La France, modèle as usual...

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La France, modèle as usual

26 mars 2006 — Ces mots nous paraissent significatif de la crise française (la crise du CPE élargie à d’autres événements), — à la fois pour l’incompréhension de la crise et pour la compréhension du problème que la crise française pose à l’Europe et au système en général : « “This really was a signal that the French have chosen to be isolationists in Europe,” Koopmann said. “You need to cooperate with France, and, at the moment, I just don't see how.” »

La citation est extraite d’un texte de Richard Bernstein, dans l’International Herald Tribune du 24 mars, sur la crise française vue d’Allemagne. Elle est de Martin Koopmann, directeur du Franco-German Institute of the German Council on Foreign Relations. L’événement cité par Koopman (le “This” de “This really was a signal…”) concerne un vote négatif des socialistes français au Parlement européen : « In the vote at the European Parliament on the compromise formula for liberalizing services, like insurance or consulting or plumbing, across the EU, it was only the French socialist group that voted no. »

Tout cela nous en dit énormément sur la crise en cours en France, sur la France, sur l’Europe. Prenons les sujets à l’inverse de l’ordre dans lequel nous les avons énoncés.

Sur l’Europe

Sauf certains cas notables qui méritent souvent mention (le point de vue britannique déjà signalé en est un, on en voit deux autres plus loin dans ce texte), l’attitude européenne générale devant les événements français est celle du complet désarroi et de l’incompréhension, en passant par les attitudes secondaires (colère, dérision, ironie, rationalisation du jugement négatif, etc.). On n’entend pas aborder les questions de fond. L’analyse rapportée par Bernstein se contente de constater qu’en France le système est bloqué alors qu’il ne l’est pas en Allemagne : « To be sure, over the past several years, as the previous German government pressed ahead with a modest reform program, there was plenty of discontent, especially over the phase of the program known as Hartz IV, which cut back on unemployment benefits and other social entitlements. The protest even led, at least in part, to the creation of the new Left Party, which now has some real power in Parliament. And that in a way is the point: the discontent was channeled into a new political party, not into street protests.

» Meanwhile, the Germans by and large seem to have grudgingly accepted the reforms already enacted, including, for example, a health care reform that requires a €10, or $12, payment for each visit to the doctor. In France, as Koopmann pointed out, an attempt to institute a measly €1 payment failed in the face of public opposition. »

A aucun moment, dans cette analyse, n’est mise en cause la finalité du système. La seule question, — mais on admettra qu’elle est de taille, — est de savoir comment l’on s’adaptera à la situation française et que va devenir l’Europe à cause de cette situation : « …some anxiety that the French turmoil, not just of today but of the past year or two, augurs badly for the prospects of progress on unifying Europe. »

Cela revient à placer en parallèle ironique et contradictoire, face au constat qu’en France le système est bloqué et qu’ailleurs il marche, le constat que la situation française peut bloquer le système européen. C’est aussi un constat sur la situation de la globalisation, dont, évidemment, le système européen tel qu’à présent fait partie : le système de la globalisation fonctionne effectivement lorsque toutes ses parties fonctionnent, et il est en général assez puissant pour soumettre les parties rétives ; il semble que ce ne soit pas le cas avec la France, qui reste rétive, et qui reste trop importante pour que le système passe outre.

Cette sorte d’analyse ne s’arrête pas à la crise actuelle mais embrasse le comportement français depuis nombre d’événements. On parle d’une ou de deux années (« the past year or two ») mais nous suggérons qu’on pourrait remonter plus loin dans l’histoire récente, et même plus loin dans l’Histoire toute grande si nécessaire.

Sur la France

Une fois de plus, voici le constat qu’en France les élites sont complètement désorientées. Cette désorientation est assez logique, si l’on considère que rien ne se passe qui puisse rapprocher ces élites du sentiment public général puisque rien ne peut se passer dans ce sens, dans le système général auquel adhèrent en général ces élites françaises. Que ce sentiment général s’exprime à l’occasion de telle ou telle affaire et à l’occasion d’affaires très différentes, impliquant des revendications et des publics différents, n’importe guère dans cette façon d’analyser la chose. C’est évidemment l’expression du sentiment qui importe.

L’affaire du CPE est encore plus troublante que d’autres qui peuvent lui être assimilées si l’on embrasse les causes fondamentales (notamment, mais non exclusivement : le vote sur le traité de Maastricht en 1992, les grèves de fin 1995, les présidentielles d’avril 2002, le référendum européen de mai 2005). Elle place tous les représentants politiques en porte-à-faux, à plus ou moins long terme. La gauche, lorsqu’elle tend à soutenir le mouvement parce que cela est dans la “nature des choses” politicienne et idéologiques, représente le cas le plus extrême de cette situation ; si elle recueillait les fruits de cette politique au niveau électoral, elle se trouverait, au pouvoir, dans une position qui s’avérerait vite intenable. La position de la gauche française, aujourd’hui, dans le chef du parti socialiste dans la majorité de son appareil, est dans la même logique qui, il y a un ans, invitait à voter “oui” à la constitution européenne, — qui, aujourd’hui, invite à soutenir le CPE : logique libérale et logique de privatisation. Monsieur Barroso soutient le CPE ; la gauche institutionnelle du PS, en recommandant le “oui”, a soutenu les options de monsieur Barroso. C’est une question d’état d’esprit dans le cadre d’une inéluctable logique mécaniste, et nullement d’un quelconque “choix idéologique” dont la logique nous ramène aux batailles sociales du siècle dernier dans le fil direct de leur inspiration dans le bouillonnement de l’“idée sociale” au XIXème siècle.

Corsetée dans cette logique de fer qui anime le système libéral et globalisant, les élites de droite ne sont pas tellement plus confortables. Des deux soi-disant faux-frères et frères ennemis qui s’affrontent, — Villepin et Sarkozy, — c’est celui qui paraîtrait pour l’instant le plus favorisé par les événements (Sarko) qui se retrouverait dans les plus grandes difficultés en cas de victoire 2007, dans tous les cas par rapport à son programme électoral qui est la condition du soutien dont il dispose.

(Signe des temps et signe ironique : la démagogie des candidats cherchant l’élection s’adresserait désormais plus au système qu’aux votants ; les engagement libéraux, réformistes, globalisants, voire pro-américains de Sarkozy, qui sont d’abord de la rhétorique électoraliste, c’est-à-dire de la démagogie, sont destinés comme tels au système et à ses représentants médiatiques, et non plus au public qui vote. C’est un problème délicat dont on reparlera d’ici l’élection et qui façonnera le Sarkozy-président si la chose devait arriver, — Sarkozy président qui nous réserverait des surprises par rapport au candidat ou bien qui disparaîtrait corps et bien dans la nième révolte française.)

Le problème des futurs candidats présidentiels est que la France, désormais, entend être gouvernée conformément à ses conceptions et à ses intérêts. Dans cette partie, Villepin serait le mieux placé parce qu’il a quelques atouts (le “nationalisme économique” est le plus évident d’entre eux) ; mais ces atouts demandent à être identifiés comme tels, ce qui n’est pas chose aisée si l’on tient compte des contraintes du système et des exigences de ses représentants médiatiques. Le paradoxe de la situation actuelle est que le dirigeant qui court le plus grand risque d’être démoli serait le candidat qui répondrait le plus à l’exigence politique des Français, et que ses arguments les plus propres à le faire élire auraient le plus de difficultés à être présentés comme tels.

Sur la crise française

A côté du politique et du social quotidiens, ce que nous nommerions “l’écume des jours”, — ce que sont en réalité les questions du CPE et du chômage, dont la résolution spécifique ne résoudrait rien, — l’essentiel est que la France exprime une fois de plus, qu’elle répète un refus global du système nihiliste de la globalisation. Pour en bien saisir la substance, il faut moins voir dans cette crise l’affirmation de la recherche d’une solution à un problème spécifique que, d’abord, l’expression renouvelée d’un refus. Si l’on veut et pour aller au plus simple, il s’agit de la raison française refusant l’absurdité du suicide collectif impliqué évidemment par ce système dont l’absurdité propre est démontrée jusqu’à la nausée. A côté de cela, ce que disent les Français, ceux qui se révoltent et ceux qui commentent la révolte (ce sont finalement les mêmes puisqu’il est entendu qu’il faut qu’un Français se révolte une fois dans sa vie et qu’il est impossible à un Français de ne pas commenter les actes des Français), — leurs revendications et leurs commentaires expriment en général tous les travers français : la confusion utopique, le goût de l’abstraction, la suffisance dialectique, l’angélisme universaliste, etc.

La France est ingouvernable parce que sa population, pour des raisons bonnes ou moins bonnes qu’importe, a divorcé d’avec son époque. Elle refuse le système qui représente cette époque. Il est important d’admettre le fait brut sans trop s’attarder aux manifestations diverses qui expriment ce refus, sous peine de se laisser enfermer dans des débats de chapelle nécessairement stériles.

De ce fait, la France est de facto le pays qui, au cœur du système, représente la plus vigoureuse et la plus significative opposition au système. La France n’est pas un pays exclu du système ou opprimé par le système, et qui riposte par l’extérieur ; elle n’est ni un Venezuela, ni une Russie. Elle est, en quelque sorte, à la fois le “fils prodigue” et l’ “enfant terrible” du système ; quoiqu’elle en dise et quoiqu’elle en donne comme explication (chômage, CPE, etc.), ce qu’elle exprime est cette opposition fondamentale, à la fois viscérale et parfaitement haute jusqu’à être spirituelle, à un système qu’elle perçoit justement comme nihiliste, prédateur et suicidaire. Lorsque le reste du monde (le système par la voix de ses courroies de transmission) s’interroge avec fureur sur ce refus français de “s’adapter” au monde moderne, la réponse est que la France refuse de “s’adapter” à la course effrénée vers un suicide globalisée. La lucidité n’est pas du côté qu’on croit.

Compréhension de la crise

Deux exemples, venus de deux perspectives politiques bien différentes, identifient justement cette tendance française. L’important, ici, est l’identification ; sur l’interprétation de la chose identifiée, il y a bien des différences et le champ est ouvert à la critique. Le site WSWS.org identifie la portée globale du mouvement français pour argumenter en faveur de la thèse trotskiste. William Pfaff a une approche plus fondamentale justement résumée par le contraste entre deux mots, dans son dernier paragraphe : ce qu’on prend pour une « sterile defense of an obsolete social and economic order » de la part des Français doit être vu en réalité comme « a premonitory appeal for a new but humane model to replace it ».

• L’extrait du texte de WSWS.org ne mâche pas ses mots, en fait de dialectique trotskiste. Dirions-nous que cela dessert la cause en n’évitant pas l’ennui dispensé par une phrase ou l’autre? Peu importe. Seule compte ici l’identification d’une analyse qui donne au mouvement français son caractère global, — avec le détail ironique de voir Pfaff, qu’on lit plus loin, cité dans cet extrait : « Speaking with reporters in Brussels, Chirac was asked how his European Union colleagues had responded to the unrest. The president replied that they had “given their support.”

» The entire European ruling elite has lined up behind Chirac and Villepin over the CPE struggle. European governments, both conservative and social-democratic, are fully aware of the international significance of what is developing in France and fear similar mass movements developing in opposition to their own right-wing reforms.

» “France is the coal miner’s canary of modern European society,” William Pfaff commented in the International Herald Tribune on March 22. “[T]he current unrest in France signals wider popular resistance in Europe to the most important element in the new model of market economics, its undermining of the place of the employee in the corporate order, deliberately rendering the life of the employee precarious.”

» The nervousness of Chirac’s European colleagues in the face of the anti-CPE movement demonstrates the international character of the student and worker protests. The French ruling elite, like its equivalents internationally, has been driven by the processes of capitalist globalisation to impose ruthless free-market reforms, including privatisations, cuts to social services and welfare spending, and attacks on workers’ wages and conditions.

» These measures have been advanced by successive social-democratic and Gaullist governments in the face of determined and often militant opposition from within the working class. The struggle over the “First Job Contract” legislation marks the continuation and deepening of a series of struggles seen in France in the past decade against the political establishment’s efforts to dismantle the social gains conceded to the working class in the postwar period.

• Excellent connaisseur de la psychologie française, avec nombre de ses analyses politiques qui le rapprocheraient de la catégorie que nous nommerions “gaullistes américains”, William Pfaff écrit, le 22 mars : « A larger explanation occurs to me, that France is the coalminer’s canary of modern European society. France’s rejection of the European Union constitutional treaty [one year] ago caused an international shock because the French rejected the view, all but universally held among European elites, that continuing expansion and market-liberalization are essential to the EU, indeed inevitable. This proved to be untrue, to the general relief of the European public.

» Similarly, it seems to me that the current unrest in France signals wider popular resistance in Europe to the most important element in the new model of market economics, its undermining of the place of the employee in the corporate order, deliberately rendering the life of the employee precarious.

» The model’s principal characteristic in the U.S. has been to transfer wealth to stockholders and managers, and away from public interests (by tax cuts) and employees (through wage-depression and elimination of employee benefits).

» In this perspective, what in France seems sterile defense of an obsolete social and economic order might be interpreted as a premonitory appeal for a new but humane model to replace it. It could be Europe’s opportunity. »

Pour terminer, nous insistons sur l’ironie de la situation en citant à nouveau l’Allemand Koopman: « “This really was a signal that the French have chosen to be isolationists in Europe,” Koopmann said. “You need to cooperate with France, and, at the moment, I just don't see how.” »

L’“isolationnisme français” en Europe, tel qu’il est dit ici, est une sornette sans intérêt; la réalité est celle de l’isolationnisme d’un mouvement qui tue les nations, les peuples et le reste. La remarque sonnerait moins comme un reproche, dans ce cas… Pour le reste, c’est oui : la France étant là où elle est, avec la puissance et l’influence qu’elle a, la France est, comme ils disent, “incontournable”. Message au système : il faudra faire avec.