De Moscou à Pékin, la course change

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De Moscou à Pékin, la course change

23 mars 2006 — Deux jours en Chine pour Vladimir Poutine, un tournant stratégique dans le domaine de l’énergie, une coopération dans de nombreux domaines stratégiques renforcés, des commentaires d’abord hésitants puis significatifs, — et, surtout, une époque avec des événements bien particulier, qui pousse cet événement dans la catégorie de l’essentiel… Désormais, on peut envisager l’idée précise, avec une signification géopolitique et stratégique extrêmement marquée, d’un “axe Moscou-Pékin”, — mais il n’est pas assuré que ce soit là l’idée essentielle.

Tout se passe comme si les Russes et les Chinois avaient activé une stratégie dont ils gardent les principes en réserve depuis une dizaine d’années, depuis la signature d’un “partenariat de coopération stratégique” en 1996. Vladimir Poutine conduisait une délégation de 800 personnes. C’est une sorte de record, et une marque de l’importance concrète de cette visite.

Voici quelques extraits du commentaire de Martin Sieff, de UPI, en date du 22 mars :

« Russian Foreign Minister Sergei Lavrov told a press conference in Beijing Wednesday that the strategic partnership between the two giant nations was “irreversible.” In all, 22 cooperation agreements between the two countries were signed during the two-day state visit, Lavrov said. (...)

» ”This is yet another shift in the strategic balance of power in Eurasia and it is an enormous strategic breakthrough for Beijing,” [Ariel Cohen, fellow in Eurasia studies at the Heritage Foundation, a conservative Washington think tank,] said. “China and Russia as strategic allies are now controlling the Eurasian land mass from the South China Sea to the Baltic Sea.” (...)

»  “Strategic cooperation between the two countries globally, regionally and bilaterally enjoys still wider prospects,” the official English language China Daily said Monday. The growing “exchanges in defense technology and coordination of military acts are of great significance,” the paper said.

» Last August, Russia and China carried out the most extensive joint military exercises in their history. Although the exercises were billed as practice against terrorist threats they involved practicing tactical cooperation in combined land, sea and air operations that would be only required during a full-scale conventional war against mutual adversaries. And before his visit began, Putin told the official Xinhua news agency in an exclusive interview that he wanted to vigorously further develop the strategic partnership between Moscow and Beijing.

»  “The fact that Putin brought an entourage of no less than 800 officials with him to China shows the immense importance that Russia put on it,” said Ted Galen Carpenter, vice president in charge of foreign and defense studies at the Cato Institute, a libertarian Washington think tank. (...)

» Cohen said the energy agreements reached during the trip confirmed that Putin and the Russian policymaking elite had made a far-reaching decision to seek their future in a partnership with China rather than with either the United States or the European Union. “Because of the agreements reached during Putin's visit, China is receiving a stable energy supply from Russia,” Cohen said. “The worries of the Russian elite of becoming a natural resource appendage of the West have ironically been realized by themselves, only they have agreed to become an energy appendage of China,” he said. »

Il faut insister sur le fait de l’existence de liens stratégiques plus ou moins formels entre la Russie et la Chine depuis 1996, et de leur concrétisation présente, dans tous les cas dans la façon où sera appréciée cette rencontre russo-chinoise. La perception joue un rôle fondamental et c’est elle qui fait un grand événement de l’événement de ces trois derniers jours. Il est également remarquable que ces liens stratégiques ne portent pas essentiellement sur le militaire. La coopération militaire Russie-Chine, notamment avec les équipements russes livrés à la Chine, est déjà active depuis plusieurs années ; si elle doit se poursuivre et éventuellement se renforcer, ce n’est pas le plat de résistance du partenariat stratégique. Le plat de résistance, c’est l’énergie.

Il s’agit d’abord d’une “alliance” de coopération très concrète et très bilatérale, qui, tout en étant évidemment politique, répond d’abord à des nécessités économiques. Pourtant, elle est perçue, à juste titre à notre sens, comme fondamentale et influant fortement sur les relations internationales (« This is yet another shift in the strategic balance of power in Eurasia… »). Cela est du évidemment aux circonstances générales.

Nous en mentionnons plusieurs :

• L’évolution russe, qui implique deux voies : d’une part, un réel désenchantement dans les liens, et surtout les perspectives des liens de la Russie avec l’UE ; d’autre part, la perception russe d’un durcissement de l’opinion de l’establishment washingtonien à son encontre (l’intervention anti-russe de McCain à la Wehrkunde de février à Munich a fait beaucoup d’effets à Moscou).

• La crise russo-ukrainienne de la fin 2005 a montré aux Russes d’une part que la question de l’énergie était perçue d’une façon antagoniste par leurs partenaires européens, d’autre part qu’elle pouvait devenir un véritable instrument politique. L’argument paradoxal des Russes pour cette ouverture vers la Chine est celui de la “dépendance” envers ses acheteurs. Il se complète d’un argument politique in fine : les Russes ne sont pas plus politiquement “prisonniers” des Occidentaux qu’ils n’en sont économiquement “dépendants”.

• Les Chinois ont perçu l’offensive US vers l’Inde (partenariat stratégique affiché comme anti-chinois par les USA) comme une manoeuvre agressive. Il y a des arguments pour cette interprétation. C’est l’idée du “containment” du temps de la Guerre froide, reprise contre la Chine, et qui s’élargit d’ailleurs à d’autres pays que l’Inde dans une sorte d’OTAN asiatique concoctée par les Américains.

• Les mêmes Chinois ont pu mesurer, avec l’affaire de l’embargo des armes européennes, le courage et la vigueur des Européens lorsqu’il s’agit de transgresser les consignes de Washington. Pour la Chine, l’Europe n’est pas pour l’instant un partenaire stratégique sérieux.

• …Car, au-delà de tous ces éléments, il y a cette évidence qui n’est pas vraiment dite mais qui est dans tous les esprits : ce partenariat Russie-Chine renforcé ces deux derniers jours est conçu pour équilibrer la pression générale et la volonté de domination des USA dans le monde. Il ne s’agit pas de la même chose que les relations de l’un ou l’autre (Chine ou Russie) avec les USA ; il s’agit d’une démarche quasiment de type “objectif” : un refus de facto de la chape de plomb que les USA font peser sur la perception du monde et, par conséquent, sur les affaires du monde. (La chose est bien du domaine entre le dit et le non-dit : dans sa présentation des articles qu’elle publie sur la visite, la Pravda propose ce titre général: « Russia and China develop closer ties to oppose USA's supremacy », sans pourtant que ce thème soit particulièrement présent dans ses articles.)

On comprend que le rapprochement stratégique Russie-Chine se place dans la logique du temps historique en cours. Mais il s’agit plus d’une affirmation “objective” de la multipolarité du monde que d’une alliance spécifique, faite dans un but stratégique pour lequel il faudrait rassembler des moyens militaires. Deux géants producteurs-consommateurs d’énergie se rassemblent autour de ce facteur, — l’énergie, — qui est aujourd’hui un facteur fondamental de la puissance ; le reste va avec : rassemblement de puissances commerciales, de puissance de production, de puissance d’investissements, de diverses coopérations, etc.; bref, rassemblement paradoxalement de type économique et capitalistique à la base, mais sous la direction et le contrôle de deux États qui gardent une certaine cohésion de vision, — donc, rassemblement devenant de ce fait fondamentalement stratégique.

Cette simple description nous fait comprendre que le rapprochement sino-soviétique sera perçu par les Américains, quand ils s’en apercevront, avec la plus complète hostilité, et une crainte décuplée par rapport aux diverses analyses paniquantes de ces dernières années. Les Américains liront le “pour équilibrer la pression générale… des USA” comme ceci : “pour contrecarrer…”. Ils n’ont d’ailleurs pas tort car c’est bien le résultat auquel on parviendra, et cela sans nécessairement ferrailler du sabre dans son fourreau. On n’a pas besoin, aujourd’hui, d’une alliance militaire en bonne et due forme pour affirmer une stratégie ; ce serait même le contraire, si l’on tient compte du destin piteux des alliances militaires (OTAN, UK-USA, “coalition of the willing” en Irak). Mais, bien sûr, les Américains y verront, eux, une menace militaire, sans avoir rien vu venir.