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20 avril 2006 — Nous signalons aujourd’hui, dans notre “Bloc-Notes”, deux articles qui nous offrent l’exemple parfait d’une contradiction historique qui a valeur exemplative et pédagogique pour un des événements les plus pressants de notre temps. (Importance essentielle de l’Histoire et de ses leçons, et des erreurs répétées, on le comprend.)
Si c’est un débat (la cause de la Grande Dépression) qui semblerait à première vue appartenir au passé, à l’Histoire, il apparaît très vite qu’il nous conduit à l’essentiel. La conclusion des auteurs (Niall Ferguson et Thomas Falley), revenus à notre époque à la lumière des années 1920, est évidente même si elle s’accompagne des prudences habituelles. Si Ferguson et Falley chargent leurs titres de points d’interrogation, on sent bien que ces amabilités de forme cachent à peine la réponse qui est là, devant nos yeux, dans le spectacle du monde. (Les titres: « Globalization's second death? » [Ferguson] ; « Could Globalization Fail? » [Falley].)
Nous ne cessons de répéter notre stupéfaction du débat en cours en France (le “déclinisme”) parce que la France ne s’adapte pas à la globalisation, — alors que, de toutes parts, s’inscrivent des analyses de plus plus en précises sur la fin imminente, sinon en train de se réaliser, de la globalisation, — et la plupart de ces analyses pour déplorer la chose, puisqu’il s’agit de partisans plus ou moins avérés de ce processus (voir Ferguson), et donc d’autant plus convaincants pour notre propos. Ces messieurs les déclinistes français, parés des ors de leurs intelligences théoriques et de leurs rationalités, nous instruisent des “réalités” du monde dans 10, 20 ou 30 ans telles qu’ils les déterminent à coup sûr ; ils ont la vue divinatoire braquée au-delà de l’horizon ; nous leur conseillons la vue basse mais perçante, pour s’intéresser aux réalités du monde dans deux ans, dans un an, dans six mois, — tiens, aujourd’hui même.
Que les déclinistes français méditent cet extrait du texte d’introduction de Falley sur YaleGlobal.com : « Activists are not alone in grumbling about globalization. Financial crises in Latin America, government restrictions of foreign takeovers in Europe, increased outsourcing of both blue- and white-collar jobs in the US, and potential loss of social benefits in all countries have increased anxiety about globalization in recent years. Even supporters of globalization wonder if the process could hit a limit and then collapse. »
Trêve d’acidité, passons au principal.
Le sentiment actuel, nourri par la montée en flèche du néo-protectionnisme un peu partout, — en Europe certes, mais aux Etats-Unis également, — est celui d’une débâcle imminente de la globalisation. Au “patriotisme économique” français répond le “nationalisme économique” de Hillary Clinton & compagnie (voir l’affaire DPW/ports américains). A côté de la dose habituelle de démagogie, il reste que ces comportements répondent à une attente populaire autant qu’à un réflexe naturel de protection du bien public, — et qu’en cette circonstance, ô surprise, la tendance française et la tendance américaine se rejoignent. Cela n’implique aucun changement du jugement général sur le système américaniste ; cela signifie simplement que, dans les pires circonstances et dans les pires systèmes, les pressions des grands courants historiques parviennent à trouver leur voie, à une occasion ou l’autre. Il s’agit de le noter et d’en tirer arguments et enseignements. Il s’agit également de noter que “patriotisme économique” et “nationalisme économique” répondent à des réflexes de sécurité nationale bien plus qu’à des réflexes économiques. Le problème impliqué par ces deux tendances, comme par la chute de la globalisation, est fondamental pour l’identité et la souveraineté des nations, c’est-à-dire pour ce qu’il reste d’équilibre à notre civilisation ou pour ce qu’il nous faut de référence pour envisager autre chose que cette civilisation-là.
En évoquant le précédent de la vraie chute de la première globalisation (fin des années 1920), Falley évoque la loi Smooth-Hawley de juin 1930 pour lui dénier l’importance que lui accorde par contre Ferguson comme détonateur de la Grande Dépression américaine ; et, dans cette logique, Falley indique que l’échec d’ores et déjà réalisé de l’accord général de libre-échange de Doha (sans doute effectif fin 2006) est plus une confirmation de la fin de la globalisation que sa cause ultime : « The rooster crows at dawn, but does not cause the sunrise. Smoot-Hawley did not cause the Depression. Likewise, trade stalemate and failure of the Doha trade round will not cause the next economic crisis. However, they may coincide, in which event rest assured that globalization boosters will argue causation. »
Notre argument, sans épouser nécessairement tous les fondements de celui de Falley, est surtout complètement opposé à celui de Ferguson. A l’argument économique du libre-échangiste (Ferguson) pour expliquer la Grande Dépression US, nous opposons bien entendu l’argument psychologique (voir notre F&C du 23 février 2006, avec un texte de Philippe Grasset sur la Grande Dépression). C’est à notre sens l’essentiel. Le phénomène principal de notre temps, à la différence des années 1920, peut être décomposé en quelques points :
• Contrairement aux circonstances des années 1920, nous savons précisément au niveau le plus vaste, jusque dans le grand public, ce qu’est la globalisation, ce qu’elle produit, ce qu’elle détermine. Nous savons aussi vastement que ce phénomène est économique, mais aussi culturel, politique, etc., donc qu’il touche non seulement à notre bien-être mais aussi et surtout à notre identité et à notre souveraineté.
• Nous savons (pour ceux qui veulent bien entendre les grondements du monde) que ce qui est en jeu n’est pas seulement un système mais une civilisation universelle. (Ce n’est pas un “affrontement de civilisations” (“clash of civilizations”) parce qu’il n’y a aujourd’hui qu’une seule civilisation, qui est l’universelle civilisation occidentale de la modernité ; et elle est attaquée de toutes parts, y compris et surtout par ses propres effets pervers.)
• Contrairement aux circonstances des années 1920, nous voyons et débattons directement, en toute connaissance de cause (sauf les déclinistes français, en retard d’une quinzaine de métros de l’Histoire), du processus en cours de l’effondrement de la globalisation.
Les conditions psychologiques sont extraordinairement différentes d’avec les années 1920. Notre sensibilité au phénomène de la globalisation et à son recul, voire à sa débâcle, est exacerbée. Il y a une mobilisation, pour et contre la globalisation, qui n’a absolument aucun équivalent dans les années 1920. D’autre part, à côté de la crise de la globalisation per se, il y a divers facteurs de déstabilisation d’ores et déjà existants : toutes les autres crises qui sont plus ou moins liées à la crise de la globalisation (et nous mettons la crise autour du terrorisme dans les crises qui sont liées indirectement à la crise de la globalisation) ; la fragilité et la décadence d’ores et déjà affirmées des démocraties occidentales, et plus précisément, plus particulièrement jusqu’à former une crise à elle seule, de la démocratie américaniste ; les crises “naturelles” ou “crises de survivance”, principalement la crise de l’énergie et la crise climatique.
La situation est incomparablement plus grave qu’à la fin des années 1920, même si elle suit le même schéma. (C’est essentiellement vrai pour les USA, qui sont passés d’une exubérance quasi-métaphysique à une dépression psychologique accélérée, comme avec le krach de Wall Street et la Grande Dépression suivant les “roaring twenties”.) Cela signifie-t-il que les événements seront plus catastrophiques qu’ils le furent dans la période des années 1930, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale? La réponse doit être nuancée selon la définition que l’on donne du qualificatif “catastrophique”. La pire catastrophe des années 1930 n’est-elle pas que la Grande Dépression US, le plus grave événement de l’Histoire de ce pays avec la Guerre de Sécession (Guerre Civile), n’ait pas abouti à une chute du système et à sa transformation complète, mais au contraire à sa “réparation” grâce au saltimbanque de génie que fut Roosevelt, — cela permettant de nous embarquer tous pour un deuxième round d’une globalisation qui avait déjà pourtant largement démontré sa nature absolument maléfique?
Nous sommes à un point de gravité de la crise de la civilisation occidentale où le pire, — la rupture du système, notamment dans son centre états-unien, — est meilleur, c’est-à-dire “moins pire”, qu’une réparation de fortune permettant de poursuivre vaille que vaille, dans des conditions épouvantables de malheur, de subversion et d’oppression, cette aventure insensée. Nous ne disons pas que c’est simple, facile, acceptable et confortable, etc.. Nous disons qu’il est acquis que nous avons un “choix” d'appréciation entre deux catastrophes, dont l’une est trompeuse dans ses résultats (comme avec la Grande Dépression) et l’autre “loyale” dans ses perspectives (comme dans notre temps historique) ; et qu’à ce compte, la pire des catastrophes n'est pas la plus apparemment catastrophique.
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