tell the conference in Munich on Saturday. Mr Reid will say Nato is not guaranteed to “survive and prosper as the cornerstone of the collective security we need” but must change in order to meet new challenges.

» On Friday, in an interview with the Associated Press (AP), he said: “Nato has been probably the most effective defence organization in world history, but no institution has the divine right to exist”. He said it was time to replace the big, immobile armies that characterised the Cold War with more flexible, rapid-response forces that could travel to trouble spots with little notice. »

L’enjeu se nomme: globalisation (“globalisation de l’OTAN”). Cela, aussi, comme on l’a vu, on en parle depuis 1990 : puisque l’OTAN ne sert plus à rien dans l’espace pour lequel elle a été conçue, élargissons l’espace, peut-être trouvera-t-elle quelque chose à faire. Ce n’est pas “la fonction crée l’organe”, c’est : l’organe est là, essayons de lui trouver la fonction qui va bien. Jusqu’ici, pas de gros succès à signaler.

Cette fois, c’est-à-dire une fois de plus, les Américains sont décidés à prendre l’OTAN par ses cornes. Ils viennent, armés d’un slogan, “common assets, common fundings”, et d’une recommandation : “partnerships” avec les amis hors de l’OTAN (pour l’instant?), — les Sud-Coréens, les Japonais, les Australiens, etc. (et bientôt d’autres comme les Indiens, et pourquoi pas les Chinois s’ils se conduisent bien, etc.). Cela signifie : on équipe l’OTAN de moyens qui lui sont propres mais qui sont à tout le monde et tout le monde participe à ces achats ; à partir de là, l’OTAN est prête à louer (à prêter) ses services à qui en veut, partout dans le monde, pour toutes les missions possibles. Bien sûr, ce sont les Américains qui décident ; et l’on pourrait même avancer en guise d’hypothèse nourrie à l’évidence que ce sera l’OTAN, donc les Américains, qui décidera (décideront) où et comment intervenir, avant même que les pays concernés soient au courant du besoin où ils se trouvent de l’aide salvatrice de l’OTAN. L’ONU et l’UE peuvent jouer avec les grands, c’est-à-dire avec l’OTAN, mais selon les consignes de l’OTAN, c’est-à-dire les consignes américanistes, c’est-à-dire selon un lien de subordination. (Alors que Reid, lui, parle dans un sens exactement opposé de “partnership”, c’est-à-dire de coopération entre entités égales et autonomes: « Mr Reid said the EU and Nato needed to work in closer partnership, and suggested both had already worked well together during the peacekeeping mission in Sudan. »)

GW Bush lui-même a été frappé par la pureté cristalline du concept. Il le dit et le répète aux Zoulous (chefs d’État et de gouvernement des pays-frères) de passage à Washington : il faut globaliser l’OTAN. Personne ne sachant exactement de quoi il retourne (ni GW, ni les Zoulous), les invités zoulous approuvent en général, — quitte à ce que leurs ministères divers tentent ensuite de rattraper le coup.

A ce point de confusion, tentons d’interpréter :

• Une interprétation maximaliste est que les Américains suivent là un concept neocon, qui est d’embrigader par un moyen ou l’autre les phalanges du reste du monde dans les projets américanistes de contrôle hégémonique du monde. L’interprétation est renforcée par la présence à l’OTAN, comme ambassadrice des USA, de la femme de Robert Kagan (neocon notoire, Kagan, auteur de la formule sexy de “Mars & Venus”, — Mars c’est l’Amérique, Vénus c’est l’Europe). Cet “unilatéralisme dans le multilatéralisme” est bien une idée neocon ; et ce n’est pas une idée nouvelle… Si on veut bien relire ce que disait Richard Perle en novembre 2002, en marge du sommet de Prague (autre “réunion vitale” de l’OTAN), on retrouvera une communauté d’idées significative.

• Une interprétation minimaliste, c’est que les Américains veulent fourguer par ce biais, au prix fort, quelques séries de leurs brillants systèmes d’armes à l’OTAN. Notamment, l’U.S. Air Force et Boeing seraient rassérénés de voir le sommet de Riga déboucher à plus ou moins long terme sur une commande de Boeing C-17 de transport stratégique aux couleurs de l’OTAN. Les tenants de cette ligne ne sont guère intéressés à aller au-delà de ces calculs d’épicier.

Que dire de cette initiative washingtonienne? Elle inquiète fortement certaines capitales, qui se voient confrontées à la possibilité de l’installation d’un engrenage les conduisant à être embarquées presque mécaniquement dans les aventures américanistes, à forte connotation neocon. Il est également caractéristique d’apprendre que la délégation britannique, à l’OTAN, est très peu favorable à l’initiative US. Une source otanienne explique que « les Britanniques commencent à en avoir assez d’être entraînés dans une coopération américaine qui se solde en général par des déboires très coûteux, des pertes de crédit politiques, sans aucun avantage en contrepartie ». Observons que cette réaction, telle qu’elle nous est décrite, rencontre bien l’état d’esprit actuel des Britanniques, au niveau politique ou industriel (tensions dans le programme JSF).

D’autre part, il n’est pas du tout assuré que cette politique américaniste fasse l’objet d’un consensus dans la bureaucratie de sécurité nationale de Washington, où l’atmosphère est surtout, aujourd’hui, marquée par le désordre. On verra.

D’une façon plus générale, il n’est pas du tout assuré que cette tentative soit le reflet d’une puissance assurée, ni qu’elle puisse déboucher sur une victoire décisive des USA. Elle constitue surtout une marque de l’actuel désordre américaniste et elle porte surtout le risque, pour les USA, d’exposer en pleine lumière des intentions et des activités qui ont toujours existé à l’OTAN. Dans ce cas, la dissimulation nous paraît un gage d’efficacité, et la tentative US porte surtout la marque des inquiétudes et des incertitudes suite à l’affaire irakienne. Les plans de globalisation de l’OTAN sont grandioses, comme l’est la dialectique de la “Long War” ; mais tout cela, qui est complètement du domaine virtualiste, est écrit sur du sable et exposé à tous les vents.

De quel interventionnisme de l’OTAN, qui sera évidemment américaniste ou ne sera pas, parle-t-on quand on voit à quoi est réduit aujourd’hui l’interventionnisme américaniste (enlisements en Irak et en Afghanistan), dans des zones où ont d’ailleurs été réunies ces soi-disant “coalitions” qu’on voudrait monter au niveau de l’OTAN et qui ridiculisent plutôt le concept qu’elles ne le renforcent? Quand on voit le débat aux Pays-Bas pour déployer mille hommes en Afghanistan, et qu’on imagine ce que cela deviendrait en cas d’intervention moins “légitime”? Ce dernier point est la plus grande promesse de désordre qu’on puisse imaginer. On fait grand cas d’un engagement de Merkel auprès de l’administration GW Bush, par exemple dans l’affaire iranienne ; on aurait l’occasion de ricaner si cela se transformait en engagement effectif, en cas d’opérations, avec la base publique et parlementaire qu’une telle situation rencontrerait en Allemagne…

Comme d’habitude, on prête beaucoup de puissance aux USA. Mais les USA n’exercent plus leur puissance en processus d’affaiblissement accéléré qu’au niveau bureaucratique et virtualiste. Ils réussissent toujours à en imposer la fiction aux élites européennes, dont la corruption psychologique n’est plus à démontrer. La couardise et les préoccupations électoralistes de ces élites n’étant également plus à démontrer, on aboutira au désordre et à la stagnation imposés par les tensions nationales provoquées par cette sorte d’intervention que réclament les USA. Ce mirifique projet de globalisation de l’OTAN, porteur de désordre bureaucratique et de confusion virtualiste, est une autre forme de “brejnévisation” de l’Occident.

Il n’y a, dans cette occurrence, qu’une seule chose de réelle : l’OTAN va très mal et cherche désespérément une justification à son existence. D’où ceci que ce mot de Reid est la seule chose à prendre au sérieux: « Nato today faces greater threats to its long term future than it ever did at the height of the Cold War. »