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165025 février 2006 — La scène se déroule lors d’une réunion interne “à haut niveau”, en présence du Directeur Général dont dépend l’unité, à la Commission européenne, quelque part entre le début de l’année 2006 et aujourd’hui. La situation de la crise iranienne est à l’ordre du jour. Le Directeur général prend la parole pour exposer sa conception générale de la crise et de la situation iranienne. Il développe deux points : l’Iran deviendra de toutes les façons, qu’on le veuille ou non, une puissance nucléaire ; de toutes les façons, elle en a le droit, vue l’importance de ce pays, ses responsabilités en matière de sécurité en présence de voisins nucléaires, “légaux” (la Russie) ou “illégaux” (Israël, Pakistan), et pas toujours amicaux, ainsi qu’en présence de troupes américaines à proximité, en Irak et en Afghanistan notamment.
On ne peut mieux dire : ce discours est totalement, diamétralement opposé à la politique européenne officielle, proclamée et répétée à toutes les occasions. Le Directeur Général n’en ignore évidemment rien, ne serait-ce qu’à cause de la fonction qu’il occupe. Les participants à la réunion ont écouté cette intervention sans broncher, certains ont même discrètement approuvé. Trois jours plus tard, la transcription habituelle pour cette sorte de réunion, le verbatim si l’on veut, est distribuée dans les services concernés, comme c’est la coutume. Dans ce verbatim, pas un mot, — c’est bien cela : pas un mot de l’intervention du Directeur Général, ni de son existence ni, a fortiori, de son contenu. L’événement extraordinaire est devenu un non-événement.
Nous tenons cette description et les détails que nous précisons comme rigoureusement conformes à la réalité. Nos sources, recoupées, sont absolument sûres. Les dates des événements cités et les identités des personnes concernées ne sont pas mentionnées parce que l’anonymat va de soi dans ce cas. Ces précisions de procédure sont apportées pour renforcer dans l’esprit du lecteur la conviction de la réalité de ce que nous avons décrit. Par ailleurs, cette réalité-là, — l’événement précisément décrit, — n’est pas rapportée ici pour être dénoncée en tant que telle, ou exploitée politiquement (le cas politique concerné est la crise iranienne mais ce pourrait être autre chose et la valeur exemplaire de la chose subsisterait) ; cette réalité est rapportée pour servir d’exemple et d’illustration à un raisonnement plus général qui décrit une situation structurelle et psychologique elle-même générale. Cette situation structurelle et psychologique, elle, doit être dénoncée après avoir été identifiée comme nous tentons de le faire.
Autre chose : après discussions avec nos sources, nous pouvons faire part de notre conviction qu’il n’y a nulle part le moindre acte de censure. Il n’y a pas eu, non plus, dans le premier temps de conclusion de la séquence après la réception du document verbatim, de la part des participants (y compris l’intervenant), de remarque publique du type : “tiens, pas un mot de l’intervention d’Untel, pourtant bien intéressante…” Tout s’est passé pour l’épisode qu’on décrit dans un silence entendu, comme passe une lettre à la poste. Nous croyons qu’il s’agit là d’un acte de procédure normale d’un phénomène que nous désignerions comme “notre triple langage”, où l’action automatique est du type autocensurée et conformiste, acceptée partout et par tous comme un mal nécessaire, comme une fatalité irrésistible, comme une habitude irrépressible, comme “un mal pour un bien”, comme du “business as usual”, comme quelque chose de pas-si-mal-après-tout, etc., — chacun y reconnaîtra le sien.
Dans l’histoire de la propagande, depuis les suggestions de Platon dans sa parabole de “la caverne”, on connaît le double langage dans toutes ses variantes infinies. En gros, il y a un langage pour la réalité des choses et un autre pour la réalité arrangée, celle qu’on veut imposer ou suggérer aux électeurs, aux contribuables, aux foules, aux lecteurs et aux spectateurs, et ainsi de suite. Ce sont les normes de la vie politique et de sa tromperie, particulièrement raffinées depuis l’arrivée tant attendue de la démocratie.
Il y a encore peu (dix ans ? Vingt ans ? Trente ans ? Nous opterions pour la troisième hypothèse), on pouvait résumer nettement cette tendance en parlant du “langage officiel” (public) et du “langage officieux”. Les communiqués officiels sont fameux pour cela : ils ne disent rien et, pour y lire quelque chose de significatif, il faut un outil de décodage puissant et une croyance rationnelle restée très forte, et par conséquent très touchante et émouvante, qu’il existe toujours une certaine conséquence dans le discours public. Les discours des hommes politiques sont, dans une autre catégorique plus fleurie et volubile, du même ordre : ils ne disent rien, souvent en disant tout et n’importe quoi. Et ainsi de suite, — les exemples ne manquant pas à cet égard. Mais à part cela, il était admis que, derrière les portes, lorsqu’on se parlait à cœur ouvert, dans les salles de conférence et dans les cabinets des ministères, on discutait de la réalité en cherchant à l’approcher, la cerner le plus et le mieux possible.
Désormais, il faut constater que nous sommes dans une période historique que nous pourrions définir comme l’ère du “triple langage”. Désormais, il existe deux langages fabriqués, qui s’interdisent de se référer aux réalités trop dérangeantes : le langage officiel à destination du public et le langage bureaucratique à l’intérieur des institutions et autres organismes politiques, véhiculant les échanges et analyses aboutissant à la formulation des politiques. Une source à la Commission décrit ainsi ce phénomène, qui se rapproche d’une sorte de mécanisme extérieur aux hommes, et imposé aux hommes avec leur tacite acceptation : « Il existe un courant général, qui exprime grosso modo une position conforme à la politique générale dont on croit qu’elle exprime la position de l’institution. C’est une position conforme et c’est une position à laquelle il faut se conformer. C’est quelque chose de vague, de très statique, de très conservateur et, à la fois, d’impératif, comme un ordre qu’on ne discute pas. »
Voilà un phénomène qui semble préciser dans le champ où il évolue la recette du virtualisme, cette fois transcrite en termes dialectiques et bureaucratiques : on trompe (le public) et on se trompe soi-même (la bureaucratie et les réseaux du pouvoir), et nulle part n’existe la réalisation précise d’une tromperie quelconque. Il n’existe aucune culpabilité précise ; tout juste ressent-on parfois (sauf chez certains originaux, qu’on pourrait qualifier de “dissidents” à l’intérieur du système) une certaine gêne, qu’on dissipe rapidement au contacte du consensus constaté à chaque instant.
Le troisième langage, lui, exprime les pensées réelles, les jugements libérés de la prison du conformisme, le plus souvent pour un instant, le plus souvent selon une impulsion peut-être irréfléchie. Ce phénomène s’exprime souvent dans un accident de la vie bureaucratique, une sorte d’excroissance monstrueuse et momentanée, comme la scène que nous venons de décrire, où un homme, brusquement, exprime sa pensée sincère et l’analyse loyale qu’il en tire. Très vite, l’accident est résorbé puisque le verbatim n’en fait pas mention, comme si la chose (l’absence de mention) allait de soi.
Il va sans dire que ce phénomène général des “trois langages” est aujourd’hui le plus grand danger existant dans l’organisation de nos sociétés. Nous ne sommes pas prisonniers d’une idéologie ni soumis à un joug politique et/ou policier quelconque. La situation serait beaucoup plus simple car la résistance irait de soi. Nous sommes prisonniers d’un immense mécanisme auquel les uns et les autres participent le plus souvent de manière inconsciente, ou bien avec une conscience vague qu’on n’explore pas trop car il est beaucoup plus simple d’épouser des consignes générales qui paraissent avoir pour elles la raison en plus de la sécurité de la hiérarchie. Ces participations au mécanisme général sont parcellaires, réalisées dans des domaines très cloisonnés, si bien que ceux qui y participent n’ont qu’une vision extrêmement vague (la “conscience vague”) du résultat général, — ou pas de conscience du tout, ce qui est le cas le plus répandu. La psychologie des individus répond le plus souvent en se partageant selon le schéma évoqué plus haut : d’une part, en répondant à l’impulsion collective (le “deuxième langage”), qui est également une impulsion qu’on imagine être plus ou moins hiérarchique ; d’autre part, en se réservant, dans une part secrète, une appréciation personnelle beaucoup plus diverse, qui pourrait être politiquement et techniquement inverse à la précédente.
Alors, plus aucun espoir? On pourrait le croire, mais ce n’est pas le cas. Cette fiction radicale et inconsciente est très efficace et elle l’est d’autant qu’elle écarte (c’est une condition sine qua non de son fonctionnement) la perception de la situation générale, et donc de la réalité. Considérée objectivement, cette perversion épouvantable devient un avantage formidable puisqu’elle permet à la réalité de se développer en toute liberté (on ne peut prendre de mesures efficaces contre quelque chose qu’on ne perçoit pas, ou très mal).
Dans tous les cas, la crise iranienne est un bon cas en pointe : il y a rarement le cas d’une crise pouvant déboucher sur un conflit armé où autant de fonctionnaires des zones/pays éventuellement belligérants éprouvent secrètement autant de doutes quant à la justesse de la cause pour laquelle on envisagerait éventuellement ce conflit.
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