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1954Description du retour de la puissance russe, avec une combinaison inédite: un statut de super-puissance nucléaire et un des premiers producteurs d'énergie du monde. Texte de la rubrique Contexte, Lettre d'Analyse de defensa & eurostratégie, Volume 21 n°09 du 25 janvier 2006.
La brève crise du gaz russe impliquant la Russie et l'Ukraine a fait courir un frisson de terreur chez les comptables de la crise de l'énergie. Elle nous en dit bien plus sur un phénomène étonnant: le retour de la puissance russe
Puisque nous sommes dans une époque faite entièrement de perceptions souvent déformées, il n'est pas étonnant qu'il faille une crise pour nous faire réaliser des évidences qui, sans doute, nous aveuglaient jusqu'alors. C'est le cas de la brève crise qui a opposé la Russie et l'Ukraine sur la question du gaz, autour du 1er janvier.
Nous laisserons de côté les données de cette crise, tout en observant que la volonté de la Russie de relever les prix de son gaz livré à l'Ukraine répond simplement aux lois du marché. L’article de Michael Leven dans l’International Herald Tribune du 9 janvier montrait en quelques lignes que Poutine n'avait agi que pour répondre aux intérêts économiques et géostratégiques fondamentaux de son pays, comme le feraient et le font d'ailleurs chaque jour tous les pays qui ont déployé un vaste arsenal de bonnes raisons morales pour condamner la Russie. Passons outre.
Plus intéressante fut la réaction de panique qui a envahi divers réseaux, gouvernements et organisations, nationaux ou internationaux (la Commission européenne remarquable à cet égard), devant la “révélation” que nombre de pays et groupes de pays dépendent des approvisionnements russes en énergie et que la Russie peut être tentée de faire de ses exportations en énergie une arme politique. S'effrayer de telles évidences confirme effectivement qu'en général, dans notre étrange époque, les évidences semblent surtout faites pour nous aveugler. Bien sûr que la Russie fait de ses exportations en énergie une arme politique et cela est conforme aux formes imprimées aux relations internationales, — qui sont des formes de relations de force, — par ceux qui les dominaient jusqu'ici outrageusement, — les Occidentaux et, essentiellement, les Américains. Que nous nous indignons que les autres fassent comme nous quand ils le peuvent passe tout bon sens. Passons outre (suite)
Non, le grand intérêt de cette crise est la situation qu'elle a révélée, que tout le monde n'a pas encore réalisée mais qui est d'ores et déjà affirmée. Cela concerne le statut et le niveau de la puissance de la Russie. Depuis le début de l'année, et nous nous en apercevrons vite dans les actes qui vont suivre, il est à notre sens avéré que la Russie est désormais, à nouveau, une grande puissance dans un monde où la puissance tend en plus à se morceler.
Le 5 janvier 2006, le commissaire à l'Énergie à la Commission européenne, Andris Piebalgs, déclarait: « On diabolise beaucoup la Russie dans cette histoire. Pourtant, c'est le seul problème que nous ayons eu avec les Russes en quarante ans de partenariat. C'était d'abord un litige commercial, même s'il a eu des conséquences politiques. » Déclaration juste mais futile, qui ne situe pas les réelles données du problème. Nous en sommes encore à discuter des appréciations morales qu'il faut accorder à Poutine et à la Russie, et à mesurer ses références acceptables par l'Occident, comme si la Russie faisait partie de l'Occident et en dépendait pour toutes ses références de bonne conduite. Dans le même esprit, les jugements de condamnation de Poutine parce qu'il intervient comme il le fait alors qu'il a la présidence du G8, alors que l'Ouest lui a fait ce “cadeau” d'être dans le G8, ne sont guère fondés. Il ne font pas partie du nouveau monde que nous sommes en train de découvrir.
Il n'est plus très fondé de parler de la Russie comme d'un appendice de l'Ouest, comme si la Russie était encore au temps d'Eltsine et comme si nous étions encore “l'Ouest”. Entre 1991 et 1998, Eltsine a mis la Russie à l'encan. Il accompagnait et accélérait la plongée de la Russie, URSS pulvérisée et mise en coupe réglée par un capitalisme prédateur manipulé par les milieux financiers américains, dans un trou noir de déstructuration, de dénationalisation, de misère, — une catastrophe économique et sociale sans précédent. Le point d'orgue fut la crise de 1998, directement créée et manipulée par l'administration Clinton et Wall Street. Les responsabilités sont claires.
Le coût social et culturel a été colossal. La restructuration économique a créé des monstruosités dans les inégalités, l'insécurité, la destruction de l'environnement, etc. Poutine, qui a remplacé Eltsine à cette époque, se trouvait devant un énorme problème dont la solution était simple: seule la reconquête de certaines ressources par l'État, éventuellement avec des méthodes contestables selon nos “valeurs”, pouvait redonner à cet État une puissance lui permettant à nouveau d'exister. Cela fut fait, essentiellement en direction du secteur énergétique. Cette reconquête coïncida avec une augmentation régulière du prix de l'énergie sur les marchés internationaux.
L'État russe s'est retrouvé en position de puissance grâce à la manne des exportations d'énergie. Cette dynamique a pris une telle ampleur que les conditions ont favorisé rapidement une politique de l'énergie. Plus les exportations renforçaient l'État, au plus cet État en venait naturellement à ce privilège des États forts: transformer leurs avantages économiques dans les relations internationales en politique cohérente, c'est-à-dire en politique de puissance. C'est ce qui s'est révélé lors de la crise avec l'Ukraine, et non pas à propos des relations russo-ukrainiennes mais à propos des relations de la Russie avec l'Europe d'une part, avec les grands pays d'Asie (Chine, Japon) d'autre part. Le coup est d'autant plus imparable que nous entrons dans l'ère de la crise de production (demande augmentant, production stagnant) qui interdit de trouver pour l'instant une alternative à la Russie tout en renforçant constamment la Russie avec l'augmentation du prix de l'énergie. Ironie d'une situation qui met la logique du marché libéral au service du renforcement d'un État qui est pour le moins méfiant à l'égard du libéralisme. (Même situation pour le Venezuela de Chavez, 4ème producteur mondial de pétrole.)
Le cas de la Russie est unique. La Russie est une super-puissance nucléaire. La chose paraissait d'un intérêt réduit en 1993 ou en 1997. Le nucléaire stratégique garantit contre une agression mais n'offre pas à lui seul de possibilités d'une politique offensive. Aujourd'hui, les choses ont changé. La nouvelle puissance de nation exportatrice d'énergie de la Russie s'affirme d'un point de vue politique. Cette puissance de nation exportatrice s'inscrit naturellement dans le cadre de la puissance militaire (nucléaire stratégique) russe, pour s'affirmer en toute impunité. Il est hors de question de songer à manipuler la puissance exportatrice russe comme on peut songer à le faire dans le cas, par exemple, de l'Arabie Saoudite.
Les deux paramètres dynamiques essentiels de la puissance au XXIème siècle sont devenus, notamment à cause de l'action impérative des États-Unis depuis le 11 septembre 2001: d'une part, la puissance militaire en général, avec la nouveauté que l'utilisation “conventionnelle” du nucléaire, c'est-à-dire dans les conditions autres que les cas exceptionnels (dissuasion nucléaire) envisagés jusqu'ici, n'est plus une option proscrite. L'énergie est devenue un facteur essentiel de la puissance, tant à cause des conditions objectives (crise de la production) que des orientations imposées par la politique étrangère US (attaque de l'Irak, à cause notamment des ressources pétrolières de ce pays). Ces deux conditions réunies dans une seule puissance définissent la Russie, et seule la Russie bénéficie de cette conjonction.
Les Russes sont en train de le comprendre ou, dans tous les cas, ils agissent naturellement comme s'ils le comprenaient. Un signe convaincant de cette attitude se trouve dans les bruits qui courent selon lesquels Poutine, qui devra quitter la présidence en 2008 (la Constitution limite la présidence à deux mandats successifs), pourrait poursuivre sa carrière en prenant la direction de Gazprom. Cette possibilité est présentée directement comme la poursuite de la politique de Poutine ''par un autre moyen''. C'est reconnaître de façon ouverte (officieusement, peu importe: ce qui compte ici, c'est l'expression implicite des conceptions du pouvoir), d'une part le poids considérable de l'exportation de l'énergie dans la politique de sécurité nationale, d'autre part la volonté de donner à ce poids un rôle actif, créateur, dans la politique de sécurité nationale, et notamment la politique extérieure.
Cette démarche est moins évidente qu'il ne paraît lorsqu'on fait la différence entre le poids des exportations pétrolières dans la politique étrangère de l'exportateur (ce poids existe de facto) et le rôle créateur que ce poids peut jouer s'il est bien utilisé (ce rôle n'existe que si la volonté politique et la capacité créatrice existent). Quelques précédents existent et l'on n'en voit que deux qui soient significatifs. Le Shah d'Iran, à partir de la fin des années 1960, voulut utiliser son poids d'exportateur de pétrole pour créer et développer un rôle politique et diplomatique important (en même temps que tenter des réformes importantes). Il réussit en partie, en renforçant considérablement le rôle de l'Iran jusqu'à faire tenir à ce pays le rôle dominant dans la région, comme partenaire des USA. Son échec final tient à d'autres aspects de son régime et ne discrédite nullement l'idée initiale. L'autre exemple est actuel: celui de Chavez et du Venezuela. La puissance pétrolière est devenue un élément majeur d'une politique extérieure qui donne à ce petit pays un poids d'influence considérable dans sa zone et même en-dehors. Chavez utilise le pétrole selon des objectifs politiques avoués et proclamés, jusqu'à des opérations ponctuelles étonnantes (lorsqu'il propose de vendre du pétrole à bas prix à des organisations humanitaires et activistes US pour qu'elles le redistribuent dans des milieux américains pauvres et défavorisés sous forme de produit de chauffage notamment)
Le même processus est possible pour la Russie avec, en plus, le facteur unique de la puissance militaire et stratégique nucléaire. Les Russes tiennent là, surtout dans la situation de crise pétrolière et d'énergie qu'on connaît, une formule inédite d'affirmation de puissance (ce n'est pas la seule: la capacité technologique avancée peut être un autre de ces moyens pouvant renforcer décisivement une politique étrangère et de sécurité nationale).
Ce phénomène russe est en train de s'imposer comme un facteur important de recomposition de la structure internationale, de la soi-disant unipolarité US vers la multipolarité. Certains, en Europe, s'en sont aperçus (la France et l'Allemagne). D'autres (la Commission européenne, par exemple), sont incapables de dépasser un discours humanitariste (droits de l'homme, démocratie) réservé à certains et systématiquement épargné à d'autres. La prise de conscience de la puissance russe renouvelée est l'un des tests de l'intelligence politique aujourd'hui. Le résultat est mélangé.
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