Chronique d’un printemps français — Rubrique de defensa (extraits), Volume 21 n°13 du 25 mars 2006 et du 10 avril 2006.

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Chronique d’un printemps français

Nous publions ci-dessous, contrairement à l’habitude de présenter une seule rubrique de la Lettre d’Analyse de defensa-papier, deux extraits de deux chroniques de defensa successives, du 25 mars et 10 avril. Il s’agit de deux réflexions sur la France, d’abord le phénomène “décliniste” en France (chronique du 25 mars), ensuite la crise du CPE (chronique du 10 avril).

Il nous a paru intéressant de rapprocher ces deux extraits dans la mesure où l’on met ensemble deux analyses critiques de deux aspects d’une même “crise”, la sempiternelle “crise française”.

D'autre part, on peut consulter un texte F&C, ce même jour de publication sur notre site, qui donne des indications nouvelles sur la crise du CPE en France.

L’exceptionnel banal

Talleyrand disait que « les vrais intérêts de la France ne sont jamais en opposition avec les intérêts de l'Europe ». Nous enchaînons sur cette idée en observant qu'aujourd'hui, malgré tout le tintamarre fait dans le sens contraire, la France est parfaitement accordée à l'Europe. Cette remarque sacrifie, malheureusement, à une forte dose d'ironie. Il y a dans l'actuel courant de communication (parlons de cela plutôt que “courant d'opinion”) qui exprime, en France, que la France est rétrograde, battue, irréformable, etc., quelque chose du sentiment européen face aux grandes forces soi-disant irrésistibles et soi-disant modernistes. L'ironie est à ce degré mais elle est aussi présente à un autre degré.

Comme l'Europe en général (malgré les déclarations officielles), comme on l'a vu dans les rues européennes au début de 2003, la France s'est opposée à la guerre en Irak qui est le moteur des grands courants déstabilisateurs de la période. Les prévisions de ces opposants, les Français en premier, se sont complètement réalisées, avec l'enlisement américain en Irak, la transformation de l'Irak en nid de terroristes, la déstabilisation mise au coeur du Moyen-Orient. S'il n'y a pas de raison de se réjouir de tout cela, il y a bien assez pour dire, avec la plus extrême gravité du monde: “nous vous l'avions bien dit”; et, à partir de cette base qui rend compte d'une certaine lucidité, offrir une critique constructive du système qui conduit à cette sorte d'errements.

C'est le contraire qui s'est produit, notamment du côté des cercles officiels. Rien n'a paru plus pressé que de réintégrer un courant général de complaisance et de dissimulation des réalités explosives qui nous font aller de crise en crise. La France qui avait raison se retrouve donc en “France perdante”. On dira: la réalité de la situation française y invite. Voire. D'abord, les situations nationales un peu partout ne sont pas tellement plus brillantes que la française; ensuite et surtout, il y a, dans l'inspiration et l'élan qui auraient pu être utilisés à partir de cette position des années 2002-2003, bien des arguments pour faire penser que la France aurait pu évoluer de façon bien différente, tant les situations politiques et économiques dépendent des psychologies collectives.

Mais là encore, la France est parfaitement européenne et elle ne fait que traduire à l'extrême et à l'excès, “à la française” dirait-on en pensant au panache bien français, une démarche européenne. Les Européens s'intéressent moins aux réalités du monde qu'aux thèses sur l'apparente réalité du monde qu'ils suivent aveuglément. Il s'agit sans aucun doute d'un mal européen, cette façon qu'a l'Europe de vouloir être elle-même en se conformant à des modèles et à des théories qui ne sont pas elle. Cette illusion l'entraîne et l'enchaîne. C'est la version européenne du mal de civilisation dont souffre l'Occident dans son entièreté. La chose est malheureusement sans surprise. Nous n'avons pas besoin des Barbares pour nous soumettre puisque nous sommes nos propres Barbares.

Les délices du déclin

En 1963, l'historien C.J. Gignoux, de l'Institut, écrivait (dans son livre éponyme sur Joseph de Maistre): « Il est tout aussi plausible de se demander si notre pays n'est pas malade de scepticisme et empoisonné par l'hérésie, en sorte que, par réaction, la cure d'absolu devient tentante, même si la considération de l'almanach invite à l'adapter à notre état. » Cette remarque venait d'un catholique affirmé et traditionaliste et renvoyait évidemment au sens religieux. Elle pourrait être reprise dans un sens plus général, laïc pourrait-on dire, pour la France aujourd'hui. Elle illustre autant l'état de la psychologie française que “la crise de sacré”, ou “crise du sens”, que chacun s'emploie à diagnostiquer.

Cette remarque valait donc en 1963, comme elle vaut, sur le fond, pour 1934-36, pour 1919, au temps du constat fameux de Valery (« Nous, civilisations... »), pour 1870-71 et ainsi de suite. C'est évidemment une constante française que cette “maladie du scepticisme” conduisant à l'auto-flagellation. Le mot souvent répété de J.E.C. Bodley (voir notre Analyse, 10 février 2006), qui date de 1900, reste valable pour 2006: « Je me permets de dire que ces journalistes [français] mécontents formulent leur mécontentement en des termes qui dépeignent la maladie de leur époque plutôt que l’état exact de leur pays. » L'absence de conscience des événements du monde dans le chef des intellectuels français (mot postmoderne pour le “journaliste” de Bodley), lorsqu'ils formulent des jugements catastrophiques sur l'état de leur pays, est un phénomène qui ne cesse de surprendre dans ce pays où la culture et le sentiment de l'universalité sont rois.

Il existe aujourd'hui une étrange situation à cause de la profondeur devenue extrême de la rupture entre le public français et ses élites. La bataille en cours ne porte pas sur une éventuelle adaptation de la France aux conditions de son époque, — dans l'hypothèse où cela serait nécessaire, — mais sur cette opposition. Le résultat est que l'analyse de la situation du monde qui sert d'argument a de moins en moins à voir avec les réalités de la situation du monde, et de plus en plus à voir avec cet antagonisme. Pour les élites françaises, le libéralisme ne cesse d'être chargé de vertus nouvelles parce que l'opinion publique ne cesse de s'y opposer. C'est tout juste si l'on jette un coup d'oeil sur l'état du monde pour voir quel est l'état de ce libéralisme, et encore ce coup d'oeil est-il évidemment jeté au travers de verres évidemment déformants.

Le paradoxe qui résulte de cette évolution est que ces élites françaises semblent de plus en plus singulièrement déconnectées de l'état du monde. Elles plaident la nécessité pour la France de cesser de se distinguer par goût du passé, par son conservatisme, par son “ringardisme”, pour s'adapter aux conditions nouvelles, — pour s'adapter, puisqu'il le faut, à la globalisation. Le discours présuppose nécessairement que la globalisation est l'unique voie à suivre, et que c'est une voie à la fois irrésistible, triomphante et bonne. On sait bien que l'évidence dit exactement le contraire: la globalisation est de moins en moins l'unique voie à suivre, elle n'est plus du tout irrésistible, elle ne cesse d'essuyer des revers, elle s'avère de plus en plus perverse. Nous n'en sommes plus à nous interroger sur le fait de savoir si ces mises en question sont judicieuses mais sur le constat que ces mises en question sont désormais des faits puissants et pas loin d'être irrésistibles.

Symétrie contradictoire des élites françaises et américaines

Observant l'Amérique, Tocqueville avait conclu que le grand danger qu'elle courait serait de se retrouver prisonnière de sa majorité. Il semble bien que nous y soyons. Commentant la situation aux USA après l'abandon de la gestion des ports US par la société de Doubaï DPW, Edward Luce, du Financial Times, observait le 10 mars que, dans ce cas, le Congrès avait complètement ignoré le président jusqu'à l'humiliation, tandis que dans un autre, presque parallèlement, il se soumettait à lui en abandonnant l'enquête sur l'espionnage illégal des citoyens américains. Luce poursuit: « How to reconcile these two developments? The answer is public opinion. One clear lesson from the Dubai PW controversy is that Democrats and Republicans alike chose to follow rather than to shape public opinion. » (Sur les écoutes illégales, au contraire, le public est majoritairement favorable.)

La faiblesse extraordinaire du pouvoir politique aux USA se mesure effectivement à cette sorte de situation. Malgré la mise en condition, le virtualisme, les montages, etc., notamment sur les questions de terrorisme et sur l'Irak, le pouvoir politique se retrouve de plus en plus avec comme seule référence l'opinion de la majorité. Il s'agit d'un développement remarquable post-9/11, où l'on avait cru d'abord que le pouvoir politique prenait en main, presque d'une façon arbitraire (certains dénoncent aux USA un processus de “fascisation”), la direction du pays, imposant sa volonté, ses conceptions, sa politique. On découvre aujourd'hui, après les échecs divers, dont l'Irak en premier, que l'autorité artificiellement renforcée de ce pouvoir s'est complètement délitée. Le pouvoir politique et les élites washingtoniennes courent derrière l'opinion publique. (Le paradoxe absurde est que, dans certains cas, cette opinion a été manipulée et est manipulée par ce pouvoir, ce qui conduit à des blocages ou à des incohérences extraordinaires où le pouvoir politique est indirectement prisonnier de ses propres manipulations...)

La situation en France est inverse, — mais elle est finalement de même substance. Les élites (le pouvoir politique en général inclus, mais d'une façon plus ambiguë à cause des nécessités électorales) sont prisonnières. Leur prison, c'est leur hostilité aux opinions de la majorité de l'opinion publique. Une opinion générale va de pair avec cet emprisonnement, qui est le mépris, ou la faible considération pour cette opinion publique, — en général jugée tout juste bonne à être éduquée in extremis (on parle alors de “pédagogie”) pour voter comme il convient. Ainsi ces élites lancent-elles des aventures qui paraissent à leur raison gagnées d'avance et qui se terminent en catastrophe (le référendum de mai 2005).

Le sentiment des élites françaises est résolument décliniste, comme il l'est à peu près depuis le siècle de Louis XIV, ou bien depuis Jeanne d'Arc qui fut victime de leur hostilité. Elles jugent avoir raison parce qu'elles “disent la modernité” mais constatent que l'obscurantisme du peuple français interdit à cette vérité de se manifester. Ces élites prennent le reste du monde à témoin de cet obscurantisme et de la difficulté de leur propre destin: être les élites les plus intelligentes du monde (c'est connu) d'une population aussi bornée. Mais le témoin (le reste du monde) a d'autres préoccupations que d'écouter les geignements des élites françaises.

Amertume du “déclinologue”

Tout l'argument décliniste tient dans la faiblesse de la France, voire son “ringardisme”, économique, technologique, conceptuel, pays-lambeau à la traîne des autres, bientôt oublié. La France ne compte plus, n'a plus aucune capacité d'influence, etc. C'est fort simple, la France est tellement faible ... qu'elle fait basculer l'Europe! Ce paradoxe orwellien (plus je suis faible, plus je suis fort) tient tout entier dans la plume de Nicolas Baverez lorsqu'il écrit (Les Échos du 8 mars), — où l'on voit le fameux “homme malade”, d'une pichenette villepinesque, réussir ce que le brillant Tony Blair n'avait pas réussi dans l'autre sens, — faire basculer l'Europe! « La nouveauté tient au fait que, non contente d'être l'homme malade des démocraties développées, la France a entrepris de contaminer l'Europe en exportant la bouffée nationaliste et protectionniste qui l'a saisie, au risque de faire basculer l'Union de la panne à la désintégration. Après avoir ruiné l'Europe politique avec l'échec du référendum sur le projet de Constitution, la France menace aujourd'hui directement le grand marché et la monnaie unique par son accès de protectionnisme, qui fait des émules en Italie, en Espagne, voire en Allemagne. » ... Peut-être l'“homme malade” fera-t-il bientôt basculer le reste du monde, y compris GW? (Voir plus loin...) Quelle puissance, en vérité, — et quelle amertume rageuse dans la plume du théoricien.

Ce paradoxe du raisonnement qui cherche à trop démontrer la valeur d'une thèse par l'absurde, par l'affirmation ironique de son contraire, est le produit d'une évidence de situation parce qu'il rencontre une situation réelle. La pensée le cède au constat d'une réalité pressante, qui agit sous nos yeux.

Il est vrai que le mouvement “de protection” de l'économie est aujourd'hui d'une prodigieuse puissance, qu'il éclate comme la conséquence, — phénomène des explosions en chaîne, — d'une crise parvenue à la maturité de son explosion. Contre cela, le dogme libéral est simplement submergé, emporté par la marée galopante de la réalité. Il tente quelques actions de résistance mais elles sont à peine retardatrices. Une source, à la Commission européenne, remarque qu'« aujourd'hui nous viennent de partout, de nombre de pays et d'autorités, des décisions, des mesures, des restructurations tendant, à très grande vitesse, à mettre en place des systèmes de protection de l'économie. Il n'est plus temps de discuter. On sent qu'il y a partout cette attitude: “Maintenant, il faut protéger notre économie, notre puissance, face aux poussées prédatrices”. »

Le cas de la Commission européenne est évidemment exemplaire. Cette institution s'est, depuis la présidence Delors, régulièrement discréditée par son dogmatisme, ses tendances conformistes qui semblent multiplier les conformismes nationaux, son “économisme”, — cette tendance à réduire tous les problèmes à leur aspect économique, avec le refus de prendre en compte les dimensions réellement politique et stratégique. Elle laisse ainsi les peuples européens dans l'impression d'un organisme acharné à imposer des règles internes qui paraissent attentatoires à leurs souverainetés, et singulièrement inactif dans le domaine de la promotion ou de la défense des intérêts européens, pris dans leur sens le plus large. Toutes les recommandations de la Commission sont perçues avec suspicion, et c'est le cas de sa lutte contre le néo-protectionnisme.

Qui influe sur qui? L'Amérique de GW Bush est-elle fâcheusement influencée par la France?

Revenons-en aux vitupérations de Nicolas Baverez, à son constat furieux de voir l'Europe conduite dans le domaine maléfique du néo-protectionnisme par la France. Ne devrait-il pas ajouter l'Amérique comme on le suggérait d'abord en guise d'ironie provocatrice? L'évolution de l'affaire des ports américains avec l'abandon (le 9 mars) de leur gestion par la Dubaï Port World (DPW), représente un de ces événements marquants dont on peut dire qu'il a évidemment une dimension politique considérable, — même s'il prétend n'être qu'économique. Interrogé par la télévision CNBC, le secrétaire au trésor Snow a fait ces remarques, — où l'on comprend bien que les dénégations du ministre répondent à autant de préoccupations qui sont désormais dans nombre d'esprits: « I don’t view this as anything but an isolated incident. We don’t want to be isolationist. We don’t want to turn our backs on the rest of the world. »

Il est remarquable que Snow parle de l'isolationnisme, — pour dénier qu'il y en a, — alors qu'il aurait pu, qu'il aurait dû ne parler que de protectionnisme. Mais la matière est politique parce qu'elle est fondamentale. C'est ce que nous indique Irwin Stelzer, directeur des études de politique économique au Hudson Institute, lorsqu'il définit de la sorte l'issue de cette affaire telle qu'elle a été forcée par le Congrès des États-Unis: « This might be one of those turning points in economic and political affairs. In economics, we might be seeing the end of the era of free trade. In politics, we might be witnessing the reemergence of nationalism and its close cousin, protectionism. »

Au fait, que va dire Baverez de ce cas? Que « l'homme malade des démocraties développées » a non seulement infecté l'Europe, mais la Grande République elle-même? Nous allons de surprise en surprise quant à la puissance d'influence de ce pauvre pays décharné et à la dérive, comme nous le décrivent nos “déclinistes”.

Redevenons sérieux, bien sûr. Dans cette occurrence, la France n'est en rien le moteur de quoi que ce soit, ni en Europe, ni vis-à-vis de l'Amérique, dans un domaine où les choses se développent d'elles-mêmes avec tant de puissance. (Il y a un extraordinaire paradoxe, révélateur d'attitudes inconscientes significatives quant à l'estime qu'ils ont de la réalité du rapport des forces, et de la puissance de leur propre pays, de voir ces “déclinistes” ainsi parer la France de tant de poids d'influence, — même s'il s'agit d'influence négative, le poids est bien là.) L'attitude de la France s'inscrit évidemment dans un courant général, — peut-être le dit-elle plus haut que les autres, avec son imprudence habituelle de ne pas assez dissimuler, ou bien peut-être le dit-elle fort mal. Le cas américain, par sa limpidité, a l'avantage d'exposer clairement le dilemme qui frappe “les démocraties développées”. Le cas français a la particularité de nous éclairer, volens nolens, sur la réalité profonde du mouvement en cours, sur sa signification, sur la puissance et la force de la bataille en cours. L'expression “patriotisme économique” contient effectivement toutes ces données, pour ceux qui veulent y songer plutôt que s'enfuir aussitôt dans un mouvement de dégoût. Dans ce cas, comme dans bien d'autres, la puissance intrinsèque du langage, sa substance même suppléent à la faiblesse et à l'impuissance de ceux qui en usent.

(Extrait de “de defensa”, Volume 21 n°13 du 25 mars 2006)


Le système marche

Plaisante-t-il, Ambrose Evans-Pritchard le bien nommé, lorsqu'il écrit dans The Telegraph du 28 mars: « In the long-run, France will out-perform, perhaps reclaiming its 18th-Century title as the Continent’s hegemon, as it alone has avoided a collapse in birth rates. But it may have to look into the abyss first. » Evans-Pritchard parlait de la situation de la crise-CPE et même Richard North s'y est trompé, — ou bien a-t-il eu raison? — et a pris la remarque au sérieux, en protestant bien entendu... Mais peut-être, tout simplement, ironique ou pas, a-t-il raison? La France est la Grande Nation, habituée des abysses et habituée d'en revenir. Qui n'aurait pensé à la fin de la Grande Nation le 21 juin 1940? Qui aurait cru qu'un homme croyant le contraire et l'affirmant trois jours plus tôt avait raison, que la France serait à la table des vainqueurs en 1945, qu'elle serait indépendante et maîtresse de sa puissance nucléaire un quart de siècle plus tard?

Les contestataires du CPE, c'est entendu, sont intéressants dans la mesure où ils dépassent si largement le cas du CPE qu'on en oublierait le motif un peu dérisoire de cette grande explosion par ailleurs assez bien contrôlée (l'habitude et, peut-être, une certaine complicité cachée entre les soi-disant adversaires?). La période actuelle peut être appréciée comme une explosion de plus d'une crise générale qui s'exprime diversement mais qui montre une continuité chronologique remarquable (en remontant le temps: crise des banlieues de l'automne 2005, référendum européen négatif de mai 2005, présidentielles de 2002 avec Le Pen au deuxième tour, etc.). La remarque annexe est que les choses s'accélèrent tout en étant contrôlées. Il n'est pas sûr que ce soit une classe contre une autre, la rue contre le pouvoir, etc. On peut considérer comme ne manquant pas d'intérêt l'hypothèse d'une machinerie complexe exprimant avec les moyens du bord mais d'une façon sophistiquée une attitude fondamentale. Le “message” est important.

Le jugement essentiel à ajouter, qui effleure bien peu de commentateurs français enfermés dans leur raisonnement hexagonal au nom de belles thèses d'ouverture européenne ou de la globalisation, est qu'il ne s'agit pas d'une spécificité isolant la France comme une pestiférée du reste du monde. Il s'agit du contraire, exactement. Lorsqu'il commente (le 29 mars) le mouvement en France, William Pfaff prend bien soin de le qualifier d'“européen” et de le mesurer comme en avance du reste (les Français “européens” et à la pointe du progrès: de quoi se plaignent les commentateurs assermentés du système?): « It seems to me that this European unrest signals a serious gap in political and corporate understanding of the human consequences of a capitalist model that considers labor a commodity and extends price competition for that commodity to the entire world. In the longer term, there may be more serious political implications in this than even France's politicized students suspect. What seems the reactionary or even Luddite position might prove prophetic. » Il est nécessaire d'observer la crise française comme un événement européen, sinon un événement de la globalisation, et nullement un événement spécifiquement français.

Crise et contre-emploi

La France est-elle paralysée? On pourrait l'avancer, — comme d'habitude, dira-t-on, tant cette crise française nous semble continuellement recommencée depuis mai 68. Mais cela serait peut-être trop s'avancer. La particularité qu'illustre cette édition de la crise, confirmant d'ailleurs une tendance qui s'est affirmée ces dernières 10 ou 15 années, c'est que cette sorte de crise spasmodique aussitôt interprétée également comme un signal de plus de notre crise générale de civilisation, semble pouvoir se faire sans que le désordre général s'installe.

Mais plus encore, — cette crise-là est franchement curieuse, une sorte de comédie dramatique où tout le monde porte des faux-nez et des postiches. Tout le monde y joue à contre-emploi et chacun semble jouer comme s'il jouait le jeu de l'autre. Rarement les commentateurs français n'ont été aussi indifférents aux circonstances extérieures, élevant la vision dite “franco-française” au niveau du grand art, alors que ces circonstances extérieures éclairent évidemment le sens profond de la crise et procurent une vision encore plus intéressante de la complexité et du paradoxe qui la caractérisent.

Si l'on veut schématiser mais en s'appliquant à le faire en fonction de la perception, qui est l'essentiel aujourd'hui de la substance des analyses politiques, on comprend que le CPE est un instrument de la globalisation; qu'il est considéré par la pensée conformiste comme une mesure “progressiste” nécessaire et qu'il est contesté par un courant qui aime se vêtir des atours progressistes et révolutionnaires; que cette mesure progressiste en faveur de la globalisation est voulue par un homme qui passe pour être un adversaire de la globalisation et du soi-disant “progressisme” qui va avec; que celui qui, au sein du gouvernement français, est censé être partisan de la globalisation et de son progressisme est perçu in fine comme pas loin d'être l'adversaire de ce même CPE... On dira que tout s'explique par les concurrences et les affrontements politiques?

Élargissons notre champ d'investigation. Partout la globalisation est l'objet d'attaques (de contre-attaques plutôt) puissantes, jusque dans le pays qui en est la matrice (les USA et l'affaire DPW/ports américains). La globalisation malade est donc de facto défendue en France par un gouvernement qui se targue par ailleurs d'être un des critiques les plus violents et les plus profonds de cette globalisation.

L'extrémisme des défenseurs orthodoxes de la globalisation frôle la perte du contrôle de leurs nerfs, comme on voit ces jours-ci dans l'activisme et les interventions diverses des Commissaires européens. (Oui, si jamais il devait rester une citadelle de la globalisation hyper-libérale debout, ce serait celle-là: la Commission européenne.) Quelle est la cible privilégiée de cette fureur sans frein? La France, — non pas les manifestations anti-CPE mais le gouvernement qui a promulgué le CPE et qui le défend, — ce gouvernement accusé de la tare du “patriotisme économique”. Autres accusés notamment, aux côtés de la France: l'impeccable et prospère pro-européen Luxembourg et le fleuron de la “New Europe”, pro-américaine et anti-française, la Pologne.

Mais l'on s'en doute. Il n'y a aucune raison de s'exclamer ni de se frotter les yeux devant tant de contradictions. Cette complexité et ce paradoxe général sont choses normales et définissent autant la situation du monde que celle de la France.

Qui comprendra ce qui se passe en France? Le sarcasme anglo-saxon ne suffit décidément plus

Présentant le 26 mars la thèse selon laquelle France et Allemagne sont en train de s'éloigner l'une de l'autre, le magazine Business de Londres rapporte certaines craintes qu'on recueille à Berlin. Bien sûr, il est question des tendances (néo) protectionnistes françaises. Et pour l'avenir, pour 2007 et ses présidentielles? « The fear in Berlin is that the coming French presidential election will accentuate these tendencies. The idea floated by France’s leading right-wing candidate, Nicolas Sarkozy, for an inner group of big European countries to take the lead runs counter to the view in Berlin, which sees itself as developing close ties with smaller member states in east and central Europe. »... Envolée, l'image idyllique d'un Sarko aux côtés de Merkel, dans une conférence de presse parisienne qui semblait comme l'annonce d'une nouvelle période de l'Europe et du monde. Tout cela n'a duré qu'un seul été.

Nous vivons une époque étrange. Rythmée par les incantations économiques, caractérisée par des hommes politiques dont la condition de l'accession à leur position est d'abandonner tout projet politique qui ne sacrifiât l'essentiel à l'économie, donc d'abandonner toute légitimité sérieuse, elle exige pourtant de ces hommes politiques arrivés au pouvoir qu'ils réduisent les grandes tendances populaires qui marquent l'identité des nations lorsqu'elles s'opposent au bulldozer économique. Mais les hommes politiques, pour se maintenir dans un système qui insiste pour le maintien du mécanisme démocratique qui le favorise, sont obligés de s'appuyer sur les courants populaires. Ils n'ont plus la force d'imposer leurs propres visions; d'ailleurs ils n'en ont pas, — ni force, ni vision. Leur habileté se mesure à cette capacité d'épouser ces courants populaires identitaires en donnant l'impression que c'est l'expression de leur conviction et la colonne vertébrale de leur vision. Ainsi acquièrent-ils ce qu'ils espèrent être une légitimité.

La France est, dans notre époque de mépris de la vision politique, le pays le plus conforme à ce modèle, avec ses mouvements populaires identitaires très affirmés. La confusion décrite plus haut se termine nécessairement par une situation où des hommes politiques déchirés finissent par se rapprocher des courants populaires. Plus ils paraissent fermes et décidés, comme l'est Sarkozy, plus vite ils réaliseront l'opération décrite ci-dessus d'exprimer leur résolution en épousant les grands courants populaires identitaires. L'analyse berlinoise rapportée par Business est probablement juste.

Ce n'est pas qu'on détaille ici, sans le dire, des arguments électoraux (en faveur de Sarko). On ne fait que décrire une situation qui a la forme d'une fatalité. L'extraordinaire puissance du mouvement économique (la globalisation), en pulvérisant l'homme politique en tant que catégorie humaine spécifique, l'a mis à merci, non de sa propre puissance de globalisation mais de la volonté populaire et de ses pressions obligeamment répercutées par les moyens de la communication (autre trouvaille...). Ce n'est pas pour rien que Washington subit, aujourd'hui, la terrible “tyrannie de la majorité” dont Tocqueville craignait l'avènement, — crainte non exempte d'ironie, car cette tyrannie signifie l'échec de la démocratie que Tocqueville n'aimait assurément pas.

Ce qui se passe en France est donc écrit, sinon une fatalité à laquelle il faudra se soumettre. L'alternative, le décret sur la dissolution du peuple cher à Bertold Brecht, ne marche pas.

La Nation retorse

Chaque crise est une occasion de mettre la chose en évidence, — le paradoxe français. Les exemples abondent, qui montrent ce pays ennemi acharné de la globalisation, défenseur des souverainetés et des identités bafouées, par conséquent dénoncé comme “frileux”, refermé sur lui-même, archaïque, — ce pays pourtant avec tous les signes du contraire...

Deux exemples très récents, au coeur de la crise, d'ailleurs exposés pour éclairer le paradoxe de la crise, deux exemples parmi une foultitude d'autres. D'abord, le même Ambrose Evans Pritchard, dans son même article du 28 mars: « The [French] body-language is more hostile than the reality. Some 42pc of shares in the CAC40 blue-chip listings of the Paris bourse are foreign-owned, compared with 33pc for the London’s FTSE 100. ». Autre exemple, le constat de l’OCDE, extrait de son Factbook 2006 présenté à Bruxelles le 28 mars également, — une OCDE pourtant pas tendre pour la France: « La section spéciale du “Factbook 2006” consacrée à la “globalisation économique” est d’ailleurs instructive puisqu’elle démontre que la France figure parmi les pays les plus engagés dans ce processus, en dépit des craintes exprimées par ses habitants dans les sondages. Quatrième exportateur mondial de services, la France est également bien placée sur les biens de moyenne et haute technologie. Elle arrive au 4ème rang comme pays d’accueil mais aussi d’origine des investissements directs étrangers. »

Tous ces constats conduisent nos commentateurs à s'interroger: pourquoi la France, si performante, n'adhère-t-elle pas au courant globalisant? Nos commentateurs voient un peu court. La France n'a pas attendu l'engouement actuel pour la globalisation pour être novatrice et inventive. Sa position dans le flux mondial du progrès est donc naturelle, sinon historique. C'est avec cet arrière-plan à l'esprit qu'on pourrait nuancer décisivement la question ci-dessus: pourquoi la France, si performante, si “mondialisée” en un sens, rejette-t-elle la globalisation? La réponse tient alors de l'évidence et tout s'explique. Si bien placée dans le courant de l'innovation par tradition historique, et par conséquent naturellement bien placée dans la globalisation, la France sait de quoi il retourne. Placée comme elle l'est, elle peut regarder le monstre au fond des yeux. Pour cette raison de l'expérience directe, elle est inquiète, elle le dénonce et le rejette. Des performances économique, la France peut faire; mais elle sait, de vieille mémoire historique, que cela ne suffit pas pour faire tenir une civilisation.

Le jugement à cet égard est une question de point de vue. Si l'on se soumet à la tyrannie du conformisme, on écoute une élite française décadente et psychologiquement corrompue, qui peint un tableau évidemment comptable de ce conformisme. Nul besoin de la presse anglo-saxonne pour cela, la française suffit amplement. Mais l'enjeu ne peut être mesuré qu'en se débarrassant de cette tyrannie. A ce point, dans un monde en ruine où chacun entretient sa version nationale de notre crise de civilisation, la France, avec sa propre crise, dispose des outils qui permettent une position intuitivement et justement critique, et justement critique parce qu'intuitivement trempée dans la perspective de l'Histoire. Cela n'est pas pour affirmer que la France actuelle est vertueuse, parce qu'elle l'est encore moins que les autres, mais pour constater qu'elle est la seule de son genre à pouvoir sonner l'alarme.

La France au coeur du système occidental et son plus ardent critique: pays du dedans et pays du dehors à la fois

Cette position singulière de la France caractérise ce pays comme étant, par rapport au système, à la fois “du dedans” et “du dehors” (comme la Russie peut être jugée en-dedans et en-dehors par rapport à l'Europe, selon l'appréciation qu'on en a). La France est un pays sans aucun doute à l'intérieur du système, et qui en applique les règles pour son activité avec un brio qui la distingue de nombreux autres et la place parmi les plus créatifs dans cette activité; en même temps, elle est le pays le plus fondamentalement critique du système. Ce n'est pas un pays du-dehors, exclu par l'histoire ou par la géographie, et qui, pour une raison ou l'autre, par un moyen ou l'autre, se révolte et met en question l'ordre existant; ce n'est ni un Venezuela ni une Russie. Les critiques furieuses contre la France, pour son “inadaptation” au système, sont démenties par les faits et par les chiffres. La France refuse moins de “s'adapter” au monde moderne, ce qu'elle a fait et fait beaucoup plus et beaucoup mieux que bien d'autres, parfois en position d'inspiratrice à cet égard, — elle refuse moins de “s'adapter” au monde moderne que de “s'adapter” à ce qu'elle perçoit, dans le monde moderne, comme une tendance affirmée vers ce qui peut être considéré comme un suicide collectif. Là aussi, son refus est justifié par les faits et par les chiffres.

Les Français, et surtout la majorité des membres de l'élite française, ne sont pas les meilleurs juges de la position de leur pays, encore moins les avocats de la course qu'il suit. En général, ils épousent avec un zèle étrange la position du procureur, s'empressant de s'affilier au “parti de l'étranger” toujours refondé. Cela brouille les apparences et conduit à des jugements infondés. On estimera cette occurrence assez négligeable, par rapport à l'enjeu que la position naturelle unique de la France permet de mettre à jour.

Nous n'observons pas tout cela pour couronner la France ou lui tresser des lauriers glorieux mais, au contraire, pour mettre en évidence la responsabilité particulière qui échoit à ce pays. Le moins qu'on puisse observer et décompter aujourd'hui est que bien peu de ses dirigeants et de ses intellectuels sont conscients de cette responsabilité. A l'occasion, quand ils ne la critiquent pas comme il est fait couramment à Paris, ils se servent de cette singularité française pour une gloriole momentanée ou pour une élection pressante, sans distinguer les devoirs auxquels ils sont soumis. Ils ne distinguent pas combien la singularité française enjoint à ce pays de poser des jugements qui se libèrent des chaînes du conformisme général et de promouvoir des politiques qui sont nécessairement impopulaires dans les cercles dirigeants occidentaux.

La période actuelle montre, en France, une confusion considérable à cet égard. Il est dit, à propos du rôle de la France, bien des sornettes et nombre de contradictions. L'actuelle crise française a ses racines dans la tension entre cette confusion et l'évidence du rôle que doit tenir ce pays. Ce n'est pas pour rien si la France connut, durant la crise irakienne et son développement à l'ONU (2002-2003) une période d'apaisement intérieur et de quasi-unanimité nationale. Sa politique était en accord, non seulement avec ses principes mais avec sa nature même. Les circonstances, encore plus que les hommes, étaient la cause de cette convergence; qu'importe, le résultat était là. La situation est aujourd'hui dans une perspective différente.

L'enjeu du nouveau monde

L'étrange réalité est que c'est sa propre crise, par ce qu'elle révèle des réalités et par la façon dont elle les éclaire, qui instrumente la France, qui lui donne sa place dans le monde moderne, qui lui donne toute son existence. (Sans la crise, la France n'existerait pas en tant que nation importante.) La crise doit être perçue dans toutes ses dimensions (c'est autant la crise du CPE que son répondant extérieur, la crise du “patriotisme économique” dont la France est une des promotrices en Europe); elle impose des responsabilités particulières à la France par rapport aux autres. Il n'est assuré en aucune façon que la France réalise cette idée en apparence saugrenue ni qu'elle accepte cette perspective, ni, encore moins, qu'elle comprenne la signification de cette responsabilité.

Pourtant, cette idée devrait être compréhensible et acceptable. La crise, comme on l'a vu, est quelque chose de long qui s'exprime par des explosions sporadiques, et l'une de ces explosions est le résultat négatif du référendum du 29 mai 2005. Cet épisode éclaire tout le reste, y compris ce qui se passe aujourd'hui, sur la substance de la crise française en tant que manifestation spécifique d'une crise générale. Elle signifie à la France sa responsabilité et lui en donne sa mesure, qui est au moins européenne si l'on se réfère à la géographie, qui est évidemment globale si l'on se réfère aux significations idéologiques qu'on veut donner aux événements.

Cette responsabilité de la France doit s'exercer principalement par sa position dans le concert européen et dans l'évolution qui y est en court. La France et sa crise se trouvent au coeur d'une situation européenne sans aucun doute caractérisée par la confusion. La crise française a la caractéristique d'établir un lien entre la situation intérieure (la crise du CPE) et la situation extérieure (“patriotisme économique” contre les pressions centrales [Commission] pour tenter de sauvegarder le “carcan libéral” qu'impose la politique économique des institutions européennes). La France se trouve devant la tâche de chercher un nouvel alignement politique au travers de la recherche de nouvelles combinaisons d'alliances.

On se rappelle du Britannique Richard North, cet eurosceptique acharné auteur d'un rapport sur la défense européenne qu'on a signalé dans notre rubrique Journal du 10 novembre 2005. North développe le 27 mars (sur son site EURefendum) une théorie selon laquelle l'Allemagne s'éloigne de la France, conduisant la France à mettre en cause le cadre européen et à rechercher effectivement de nouvelles combinaisons. North: « This time round, though, Germany is unlikely to back down, leaving the possibility that France will end up seeking to form new alliances, effectively leading to a break-up of the European Union. » Même si les prémisses et les fondements de l'analyse de Richard North peuvent être discutés, les conséquences sont intéressantes. Elles impliquent une rupture du cadre européen. Il est manifeste que North énonce d'abord le souhait d'une situation qu'il appelle de ses voeux (une rupture du cadre européen par la France sauverait, selon lui, le Royaume-Uni de la tentation de l'intégration). Il est possible, — et c'est notre hypothèse, — qu'il ne fasse également que décrire une situation en cours d'évolution.

La question intéressante est de savoir par quels moyens politiques la France va entériner une évolution fondamentale et irrésistible

Nous sommes entrés dans une période importante qui recèle une situation de rupture fondamentale qui est complètement irrésistible. Elle implique la situation du monde et, plus précisément, la situation européenne qui est absolument mise en question dans sa forme actuelle. C'est l'architecture européenne actuelle avec l'esprit qui l'anime qui est effectivement en cause. La question est de savoir comment la France, généralement reconnue comme le principal État fondateur de cette architecture, va procéder pour en être le principal démolisseur. Il ne faut certainement pas compter, pour y parvenir, sur le jugement ou la stature de ses hommes politiques actuels, — ils manquent singulièrement de l'un ou de l'autre. Il faut plutôt attendre l'essentiel d'une combinaison de l'activisme des tendances historiques françaises et de la résultante des rapports de force entre les dirigeants politiques et l'opinion publique française.

Du point de vue d'une géopolitique globale, la France doit être conduite à des choix que lui impose sa position particulière d'être une nation qui est à la fois au coeur du système et contestatrice du système, — une Nation du dedans et une Nation du dehors. Pour cela, il manque à la France une alliance extérieure. L'option russe est évidente, renouvelant en cela la tactique française habituelle lorsque la France est enfermée dans un imbroglio européen occidental où elle ne trouve plus son équilibre. (Ainsi eut-elle la tentation de jouer avec Alexandre III au début du XIXème siècle, avec la Russie en tant que puissance de revers à la fin du XIXème siècle). Cette fois, il s'agit plus d'une géopolitique globale dépassant largement la géopolitique stricto sensu que d'une géopolitique européenne; il s'agit moins de rétablir une situation européenne que de donner à l'Europe, au travers du bouleversement impliqué, la dimension globale que ce soi-disant rassemblement continental (l'UE) prétend avoir aujourd'hui et que la situation actuelle révèle qu'il n'a pas.

Il s'agit essentiellement, on devrait le comprendre, de quitter une politique accessoire et une politique virtuelle et d'apparence, qui est celle d'une construction européenne d'un autre temps, pour parvenir à saisir le grand courant souterrain de notre Histoire. Si la France parvient à sortir du carcan où elle s'est enfermée, en proposant des schémas de substitution, elle suscite effectivement la mise à jour de ce grand courant historique souterrain qui n'est rien moins que la contestation de la poussée globalisante actuelle à partir du coeur même de la forteresse occidentale de la globalisation. Il ne s'agit rien moins que d'un “Moment maistrien” de l'Histoire, avec la possibilité qu'on puisse passer de l'accessoire et de la tromperie à l'essentiel.

Mais ne parlons pas de “possibilité”. Ce passage qui est une véritable transmutation nous semble évidemment inéluctable tant les tensions sont grandes aujourd'hui. La “possibilité” concerne le rôle que peut y tenir la France. Le paradoxe est que la faiblesse des dirigeants politiques français est un atout. S'ils étaient forts, ils travailleraient pour défendre l'ordre ancien. Affaiblis et médiocres, ils ne peuvent que succomber à la pression de la nature de cette Nation.

(Extrait de “de defensa”, Volume 21 n°14 du 10 avril 2006)