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222514 avril 2006 — Trois autres généraux ont, dans la journée d’hier, demandé le départ du secrétaire à la défense Donald Rumsfeld. Il y a d’abord eu l’intervention du général Batiste à CNN. Cette intervention était encore plus significative que celle des trois précédents (Zunni, Eaton, Newbold) : Batiste a refusé une troisième étoile en novembre. Son départ à la retraite ressemble désormais à une démission. Il n’eut pas cet effet au moment où il eut lieu parce qu’il était resté cantonné aux rapports internes du Pentagone. Aujourd’hui, rétrospectivement, il en prend le poids. Les choses deviennent sérieuses si les hommes qui critiquent Rumsfeld le payent par avance des effets négatifs sur leurs carrières qu’ils ont eux-mêmes décidés.
Peu après l’intervention de Batiste, deux autres interventions dans le même sens sont survenues. Elles sont présentées de cette façon par le New York Times (L'International Herald Tribune) : « Maj. Gen. Charles H. Swannack Jr., who led troops on the ground in Iraq as recently as 2004 as the commander of the Army's 82nd Airborne Division, on Thursday became the fifth retired senior general in recent days to call publicly for Rumsfeld's ouster. Later in the day, another retired general, Maj. Gen. John Riggs, joined in the fray. “We need to continue to fight the global war on terror and keep it off our shores,” Swannack said in a telephone interview. “But I do not believe Secretary Rumsfeld is the right person to fight that war based on his absolute failures in managing the war against Saddam in Iraq.” »
Ces événements transforment ce qui paraissait au départ des initiatives individuelles en une attaque concertée, avec en arrière plan le spectre d'une crise institutionnelle majeure entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire. Les carrières de ces généraux témoignent de leur connaissance personnelle des décisions et des actes qu’ils mettent en cause et donnent à leur critique une légitimité de facto certaine. A part Zunni, les autres généraux ont exercé des commandements sous Rumsfeld, dont des commandements opérationnels en Irak (Eaton a commandé l’entraînement des Irakiens en 2003-2004, Batiste a commandé la 1ère division d’infanterie en 2004-2005, Swannack la 82ème aéroportée en 2004).
Le texte publié ce jour par le Times de Londres (écrit alors que seule l’intervention de Batiste était connue) marque bien le caractère à la fois fondamental et émotionnel de l’attaque. Tom Balwin, qui l’a rédigé, exprime cette responsabilité que les généraux font porter au secrétaire à la défense, avec cette idée que Rumsfeld commence enfin à subir ce qu’il fait subir aux soldats américains : « Isolated, under fire from insurgents and uncertain whether the looming khaki-clad figure ahead of him is friend or foe, Donald Rumsfeld may at last be discovering what life is like for the soldiers he sent to Iraq. »
Cela rejoint l’accusation lancée par Newbold contre ce secrétaire à la défense qui fait payer du sang des soldats les conséquences de ses erreurs, et plus généralement l’accusation déjà ancienne contre les hommes de cette administration qui font faire la guerre partout alors qu’eux-mêmes ne l’ont jamais faite: « The invasion of Iraq was done with a casualness and swagger that are the special province of those who have never had to execute these missions — or bury the results. [...] The cost of flawed leadership continues to be paid in blood. »
(Observons que, d’une façon paradoxale et tristement ironique, Rumsfeld n’est pas la cible la plus justifiée de cette attaque-là. Alors que la critique d’être des “chickenhawks” (disons : des “va-t-en-guerre poules mouillées”) est justifiée contre la plupart des autres dans cette administration, de GW Bush à Wolfowitz et à Cheney, elle l’est beaucoup moins contre Rumsfeld qui fit un service opérationnel actif comme pilote de chasse de l’U.S. Navy. S’il ne connut pas la guerre, c’est simplement parce que les USA n’étaient pas en guerre au moment de son service, en 1956-58.)
Une mise en cause si fondamentale, si publique, si structurée et de la part de généraux honorables contre un ministre de la défense est sans précédent d’une façon générale, et en temps de guerre particulièrement, — puisque “guerre” il y a. Elle est sans précédent aux USA et d’une façon générale dans les pays fonctionnant avec une organisation qui place un chef civil pour conduire l’action des militaires. Elle porte en germe une crise constitutionnelle majeure, également sans précédent (même l'épisode Truman contre McArthur en 1952 n'avait pas cette gravité, McArthur étant alors désavoué par la hiérarchie militaire).
L’impression générale est que Rumsfeld a désormais contre lui l’establishment militaire (« The US Defence Secretary is facing apparently concerted calls from the American military establishment for his resignation ») et que cette opposition est passée au niveau de l’exécution et de l’affirmation. Même un McNamara, qui eut contre lui une opposition très forte des militaires au temps du Viet-nâm, n’eut jamais à subir de telles attaques publiques.
[L’incident grave qu’on a rappelé (démission du Joint Chief of Staff) est resté au niveau de l’intention et manifestait un désaccord qui restait lui-même dans les limites constitutionnelles. Ici, c’est un homme qui est directement mis en cause et, au-delà de lui, un président et une politique. D’autre part, la forme qu’a prise la fronde manifeste précisément la méthode et explicite la critique ; les chefs d’état-major, notamment, entrent dans le “système Rumsfeld” qui procède d’une épuration féroce et tend à faire dépendre les plus hauts postes de la promesse implicite d’allégeance complète (ce qui n’était pas le cas avec McNamara, beaucoup moins interventionniste dans les affaires des militaires) ; en un sens, la “révolte”, ses débuts dans tous les cas, n’est possible qu’aux niveaux immédiatement subalternes et dans des conditions très particulières, — ici, par l’intermédiaire d’officiers généraux qui viennent d’atteindre la retraite, ou qui l’ont provoquée (cas de Batiste).]
L’extension et la profondeur du conflit, son caractère désormais volontairement public sont en train de faire naître une crise grave autour de Donald Rumsfeld. Quels que soient l’autorité de Rumsfeld, son poids, le soutien qu’il a du président, le secrétaire à la défense se trouve désormais dans une position où cette autorité est atteinte, où ce poids commence à se réduire, où le soutien du président lui-même est contesté. Une telle campagne des chefs militaires, si elle se confirme et s’amplifie, va ressembler à une rébellion ouverte, une sorte de “refus d’obéissance” dans le style postmoderne, avec les armes médiatiques de la communication.
C’est alors une crise grave au sein du système américaniste qui s’ouvre. Une question fondamentale vient aussitôt à l’esprit alors que les bruits de guerre contre l’Iran se précisent : les USA peuvent-ils envisager de lancer une nouvelle opération de guerre majeure avec un chef si ouvertement contesté par les chefs militaires? (Et l’on sait ce que “chef” veut dire avec Rumsfeld. Constitutionnellement, le secrétaire à la défense n’est que l’exécutant des consignes du président et son autorité une délégation de celle du président, — le président est, toujours constitutionnellement, le véritable “commandant en chef” suprême des armées et les généraux dépendent formellement du président. Mais cette réalité constitutionnelle n'est que formelle; elle est plus ou moins forte selon les hommes. La faiblesse de GW et la forte personnalité de Rumsfeld, l’influence du second sur le premier, font de Rumsfeld un secrétaire à la défense un peu plus “chef” des armées que ses prédécesseurs. Par contre, les généraux, dans leurs critiques, se réfèrent in fine à la lettre de la chose, parlant de Rumsfeld comme d'un “partenaire” qui ne joue pas son rôle, plutôt que comme d'une autorité indiscutable; cette phrase de Batiste à CNN le montre, qui mélange curieusement la notion de “leadership” (direction) qui ne sait pas assurer un “teamwork” (travail d'équipe): « We need leadership up there that respects the military as they expect the military to respect them. And that leadership needs to understand teamwork. »)
Il s’agit d’un facteur intérieur qui pourrait être conduit à prendre un poids très spécifique dans la politique étrangère belliciste de Washington. Au-delà, selon l’écho et l’amplification du phénomène, c’est la légitimité du président qui est en cause ; elle l’est d’autant plus que GW met, lui, tout son poids dans son soutien à Rumsfeld ; Rumsfeld est “son homme” et ce président a été jusqu’à refuser à au moins deux reprises son offre de démission (en 2004, au moment du scandale de la prison d’Abou Ghraib). L’attaque contre Rumsfeld est une attaque contre GW Bush. D’ici à ce qu’elle devienne une attaque contre la politique générale des Etats-Unis, il n’y a qu’un pas.
A l'inverse, et considérant l'ampleur que commence à prendre cette fronde, une démission de Rumsfeld serait une chute terrible du crédit et de l'autorité de l'administration et du président. Ce serait également une capitulation du pouvoir civil face à ses propres généraux, presque un épisode d'une de ces anciennes “républiques bananières” d'Amérique du Sud, une sorte de pronunciamento postmoderne réussi. Si la “révolte des généraux” s'amplifie, c'est vers une épreuve de force qu'on va (avec, pour arranger les choses, l'entrée probable du Congrès dans la danse).
Attaquer l’Iran dans ces conditions?
[Post-Scriptum: la “révolte des généraux” n'affecte guère l'USAF (et la Navy), services peu impliqués en Irak. Pour l'USAF, il s'agit de rester en bons termes avec Rumsfeld, et voici pourquoi: voyez notre autre F&C du jour.]
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