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26 février 2006 — Les Français peuvent être fiers comme on les imagine, c’est-à-dire comme une troupe d’Artaban. Ils intéressent les Américains, et pas n’importe lesquels. Le Weekly Standard, fameux organe-phare des néo-conservateurs, consacre sa couverture du numéro daté du 26 février à Nicolas Sarkozy, présenté comme candidat à la présidence pour 2007, avec un titre ravageur: « The Man Who Would Be le Président — Nicolas Sarkozy wants to wake up France. » Au poids (longueur de l’article), “Sarko” est également bien placé.
Car le texte est long ; il est aussi plutôt décousu, et même aimablement confus. Cela reflète sans doute une certaine perplexité. Les néocons ont été appelés à l’aide pour renforcer les ambitions sarkozystes, sans doute par les relais habituels des Américains à Paris (type-Pierre Lellouche plutôt que Gene Kelly). Cela ne les empêche pas d’être un peu perplexes devant “Sarko”, dont les relais, trop pressés, n’ont pas pris le temps d’expliquer le fonctionnement ; perplexes comme doivent l’être, également, les sarkozystes qui ont accueilli le journaliste Christopher Caldwell du Weekly Standard.
Enfin, ce sont les aléas de la coopération transatlantique.
Nous nous concentrons sur un point, qui est évoqué à deux reprises dans l’article. Il s’agit du mélange, assez surprenant ou détonant c’est selon, de la notion d’exceptionnalisme français et du mot d’ordre de “rupture”, bien parisien d’ailleurs, du candidat en chef pour 2007. Le mélange, apprécié par les jumelles neocons qui tiennent à percer le mystère français, tient à peu près comme celui de l’huile et du vinaigre. Ce n’est pas un point de détail, dans la mesure où le thème de “la rupture” est si important pour la campagne sarkozyste. C’est même tout l’esprit de la chose.
Les deux passages sont les suivants, à deux endroits éloignés de l’article mais avec une référence du second passage au précédent. Le contexte, qui est l’habituelle salade sur la réforme, la modernité, le libéralisme l’immigration et le reste, importe peu. Ce qui nous intéresse est le maniement et la compréhension des concepts “exceptionnalisme” et “rupture”.
« But when Sarkozy's advisers and supporters and political allies speak of la rupture, they are thinking of something different and bigger — a recognition of past failures that is the precondition of renewed grandeur, along the lines of De Gaulle's break with the government that surrendered to Nazi Germany in 1940. “The rupture is with the philosophy of French exceptionalism,” says Sarkozy's adviser, the National Assembly member Patrick Dévédjian. By this he means the common French idea that France can escape the constraints of other countries because its people and its institutions are so much more sophisticated. Naturally, this is a position that is easy to attack. It involves a swallowing of pride, and Sarkozy's rival Villepin has lost no opportunity to remind his listeners that ruptures are often bloody.
(...)
» ... Last month, Sarkozy suggested a reform of the immigration laws — not to diminish immigration but to orient it around the skills that France needs. This illustrates Dévédjian's claim that Sarkozy seeks to break with the tradition of French exceptionalism. “In the great democracies,” Sarkozy said in January, “immigration is usually considered a source of dynamism and opportunity.” »
Nos réflexions, pour tenter d’y voir clair, sont les suivantes:
• Le maître-mot de la philosophie sarkozyste, “la rupture”, in french in the text, est défini par l’exemple de De Gaulle rompant le 18 juin 40 avec le gouvernement légal de la France et lançant le mouvement de la France Libre, aussitôt considéré comme seul légitime. (Nous doutons fort que Christopher Caldwell ait sucé cette référence de sa plume ; nous avançons l’hypothèse que c’est Devédjian, grand avocat de la cause sarkozyste, qui a suggéré cette référence à l’excellent journaliste. L’autre a pris. La chose éclaire la copie.) En quelque sorte, “la rupture” légitime la démarche, elle devient légitimité elle-même. Il s’agit de la rencontre d’une idée et d’un acte exceptionnels. Effectivement, on peut avancer, — ou bien c’est ne plus rien comprendre aux mots, — que la démarche de De Gaulle, qui est évidemment une rupture, reste un point d’orgue de l’“exceptionnalisme” français dans le XXème siècle et dans l’histoire de France en général. Dans ce cas, “rupture” et “exceptionnalisme” (français) s’équivalent effectivement jusqu’à se confondre. (Ils s’équivalent parce qu’ils ne peuvent être contraires : on ne peut dire que le 18 juin 40 est un acte “banal”, “fréquent”, “commun”, etc, mots qui se définissent comme le contraire d’“exceptionnel”. La “rupture”, qui n’est pas un acte banal ni commun, surtout dans le code sarkozyste, s’accorde évidemment à cette définition “exceptionnelle” du 18 juin 40. Jusque là, tout est bien.)
• En passant et avant d’aller à la suite, nous recueillons une définition de cet “exceptionnalisme français”, par les sarkozystes, qui nous met la puce à l’oreille : « By [the philosophy of French exceptionalism, Dévédjian] means the common French idea that France can escape the constraints of other countries because its people and its institutions are so much more sophisticated. »
• Ensuite, Dévédjian s’explique, et à deux reprises : d’abord, dans le premier passage : « “The rupture is with the philosophy of French exceptionalism,” says Sarkozy's adviser, the National Assembly member Patrick Dévédjian. » ; ensuite, dans le second : « This illustrates Dévédjian's claim that Sarkozy seeks to break with the tradition of French exceptionalism. »
Ainsi nous retrouvons-nous cul par-dessus tête : à partir de l’affirmation glorieuse que le 18 juin 40 est l’archétype de l’acte de “rupture” dont “Sarko” fait sa philosophie, nous entendons que la rupture se fera d’avec l’exceptionnalisme français. Cela nous suggère, selon l’esprit de la chose (le raisonnement) qui nous est présentée de façon impérative, que le 18 juin 40 est un acte de rupture avec l’exceptionnalisme français. L’affirmation se comprend pourtant dans la mesure sarkozyste où l’exceptionnalisme français est défini comme une trompeuse certitude de la supériorité des institutions et de l’intelligence française, et la sclérose politique qui s’en déduit.
Nous sommes dans le plus complet sophisme.
Le sophisme électoraliste, — on en a rarement vu un qui soit plus achevé et manipulé pour la circonstance, plus perversement à prétention “intellectuelle” si l’on veut, — est complètement achevé par la transformation de la substance des mots les plus forts, de ces mots qui font que le langage a une véritable substance. Le mot “exceptionnalisme” a été transformé pour décrire un état de sclérose, de médiocrité, d’immobilisme, etc., ce qui permet l’assimilation tranquille de mettre dans le même jugement sans appel les notions dont il est réellement porteur : différence, identité, indépendance et souveraineté. Cela conduit à recommander l’alignement sur les autres, l’adoption de la doctrine universellement niveleuse (le libéralisme), la réaffirmation de l’alliance américaine jusqu’à l’américanisation. C’est au moins une application du “de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace” du père Danton, — car il en faut diablement pour nous conduire in fine à la conclusion que le réalignement sur les autres, sous la houlette américaniste, selon une doctrine qui écrase les différences et déstructure l’histoire, est une digne application de “l’esprit” du 18 juin 40. Une fois de plus, devant la dynamique de la corruption des esprits lorsqu’on est à la recherche du succès électoral, — le Diable en rit encore, constatant l’efficacité de son travail.
Pour autant, il n’est pas évident qu’il faille éprouver un désespoir sans retour. Le déchirement du langage et des notions que montre cette gymnastique, sera pratiqué dans l’autre sens si le candidat est récompensé par l’élection. Sarkozy a montré de quel bois se chauffait son libéralisme (il suffit de s’informer à la Commission européenne à propos de ses divers passages aux réunions européennes : la qualification de Sarkozy en “libéral” fait en général éclater d’un rire jaune : on a rarement vu ministre français plus nationaliste et plus protectionniste dans les actes, en proclamant le contraire en paroles). L’analyse ci-dessus ne préjuge pas une seconde de ce que serait un éventuel gouvernement du “président Sarkozy” ; par contre, elle en dit long sur la confusion des esprits et la corruption systématique du langage. Elle en dit long aussi sur la paradoxale et significative fascination qu’exerce l’action de De Gaulle, deux tiers de siècle plus tard, sur les esprits modernistes et électoralistes. Il est vrai que de Gaulle offre ce qu’ils ne peuvent offrir puisqu’ils ne connaissent plus: l’héroïsme et le patriotisme mystique, — à ranger dans la rubrique “exceptionnalisme français”, sans rien de commun avec le zoo politique français actuel.
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