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28 mars 2006 — Elle est intéressante, cette chronique de Richard North du 26 mars 2006 sur son site eureferendum.blogspot.com.
(North est un baromètre intéressant, depuis que nous l’avons découvert avec son rapport puis son équipée sauvage pour débusquer l’“option B”/Rafale à-la-place du JSF. Ses sentiments et ses jugements sont si tranchés, par ailleurs bien argumentés, avec les tendances et les déformations propres à son parti, — comme nous avons les nôtres, — qu’il est une excellente référence a contrario.)
North appuie sa chronique sur un article du site de “The Business”, dont il accepte avec empressement la logique. L’article (« Why Paris and Berlin are drifting apart ») dit simplement que l’Allemagne et la France sont en train de s’éloigner politiquement l’une de l’autre, essentiellement à cause de deux faits qui se déduisent l’un de l’autre :
• L’évolution de la France depuis le référendum, ainsi que sa situation interne, réduisent de plus en plus nettement l’influence de la France sur l’Allemagne
• L’Allemagne s’affirme de plus en plus politiquement, notamment en se tournant vers l’Est (« The enlargement of the EU has put Germany in the middle of Europe, its eyes fixed on Warsaw as well as Paris. »).
Disons d’abord ce que nous pensons de la thèse : le divorce franco-allemand est, plus qu’une thèse, un thème récurrent, une rengaine des commentateurs depuis un demi-siècle, depuis qu’à l’idylle de Gaulle-Adenauer succéda (en même temps que le départ d’Adenauer) le coup de frein de l’annexe ajoutée par le Bundestag au traité franco-allemand de Paris, vidant ce traité de sa substance. Ce qui était assuré début 1963 était à la dérive début 1964. Au reste, l’auteur de l’article du Business, qui daube sur Merkel qui va briser l’alliance franco-allemande, signale les limites de son raisonnement lorsqu’il écrit : « …despite some initial coolness, Jacques Chirac and Gerhard Schröder worked closely together ». Justement : qu’on se rappelle le torrent d’articles qui accueillit l’arrivée de Schröder, l’“homme du Nord” (comme Merkel est “femme de l’Est”) qui remplaçait le Rhénan Kohl, si proche paraît-il des Français. L’entente Schröder-Blair était acquise, aux dépens des liens franco-allemands qui allaient se dénouer avec fracas, et, au-delà, l’Allemagne devenant évidemment transatlantique. L’“initial coolness” Chirac-Schröder vaut bien l’actuelle tiédeur un peu molle Merkel-Chirac.
Tout cela est fondé sur des mythes empilés depuis la période gaulliste et dont se gardait le Général, notamment l’affirmation que l’Allemagne, étant “sous influence française” (?), serait nécessairement éloignée du courant transatlantique. Que le chancelier soit rhénan ou pas, l’Allemagne est totalement atlantiste parce qu’elle n’a pas de politique sinon celle de son “tuteur” de 1945. De Gaulle l’admit définitivement en 1963, l’ayant compris auparavant mais espérant que son “coup” avec Adenauer changerait les choses au même rythme où il espérait alors un changement décisif en Europe (plan Fouché de 1961).
Merkel n’apporte pas un changement fondamental par rapport à Schröder. Il y a pourtant un changement fondamental en Europe et, peut-être, par effet induit (on verra), dans les rapports franco-allemands. C’est la France qui l’a apporté avec le “non” au référendum ; comme la fiction de la proximité exclusive franco-allemande repose essentiellement sur la fiction européenne, la première tend à pâtir après le choc asséné à la seconde.
C’est là que nous en venons au texte de Richard North. De la part d’une plume polémiste comme la sienne, pro-américaine mais surtout eurosceptique acharnée, toute digression sur la nième prochaine rupture franco-allemande à cause d’un affaiblissement de la France s’accompagne d’un torrent sans fin de sarcasmes, à l’encontre de la France. Ce n’est pas le cas ici. Bien sûr, l’analyse de North relève de l’habituelle fabulation britannique : la France est (était) toute puissante en Europe, elle manipule (manipulait) les Allemands comme elle veut, elle manipule (manipulait) l’Europe comme elle veut, etc. — et alors, logiquement, puisque la France est représentée comme le deus ex machina de cette Europe tant détestée, — la France est l’ennemie.
(On ne dira jamais assez la stupéfiante différence de perception entre Britanniques et Français. Pour les premiers, l’Europe est “franco-colbertiste” depuis l’origine, c’est une machine de guerre intégrée inventée par le général de Gaulle, etc. ; pour les Français, qui pour le déplorer qui pour s’en féliciter après tout, l’Europe est un modèle anglo-saxon, manipulé par les Britanniques en sous-main pour imposer cette voie à la France. Nous ne dirons certainement pas qu’un côté invente son “complot” et l’autre pas, ou vice-versa. Nous proposerons plus simplement, en admettant qu’il y a une certaine franchise des deux côtés, l’idée que l’évidence de la différence extraordinaire de ces perceptions nous conduit à identifier leur cause dans des frustrations accumulées par les rapports de ces deux grandes nations avec l’idée européenne. La réalité? Nous serions bien en peine de la dire en quelques mots, si encore nous parvenions à la déterminer. Il nous semble que l’“Europe”, c’est-à-dire pour ce cas les institutions européennes, est un magma bureaucratique considérable qui cède aux modes et aux pressions, qui n’a aucune politique bien arrêtée, qui n’a d’ailleurs pas de politique du tout, ou si vous voulez aucune colonne vertébrale pour la tenir ferme dans une direction ou l’autre ; un monstre et un épouvantail, dont la seule menace qu’elle fait peser sur les nations est le refus d’une appréciation politique du monde, donc une menace contre leurs souverainetés par abdication si les nations s’en remettent à elle.)
L’intérêt du texte de North est sur la fin. Conduit jusqu’alors sans sarcasmes anti-français, on découvre chez lui, encore dissimulée, une satisfaction prudente, — non de l’effacement supposé de la France, mais de sa réaffirmation en tant que nation : « The question left hanging, though, is what happens when France does wake up to the reality of its diminished position. If history is any guide, a possible outcome might be a French retreat from the [European] project, with a new president adopting Gaullist tactics, actively sabotaging Community initiatives.
» This time round, though, Germany is unlikely to back down, leaving the possibility that France will end up seeking to form new alliances, effectively leading to a break-up of the European Union.
» Whatever else, it is abundantly clear that the days of the European Union as it currently stands are numbered. Already, we have reached the limit of integration and the central question is how member states are going to adjust to the new reality. »
Richard North, l’anti-européen, l’eurosceptique acharné, a donc besoin de la France. Il pense que la France redeviendra gaulliste, y compris avec un Sarkozy, — et peut-être plus encore avec un Sarkozy. (The Business donne d’ailleurs cette image de Sarkozy. Après avoir énuméré les tendances néo-protectionnistes françaises actuelles, l’article poursuit : « The fear in Berlin is that the coming French presidential election will accentuate these tendencies. The idea floated by France’s leading right-wing candidate, Nicolas Sarkozy, for an inner group of big European countries to take the lead runs counter to the view in Berlin, which sees itself as developing close ties with smaller member states in east and central Europe. »)
...Ainsi redevenue gaulliste, poursuit North, la France conduirait à son terme, en abandonnant sa proximité allemande, ce que le Royaume-Uni de Tony Blair, trahissant sa vocation, a renoncé à faire : détruire l’architecture supranationale de l’Europe intégrée.
Restons-en là pour le propos et venons à l’esprit de la chose. C’est une spéculation qui, pour être développée, utilise à notre sens nombre de facteurs douteux, notamment quant aux vaticinations sur les changements de statut parce que l’Europe est passée à 25. Il n’empêche, la conclusion à laquelle elle nous conduit est désormais une possibilité. Il est vrai que l’orientation française vers une position de plus en plus nationale, de plus en plus méfiante à l’encontre de l’UE, est d’ores et déjà en cours et son accentuation est tout à fait possible, y compris avec un éventuel Sarko-président. Cela signifie-t-il la fin de l’UE ? Il n’est peut-être pas nécessaire d’en arriver à cette extrémité, — mais un affaiblissement décisif, sans aucun doute, — il est d’ailleurs d’ores et déjà en cours. Cela signifie-t-il une rupture franco-allemande ? Là non plus, ce n’est pas nécessaire, — mais, là aussi, un affaiblissement n’est pas du tout à exclure.
Ce qui est intéressant dans le propos de Richard North, c’est l’“esprit” qui s’en dégage. Définissons-le plutôt comme un “état d’esprit” révisionniste. Il nous dit que la conception nationaliste, ou, disons, une conception néo-nationaliste du retour vers des positions et des politiques plus nationales, constitue plus une ouverture qu’une fermeture. (C’est ce que dit North lorsqu’il écrit : « …leaving the possibility that France will end up seeking to form new alliances ».) De la part d’un nationaliste britannique, c’est un raisonnement intéressant, qui ouvre la porte à bien des spéculations.
…Avec une conclusion ironique que nous nous ferons un devoir de ne pas manquer. Une fois de plus même si c’est par défaut (selon l’analyse de North), la France est maîtresse du jeu puisque de son évolution, même soi-disant affaiblie, dépend l’évolution de l’UE. C’est un phénomène courant, qu’on retrouve chez nos “déclinistes” nationaux (français) : la France partout en perte de vitesse, dépassée, etc., qui s’avère d’une influence assez considérable pour infecter l’Europe du virus protectionniste (dixit Nicolas Baverez dans Les Échos du 8 mars : « La nouveauté tient au fait que, non contente d'être l'homme malade des démocraties développées, la France a entrepris de contaminer l'Europe en exportant la bouffée nationaliste et protectionniste qui l'a saisie, au risque de faire basculer l'Union de la panne à la désintégration. Après avoir ruiné l'Europe politique avec l'échec du référendum sur le projet de Constitution, la France menace aujourd'hui directement le grand marché et la monnaie unique par son accès de protectionnisme, qui fait des émules en Italie, en Espagne, voire en Allemagne. ») ; ou, dans le cas de North, la France affaiblie, qui s’avère assez forte pour faire exploser l’UE.
Chapeau bas devant la « [v]ieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions… », puisqu'il est écrit (par Richard North) qu'elle nous surprendra toujours.