Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
1277
Les relations transatlantiques en sont désormais au stade de l'affrontement conceptuel chronique. Cela ne se transcrit pas dans les politiques parce que les hommes politiques ignorent absolument comment transcrire dans leur politique une telle réalité ; au contraire, leur principale activité dans ce domaine semble être de chercher les meilleurs moyens de ne pas transcrire, traduire, interpréter dans leur politique cette réalité. Leur préoccupation est d'écarter cette réalité, voire de tenter de l'exorciser comme si elle avait quelque chose de démoniaque. La nervosité de ces hommes politiques dès qu'on aborde cette question est fortement visible (voir, dans notre rubriques ''Faits et Commentaires'', l'échange entre GW et David Gregory, de NBC, à propos de l'anti-américanisme en Europe). Il n'y a donc rien à attendre d'eux, d'autant que leur faiblesse de conceptualisation et celle leurs conseillers rendent dérisoires les tentatives de réduire ou d'exorciser cette réalité transatlantique, et sans espoir l'attente qu'on pourrait avoir qu'ils interprètent d'une façon politiquement acceptable cette réalité transatlantique. (L'intérêt de la prise en compte des réalités transatlantiques, et précisément de l'affrontement en cours, serait notamment de chercher une issue qui soit une recherche de règlement des problèmes ainsi apparus, plutôt que de les écarter derrière les incantations et de les laisser s'aggraver.)
Le seul moyen d'en savoir plus est de nous tourner vers les commentateurs. Justement, ils deviennent prolixes, explicites et sans ambages en ce qui concerne ces relations transatlantiques, essentiellement du côté américain. Ce fait est intéressant parce que ces commentateurs, la plupart d'entre eux dans tous les cas, sont en général impeccablement politically correct par rapport aux consignes générales. S'ils n'hésitent plus à sortir du bois, c'est que les conditions politiques générales le permettent. La réalité devient pressante.
En voici un, Robert Kagan, du Carnegie Endowment for International Peace et aussi un des rédacteurs en chef du Weekly Standard, avec un article de l'International Herald Tribune, publié le 27 mai, et qu'on peut lire comme un commentaire de la visite de GW en Europe. Kagan a une approche exprimée avec mesure (quoique certaines appréciations sur le comportement de l'administration GW peuvent prêter à contestation, et paraître à certains involontairement ironiques) mais radicale sur le fond : « The Bush administration is making a noble effort to pull together the fraying alliance, but Europeans and Americans no longer share a common view of the world. On the all-important question of power - the utility of power, the morality of power - they have parted ways. »
Ce que Kagan met en évidence, c'est le divorce des conceptions du monde respectives des Européens et des Américains. Mais est-ce un divorce ou une mise en évidence ? On se heurte continuellement à la question de savoir si, plutôt qu'une évolution rapide qui séparerait les deux partenaires en passe de devenir différents, étrangers, et peut-être plus, on ne se trouve pas plus simplement devant la mise à jour d'une situation qui fut dissimulée pendant la période de Guerre froide, avec la très forte pression de ce qui était présenté comme une menace subversive générale (l'URSS et le communisme) et de la menace de guerre nucléaire.
« Europeans believe they are moving beyond power into a self-contained world of laws and rules and transnational negotiation and cooperation. Europe itself has entered a post-historical paradise, the realization of Immanuel Kant's ''perpetual peace.'' The United States remains mired in history, exercising power in the anarchic Hobbesian world where international rules are unreliable and where security and the promotion of a liberal order still depend on the possession and use of military might. »
Un passage du texte de Kagan doit retenir l'attention, le passage qu'il consacre à Robert Cooper, ce fonctionnaire du Foreign Office britannique qui a récemment présenté certaines de ces conceptions de l'évolution de l'organisation internationale, sous le nom générique de «néo-impérialisme libéral». (Voir notre texte Analyse du 16 avril.) Nous mentionnions comme principale caractéristique de l'analyse de Cooper, bien plus que ce qui est présenté comme son aspect fondamental et spectaculaire (le néo-impérialisme), le fait qu'il présentait l'UE comme une Europe ''post-moderne'', modèle de l'organisation transnationale de demain, tandis qu'il jugeait les États-Unis fort peu aptes à atteindre ce degré de post-modernité.
Voici ce que dit Kagan à ce propos, des thèses de Cooper, de leur bien-fondé et de la situation que cela établirait entre Europe et USA :
« As the British diplomat Robert Cooper recently noted, Europe today lives in a ''postmodern system'' that does not rest on a balance of power but on ''rejection of force'' and on ''self-enforced rules of behavior.'' Raison d'état has been ''replaced by a moral consciousness.'' Now Europeans have become evangelists for their ''postmodern'' gospel of international relations. The application of the European miracle to the rest of the world has become Europe's new mission civilisatrice.
« This has put Europeans and Americans on a collision course. Americans have not lived the European miracle. They have no experience of promoting ideals and order successfully without power. Their memory of the past 50 years is of a Cold War strug-gle that was eventually won by strength and determination, not by the spontaneous triumph of ''moral consciousness.'' »
Kagan a bien compris l'essentiel de l'analyse de Cooper, et il nous étonne encore et toujours que Cooper soit un fonctionnaire britannique, particulièrement brillant et présenté comme tel, noté comme proche de Blair et inspirateur de ce dernier, — et pourtant auteur d'une thèse qui nous place (nous Européens, UK compris) sur « a collision course » avec les USA. Pendant ce temps, Blair continue son plaidoyer sans fin pour la proximité entre les USA et l'Europe, pour la nécessité de rester proche des USA, de s'en inspirer et ainsi de suite.
Encore très récemment, on a eu une confirmation publique de la place et de l'importance accordées à Cooper, et, par conséquent, à ses thèses, dans les milieux du pouvoir britannique aussi bien que dans l'organisation européenne qui se met en place. Cette confirmation se trouve dans un article (dans le mensuel E! Sharp, mai 2002) publié par Charles Grant dont on sait qu'il est en général proche de Blair. Grant écrit ceci :
« Robert Cooper, one of the most original thinkers in the British Foreign Office, will soon take over the external relations directorate [at the EU's Council of Ministers secretariat]. He is likely to become Solana's chief foreign policy adviser. Some of the senior staff in the policy unit have begun to transfer to Cooper's organization, which suggests that the two may merge. »
Ces prises de position alimentent d'autre part un débat contradictoire aux USA, dont on trouve un aspect très élaboré dans l'article, sous forme de thèse, de John Fonte, sur le ''progressisme transnational''. Cette thèse de Fonte oppose clairement l'UE aux USA, en faisant de la première une citadelle d'un nouveau mouvement anti-souverainiste, les USA étant au contraire le dernier refuge des conceptions souverainistes sur l'État-nation. Cette analyse est très étrange par rapport à ce qu'on constate, ici, en Europe, où certains souverainistes commencent à accepter certaines possibilités d'organisation européenne sans y voir la fin de l'État-nation, ce qui est effectivement et sans le moindre doute la tendance interne dans les organisations européennes. Au contraire, nombre de ces souverainistes européens regardent les USA comme une force déstructurante dont la puissance met justement en péril l'organisation et les structures des autres États-nations. Mais on comprend bien où se niche la contradiction apparente : les USA sont de fermes défenseurs de la souveraineté de l'État-nation lorsqu'il s'agit des USA, pas des autres. Cette incompréhension complète des situations respectives et de la signification politique des termes employés, incompréhension surtout des USA pour l'Europe, est certainement le signe le plus probant et le plus alarmant pour confirmer le mauvais état des relations transatlantiques.
Le mérite principal, peut-être par inadvertance, de thèses comme celle de Cooper, et aussi de la thèse de Fonte du ''progressisme transnational'', quelle que soit la pertinence de l'une ou de l'autre, c'est bien entendu de ramener ces querelles théoriques à la question fort pratique et immédiate des relations transatlantiques.
La réponse de Kagan à Cooper (ce qu'il représente), à son interprétation de la politique et des conceptions européennes, c'est de constater clairement, d'ailleurs sans acrimonie excessive, les différences fondamentales et toujours plus visibles entre Europe et USA et, d'une certaine façon, de s'en accommoder comme d'un fait inéluctable. Il s'agit d'un mouvement de fond du commentaire et de l'analyse politique américaines. On trouve de plus en plus, et notablement ces dernières semaines, notamment à l'occasion du voyage de GW en Europe, de ces constats de plus en plus radicaux sur la décadence accélérée des relations entre l'Europe et les USA, accompagnés du constat du déclin, de la faillite, voire de la fin de l'Alliance atlantique (voir par exemple «The Alliance is Doomed», de Geffrey Gedmin, dans le Washington Post du 20 mai).
La question est maintenant de savoir combien de temps ce courant va prendre pour s'exprimer de façon marquante et significative dans la politique américaine. (C'est en effet plus la question ''quand ?'' que la question ''si ?'' qui se pose.) La surprise de ces derniers mois, depuis l'arrivée de GW au pouvoir et depuis le 11 septembre plus encore, c'est la rapidité de l'intégration dans la pensée générale de l'establishment américain des concepts les plus radicaux, qu'on croyait réservés aux franges extrémistes. Aujourd'hui, les défenseurs d'un lien transatlantique sont de plus en plus rares et présentent leurs thèses d'une façon complètement défensive (voir l'article de Ramesh Ponnuru, «The Question of Europe and the Right», dans The National Review, 31 mai). On pourrait voir effectivement rapidement émerger des tendances politiques, au sein de l'administration américaine, plaidant pour une révision complète des liens avec l'Europe.