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152110 février 2006 — Il semblerait que nous soyons, depuis quelques mois, voire quelques siècles, dans un temps où le ridicule ne tue plus. Heureusement, sinon quelle hécatombe de vaniteux imbéciles. (Ou bien, pour les sinistres cyniques : Malheureusement, sinon quelle hécatombe d’imbéciles vaniteux.)
Passons à autre chose : nous publions, ce même jour, dans notre rubrique “Analyse”, un document statistique décrivant la réalité (c’est-à-dire : un document reality-based) du terrorisme en 2005, avec référence aux années précédentes 2004, 2003 et 2002. Il est rare que les chiffres soient si “parlants” qu’on puisse dire qu’ils vous hurlent une réalité à la figure. C’est le cas ici. Le terrorisme qui secoue la planète, qui est un phénomène si énorme qu’on s’acharne à lui trouver tous les six mois une étiquette différente (“Global War On Terror”, “Global Struggle against Violent Extremism”, “the Long War”), qui est un phénomène si coûteux qu’on disperse pour lui aux quatre vents du désert des centaines et des centaines de $milliards chaque année, qu’on tient conférences, séminaires et réunions d’urgence, qu’on massacre allégrement tous les principes qui font la prunelle de nos yeux, qu’on torture, qu’on cause des “dégâts collatéraux” — ce phénomène-là, énorme, formidable, considérable, et qui se comptabilise par ces chiffres glacés, éthiques, des chiffres hallucinés : zéro mort en 2005 aux USA (et 0, 0 et 0 en 2004, 2003 et 2002, et dans l’autre sens également) ; 56 morts en Europe en 2005 (2, 6 et 15 en 2004, 2003 et 2002).
(C’est vrai : nous avons été sélectifs, partiaux dans les choix de ces chiffres, en choisissant les plus “hurlants”, les chiffres du “domestic terrorism”. [L'analyse Coolsaet-Teun Van de Voorde reprend aussi la catégorie international terrorism, bien sûr.] Nous avons été, en un sens, faith-based (mais le total occidental reste absolument stupéfiant). Il est vrai qu’on meurt plus, beaucoup plus, en Irak et au Moyen-Orient. Cela ne résout pas le problème de nos hallucinations, ça l’aggrave : le terrorisme vient de ces pays musulmans qu’on attaque parce qu’ils en sont la source et c’est dans ces pays et contre ces pays qu’il fleurit et qu’il fait le plus de victimes? En plus d’être faux, serions-nous fous? Question à ne pas poser.)
Les chiffres, ça ne se discute pas. On y croit ou on n’y croit pas. Mais si l’on parle de chiffres et lorsqu’on les évalue, eh bien ils sont là. Inutile d’en débattre pour notre propos au-delà du choc que nous avons décrit. Les chiffres sont tels que l’affaire est entendue. Maintenant, il s’agit de passer au principal.
Que nous arrive-t-il? Cette question, par contre, est d’une telle vastitude qu’elle ne se résoudra jamais par les chiffres, fussent-ils plus nombreux et plus incertains que ceux qu’on cite dans cette étude. Tout ce site et son contenu n’y suffiraient pas non plus, pas plus que la globalité moderniste du réseau.
La crise du terrorisme n’est ni une crise stratégique, ni une crise politique, ni même une crise éthique, morale ou culturelle. Arguer, pour aller à l’explication la plus ambitieuse parmi notre catalogue des idées reçues, du “choc des civilisations”, c’est confondre, comme d’habitude, la conséquence avec la cause, l’effet avec la source, l’accident avec la substance. Vieille habitude, désormais, de la pensée militante de la civilisation occidentale dans sa version moderne, qui se maintient par la force pour faire croire qu’elle a encore un sens. C’est cela qui ne nous tue pas mais qui nous rend fou : le maintien par la force, à toute force, de l’imposture que nous sommes. La crise du terrorisme est une crise psychologique qui n’a pas de précédent parce qu’il n’existe pas de précédent dans l’histoire des hommes qu’une civilisation ait voulu imposer à l’Histoire, par la force, un sens qu’elle n’a plus. Voyez Toynbee, ici ou là.
Nous parlions de “ridicule” en tête de ce court texte de commentaire. Pour être ridicule, somme toute, il faut être deux ou au moins avec un miroir qui soit réfléchissant sans nous déformer ; on ne peut arriver à se croire ridicule que si l’on sait ne pas être seul fût-ce avec un miroir, que si l’on peut craindre d’offrir ce spectacle du ridicule. Le mal dont nous souffrons est de croire que nous sommes seuls, c’est-à-dire uniques : même Dieu, aux dernières nouvelles, ne serait plus là pour nous observer, nous qui sommes drapés dans l’auguste vanité du “dernier homme” de Nietzsche. Et vous savez bien, amis européens et amis américains, que cette maladie rend certains encore plus uniques que d’autres. (Voyez le plus récent et le plus insoupçonnable, voyez Van Harm et les américanistes: « America has declared itself at war, and is closing itself off from the rest of the world, physically as well as psychologically. [...] The rising tide of anti-Europeanism in the United States is a clear sign that America's foreign policy is becoming autistic, unwilling to listen to its own friends. [...] Rising anti-Europeanism indicates the closing of America's mind, and we won't see a festive reopening any time soon. »)
Est-il bien utile d’aller plus loin dans la plaidoirie d’une cause qui se comprend par l’intuition, par la raison, par les sens et par le bon sens? — et qui est confirmée par les chiffres, comme on le voit une fois de plus aujourd’hui?
Finissons par un peu de sérieux, disons un peu de prospective, — quant à notre ridicule, qui finirait par éclater parce que nous ne serions pas seuls, tous comptes faits. Le Diable est là, avec nous, qui nous observe, nous et notre vanité. Notre seule chance, c’est que le Diable, à force d’en “rire encore” comme dit la chanson, finisse par en mourir de rire. Notre ridicule aurait servi à quelque chose.
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